Jean Vanier, le
fondateur de l’Arche, s’est éteint
Ancien officier de marine, Jean Vanier
avait fondé l’Arche en 1964. Il invitait sans relâche à regarder autrement,
avec tout le respect qu’elles méritent, les personnes avec un handicap et
toutes celles qui sont faibles et vulnérables. Il s’est éteint dans la nuit du
lundi 6 au mardi 7 mai.
Il fallait le voir prendre sur ses genoux
un enfant agité d’angoisse, le bercer tendrement, jusqu’à ce que s’esquisse,
chez l’un comme l’autre, un sourire. Il fallait voir son visage s’éclairer dans
la rencontre, des « grands » comme des « petits », et son
regard très bleu allait chercher chacun jusqu’au plus profond de lui-même. Il
fallait le voir pencher en avant son double mètre et parler d’une voix lente et
douce comme s’il méditait tout haut et, soudain, se redresser pour
évoquer l’histoire de Pauline, « en colère avec son corps » après
quarante ans d’humiliation et qui, peu à peu, – « mais c’est un
long chemin » – découvre « qu’elle a une place et
qu’elle est importante » – et « c’est un beau
chemin »…
Tout Jean Vanier était là. Son amour
de l’autre avec ses pauvretés et ses brisures, ses masques et ses
mécanismes de défense, mais aussi sa dignité, sa beauté et sa soif de paix,
d’amour, de vérité, qu’ils soient chrétiens ou non. Sa confiance dans la
vie. Son respect de chacun. Rien n’était plus précieux pour lui que de
témoigner que les plus pauvres et les plus rejetés des hommes sont
particulièrement aimés de Dieu, afin peut-être de convertir les regards et,
sans faire forcément de grandes choses, d’inventer des voies pour vivre et agir
ensemble.
Une « humanité blessée »
Lorsqu’il évoquait sa vie, Jean Vanier
distinguait trois grandes étapes. La première se joue sur mer. Né en 1928 à
Genève, où la carrière diplomatique de son père – ancien gouverneur général du
Canada – avait mené la famille, il avait annoncé à treize ans, en pleine
guerre, son intention de quitter le Canada pour rejoindre la marine
britannique. « Si tu veux, vas-y, je te fais confiance »,
lui avait alors répondu son père. « Ce fut l’un des événements les
plus importants qui me soient arrivés, reconnaissait volontiers Jean
Vanier. Car si lui avait confiance en moi, moi aussi je pouvais avoir
confiance en moi-même. »
Il avait alors navigué durant quatre
années sur des bateaux de guerre anglais, aidé au retour des déportés de
Buchenwald, de Dachau, de Bergen-Belsen, d’Auschwitz dans les visages desquels
il avait reconnu pour la première fois une « humanité blessée ».
Puis rejoint en 1948 la marine canadienne comme officier sur un porte-avions.
La marine, qu’il décrivait comme « un monde où la faiblesse était
à bannir, où il fallait être efficace et passer de grade en grade »,
contribua à structurer sa capacité d’action et son énergie, tant psychique que physique.
« Conversion profonde »
À 22 ans, Jean Vanier la quitte
pourtant « en réponse à une invitation d’amour de Jésus à
tout quitter pour le suivre ». C’est ainsi que s’ouvre la deuxième
étape de sa vie. Désireux de devenir prêtre, il rejoint la communauté de l’Eau
vive – qui rassemble des étudiants de différents pays – et découvre le monde de
la théologie et de la philosophie. Il prépare une thèse de doctorat sur
Aristote, soutenue en 1962 à l’Institut catholique de Paris, passe une année à
l’abbaye cistercienne de Bellefontaine, puis enseigne la philosophie à Toronto
– « Encore un monde d’efficacité où la faiblesse,
l’ignorance, l’incompétence étaient à proscrire », disait-il –
consacrant ses heures libres à visiter des détenus.
Sa carrière d’enseignant plébiscité par
ses étudiants n’aura cependant qu’un temps, car bientôt la rencontre
de personnes ayant un handicap mental bouleverse profondément sa vie. Dans
sa famille, les parcours étaient, il est vrai, souvent atypiques : l’un de
ses frères devint moine trappiste, un autre artiste peintre, sa
sœur médecin a mis en place des soins palliatifs à Londres. Lui
passera désormais sa vie aux côtés des personnes atteintes d’un handicap
mental, et fondera la communauté de l’Arche. « Par ma culture et
mon éducation, confiait-il lorsqu’il évoquait cette nouvelle
étape, j’étais un homme de compétition, pas un homme de communion. Il
m’a fallu opérer une conversion profonde. »
Un échange cœur à cœur avec le Christ
Ainsi résumé, cet itinéraire de vie ne
permet cependant pas de comprendre comment le message de Jean Vanier, ancré
dans son expérience personnelle, est devenu parole universelle, capable de
rejoindre chacun là où il est. Il n’éclaire pas non plus l’un des traits
pourtant essentiel de sa personnalité : son humilité, sa
capacité à reconnaître sa fragilité, ses
erreurs, ses propres blessures intérieures,
sa faiblesse, comme lieu privilégié de l’amour et de la
communion.
Pour mieux saisir qui fut cet homme,
respecté de tous, récompensé du prix Templeton en 2015 et promu au grade de
commandeur de la Légion d’honneur l’année suivante, il importe de revenir sur
les trois rencontres qui l’ont mené à cette « conversion » dont
il disait lui-même qu’elle n’était « jamais terminée ».
La première est celle du Christ, justement,
dont Jean Vanier a, toute sa vie, essayé de se faire « le
disciple », le laissant lui apprendre peu à peu « les secrets
de Dieu », s’efforçant de vivre, d’aimer, de parler comme
lui. Jésus qu’il contemplait à la messe comme en faisant la vaisselle, dans
l’adoration du Saint-Sacrement comme dans l’échange cœur à cœur. Dès 1968, Jean
Vanier a témoigné – au travers de conférences, d’écrits, de retraites, de
rencontres - toujours avec des mots très simples, de son expérience
de vie, réponse à un appel à « rejoindre Jésus là où il est,
caché dans le faible et le pauvre ».
Il a aussi proposé, chaque fois que cela
était possible, la liturgie du lavement des pieds, qui tient une
grande place dans les communautés de l’Arche : « En
se mettant à genoux devant ses disciples, expliquait-il, Jésus montre son désir profond d’abattre les
murs qui séparent les maîtres des esclaves, de détruire les préjugés qui
divisent les êtres humains entre eux. Il veut rassembler, dans l’unité d’un
même corps, tous les enfants de Dieu dispersés. »
« 10 000 membres, avec et sans déficiences »
La deuxième rencontre se situe à
Trosly-Breuil. En août 1964, Jean Vanier s’est installé dans une maison un
peu délabrée de ce village au bout de la forêt de Compiègne, avec Raphaël et
Philippe, malades et handicapés, qui avaient été placés dans un hospice à la
mort de leurs parents. En vivant, mangeant et travaillant avec eux, il a
pris conscience de leur soif d’amitié, d’affection, de communion, mais aussi de
sa vulnérabilité, de ses a priori, de ses ambivalences, de son désir de
contrôler…
« Ce qui était le plus important pour
eux, racontera-t-il souvent, ce n’était
pas d’abord la pédagogie et les techniques éducatives, c’était mon attitude
face à eux. Ma façon de les écouter, de les regarder avec respect et amour, ma
façon de toucher leur corps, de répondre à leurs désirs, ma façon d’être dans
la joie, de célébrer et de rire avec eux… C’est ainsi qu’ils pouvaient peu à
peu découvrir leur beauté, qu’ils étaient précieux, que leur vie avait un sens
et une valeur. Je me suis rendu compte que je ne les écoutais pas suffisamment,
que je devais davantage respecter leur liberté. Peu à peu, ils ne furent plus
pour moi des personnes avec un handicap, mais des amis. Ils me faisaient du
bien et je crois que je leur faisais du bien. »
Moins de soixante ans plus tard,
« l’Arche » – nommée en référence à l’Arche de Noé – est un
gigantesque réseau de 154 communautés, dans 40 pays, sur les cinq continents,
accueillant « 10 000 membres, avec et sans déficiences ».
À la fois maisons familiales, centres d’insertion sociale, les communautés sont
aussi d’étonnants lieux de mixité culturelle et sociale en raison de la
diversité des statuts (salariés, volontaires, bénévoles), des nationalités et
des âges… Elles s’appuient en outre sur le mouvement Foi et Lumière, créé en
1971 avec Marie-Hélène Matthieu, pour rassembler et soutenir les familles et
amis des personnes handicapées.
La communauté sous le choc
Enfin, la troisième rencontre est celle
qui jette aujourd’hui une ombre sur toute la communauté de L’Arche, et même sur
le discernement de Jean Vanier lui-même : elle a lieu en 1950 dans le centre de formation théologique de l’Eau
Vive, fondé deux ans plus tôt par le dominicain Thomas Philippe.
Jean Vanier se sent « porté »vers ce théologien et
philosophe « comme un élève vers un maître. Comme un jeune, aussi,
cherchant quelqu’un pour lui indiquer le chemin de Jésus » (1).
Deux ans plus tard, le père Thomas est
toutefois rappelé à Rome par ses supérieurs : il n’explique pas les
raisons de ce brusque départ et Jean Vanier ne cherche pas à les connaître « parmi les rumeurs contradictoires ». C’est en 1963 que tous deux se sont retrouvés, à
Trosly-Breuil, dans l’Oise, où le père Philippe était devenu l’aumônier du Val
Fleury, une résidence où vivaient une trentaine de personnes ayant un handicap
mental. Jusqu’à son décès en 1993, le père Thomas est demeuré le « père
spirituel » du fondateur de L’Arche, où il célébrait chaque jour
l’Eucharistie à la chapelle de « La ferme », lieu d’accueil et de
prière au cœur de la communauté.
En 2014, alors que la communauté s’apprêtait
à fêter les cinquante ans de sa fondation par une grande fête de famille et
diverses marches, plusieurs femmes ont révélé avoir été violées par le père
Thomas dans le cadre d’accompagnements spirituels. Ses membres sont sous le
choc. Une enquête canonique est décidée, sous la responsabilité de
Mgr Pierre d’Ornellas, évêque accompagnateur de la communauté, qui a
recueilli les témoignages de 14 personnes et confirmé les faits.
Quant à Jean Vanier, l’admiration qu’il
avait pour son ancien père spirituel l’a d’abord empêché de réaliser d’emblée
l’ampleur du mal commis. En mai 2015, il se disait « choqué et
bouleversé » par ces révélations, mais reconnaissait aussi « avoir
été mis au courant de certains faits il y a quelques années » tout
en « ignorant leur gravité »et il réaffirmait surtout
sa « gratitude pour le père Thomas » et pour « l’action
de Dieu en moi et dans l’Arche à travers » lui.
« Souviens-toi que tu vas mourir un jour »
Le courrier a choqué certains membres de
la communauté qui lui ont reproché, et lui reprochent encore, son « silence » sur
ces agissements. Un an et demi plus tard, il reprenait la plume pour
demander « pardon » aux victimes de « ne
pas avoir assez vite mesuré leur traumatisme » et affirmer cette
fois avoir fait « le deuil du père Thomas tel qu’il l’avait
connu ». Lors de la diffusion par Arte, début mars, du bouleversant documentaire
dans lequel certaines de ces victimes témoignaient à visage découvert,
il était déjà trop affaibli pour réaliser le choc produit sur le grand public
(2). « Il n’a pas vu le documentaire et il ne pouvait déjà plus
avoir de conversation sur ce sujet depuis plusieurs semaines »,
confiait alors l’un de ses proches.
S’il est un sujet, toutefois, sur lequel Jean Vanier s’est distingué d’autres fondateurs de communautés nouvelles, c’est celui de la gouvernance. Dès 1980, il a choisi de quitter la responsabilité de celle qu’il avait fondée. « La vieillesse, confiait-il alors, est un passage vers la terre de communion, vers la faiblesse acceptée. Des dépouillements seront nécessaires pour m’amener plus près de la réalité de mon être, car je suis encore attaché à beaucoup de choses, à un certain besoin d’être reconnu et estimé. Il y a encore des systèmes de défense autour de mon cœur ; il y a encore des murs à faire tomber pour que je sois davantage en contact avec la source de mon être et que je devienne ce que je suis en réalité en profondeur. Pour vraiment trouver la communion plénière avec Dieu, je sais qu’il faut aller au fond de l’abîme pour remonter encore plus vivant. »
Il évoquait aussi avec pudeur les
affres de l’angoisse ultime qui envahit à certains moments l’homme à l’agonie,
et dont il fut parfois le témoin impuissant… « Alors, disait-il, il
y a encore l’offrande, mais elle semble si fragile ! La foi, un fil si ténu, mais elle donne un peu de cette espérance qui demeure. »
« Souviens-toi que tu vas mourir un jour », était le 10e et dernier conseil qu’il a donné pour ses 90 ans, en septembre 2018. Victime d’une crise cardiaque en octobre 2017, il alternait les périodes de repos, à Trosly, et de brefs séjours à l’hôpital. Il est décédé dans la nuit du lundi 6 au mardi 7 mai.
(1) Un cri se fait entendre. Mon
chemin vers la paix. Jean Vanier, avec Françoix-Xavier Maigre. Bayard,
200 p., 14,90 €.
(2) Sœurs abusées, l’autre
scandale de l’Église, par Éric Quintin, Marie-Pierre Raimbault et Elizabeth
Drévillon.
Journal La Croix du 7 mai 2019.
Journal La Croix du 7 mai 2019.
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Bibliographie à la bibliothèque diocésaine d’Aix et Arles
Jean Vanier. – Accueillir notre humanité. – Paris, Presses
de la Renaissance, 1999. 219 pages.
Jean Toulat. Les forces de l’amour : de Jean Vanier
à Mère Teresa – Paris, Editions S.O.S., 1978. 135 pages.
Jean Vanier. – Ton silence m’appelle. – Paris,
Fleurus, 1974. 126 pages.
Jean Vanier. – Ne crains pas. – Paris, Fleurus, 1978.
115 pages.
Jean Vanier. – La communauté, lieu du pardon et de la
fête. – Paris, Fleurus, 1979 (réédition 1993) . 281 pages.
Jean Vanier. – Le goût du bonheur. – Paris, Presses de
la Renaissance, 2000. 276 pages.
Jean Vanier. – Homme et femme il les fit : pour
une vie d’amour authentique. – Paris, Fleurus, 1984. 201 pages.
Jean Vanier. – Recherche la paix. – Paris, Le livre
ouvert, 2003. 121 pages.
Jean Vanier. – Toute personne est une personne sacrée.
– Paris, Plon, 1994. 279 pages.
Jean Vanier. – La dépression. – Le Mesnil-Saint-Loup,
Le Livre ouvert, 2002. 91 pages.
Publication : Bibliothèque diocésaine d'Aix et Arles
Publication : Bibliothèque diocésaine d'Aix et Arles
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