lundi 30 mars 2020

Henri Tincq (1945-2020)


HENRI TINCQ (1945-2020)



Mort de Henri Tincq, grande plume de l’information religieuse
Ancien journaliste à « La Croix » puis au « Monde » où il a tenu la rubrique religions de 1985 à 2008, le journaliste Henri Tincq, 74 ans, est mort dimanche soir 29 mars, emporté par le coronavirus.

Rédacteur en chef adjoint de «La Croix» en 1981, il sera brièvement chef du service d’information religieuse en 1983 avant de rejoindre «Le Monde» deux ans plus tard.CATH.CH

Nous sommes fin mai 2001, en Ukraine, quelques semaines avant le voyage de Jean-Paul II sur cette terre orthodoxe et ex-soviétique. À la tête d’un petit groupe de journalistes français, Henri Tincq nous emmène de monastères en cathédrales, de séminaires en universités, à la découverte des subtilités du christianisme ukrainien.
Inlassablement, il titille nos interlocuteurs par ses questions, nous éclaire de ses explications, nous fait rire par ses anecdotes, nous exaspère aussi, parfois, par ses susceptibilités. Car tel était Henri Tincq, emporté dimanche soir 29 mars à l’âge de 74 ans par le coronavirus : un journaliste précis et à la plume alerte, aussi agaçant que bon camarade.

Racines ch’tis
C’est à La Croix que cet enfant du bassin minier, né le 2 novembre 1945 à Fouquières-lez-Lens (Pas-de-Calais), avait fait ses premières armes dans la presse nationale. Licencié en lettres modernes, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’École de journalisme de Lille, il y arrive en 1972 au service économique et social avant de devenir chef du service politique en 1977.
Rédacteur en chef adjoint en 1981, il sera brièvement chef du service d’information religieuse en 1983 avant de rejoindre Le Monde deux ans plus tard. « Il avait répondu aux sirènes du Monde, presque en s’excusant de quitter La Croix où il n’avait que des amis », raconte Dominique Gerbaud. Ancien rédacteur en chef de La Croix, il a longtemps côtoyé « Riton » qui, rappelle-t-il, « n’a jamais rompu avec ses origines », notamment ses racines ch’tis, restant toujours un grand supporter du RC Lens.

Admiration pour Jean-Marie Lustiger
Sous son égide, la rubrique religion du Monde, où il succède à Henri Fesquet qui l’avait créée en 1948, prend vite un « s » final, signe d’une attention plus grande aux autres confessions, même si l’évolution du catholicisme sous Jean-Paul II reste sa grande passion. Ses articles sont redoutés et font autant réagir les lecteurs que les plus hauts responsables.
« Intransigeant avec son Église catholique il a pu déranger quelques notables, résume Dominique Gerbaud. Henri Tincq admirait Mgr Jean-Marie Lustiger dont il était proche et auquel il a consacré une biographie Le Cardinal prophèteIl avait été séduit par le parcours de ce converti, par ses analyses, son autorité et surtout par les intuitions du cardinal. »
Au Monde, Henri Tincq voit aussi évoluer l’approche des religions par une société de plus en plus sécularisée. « La religion institutionnelle, les querelles internes n’intéressent plus les lecteurs, expliquera-t-il en 2008 au médiateur. Nous nous efforçons d’observer le fait religieux dans toutes ses dimensions, historiques, éthiques et culturelles. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre mais de respecter, de rendre compte, d’organiser le débat et de laisser le lecteur se faire une opinion. »

Travailleur infatigable
S’il prend sa retraite en 2008, Henri Tincq n’en lâche pas pour autant la plume (1) ni la passion du journalisme. Travailleur infatigable, il collabore au média en ligne Slate.fr et ne cesse d’écrire des livres où il se montre toujours un observateur soucieux, et parfois nostalgique, d’un catholicisme dont il regrettait encore récemment une dérive droitière voire identitaire.
Malgré des problèmes de rein qui l’ont toujours handicapé, nécessitant de planifier des dialyses partout où il allait, il ne cesse pas non plus de voyager. Comme ce jour où, à Moscou, un coup de fil de l’hôpital lui annonce la disponibilité d’un rein tant attendu. Un avion et un épique Paris-Poitiers en taxi plus tard, il changeait de vie.

Fidèle en amitié et droit
Les greffes n’ont toutefois qu’un temps, et la maladie rénale qui a emporté tant des membres de sa famille avait rattrapé le journaliste qui, depuis quelques mois, devait à nouveau se faire régulièrement dialyser. Affaibli, Henri Tincq n’a pas pu résister au coronavirus, accompagné néanmoins par l’équipe soignante de l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) qui, malgré l’épidémie, a fait preuve jusqu’au bout d’une grande humanité, selon sa famille.
« Henri était un gars bien, fidèle en amitié, droit, engagé dans sa paroisse de Saint-Maur, résume Dominique Gerbaud. Il avait tout de même un défaut. Il était maladroit à l’aile droite lorsqu’il jouait dans l’équipe de football de Bayard Presse, mais on le lui pardonnait. Parce qu’on l’aimait beaucoup, notre Riton. »
Étant donné les circonstances sanitaires, seule une cérémonie dans la stricte intimité devrait avoir lieu. Un hommage ultérieur plus large devrait lui être rendu dans sa paroisse de Saint-Maur (Val-de-Marne).




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BIBLIOGRAPHIE : BIBLIOTHEQUE DU DIOCESE D’AIX ET ARLES


TINCQ, Henri. – L’Eglise pour la démocratie. – Paris, Le Centurion, 1992. 222 pages.

TINCQ, Henri – Dieu en France : mort et résurrection du Catholicisme. – Paris, Calmann-Lévy, 2003. 301 pages.

TINCQ, Henri. – Ces papes qui ont ait l’histoire ; de la Révolution à Benoît XVI. – Paris, Stock, 2006. 339 pages.

TINCQ, Henri. – Les catholiques : qui sont-ils ? Comment sont-ils gouvernés ? Quelle est leur histoire ? A quoi croient-ils ? Pourquoi leur morale est-elle contestée ? A quels rites obéissent-ils ? Quelle est leur place dans le monde ? – Paris, Grasset, 2008. 460 pages.

TINCQ, Henri. –Jean-Marie Lustiger : le cardinal prophète. – Paris, Grasset, 2012. 362 pages.


dimanche 29 mars 2020

La résurrection de Lazare dans Crime et chatiment de Fiodor Dostoïeski


La résurrection de Lazare


 Dostoïevski  fait lire le récit de la résurrection de Lazare par Sonia, la prostituée à l’assassin Raskolnikoff




 « Un certain Lazare, de Béthanie, était malade »… proféra-t-elle enfin avec effort, mais tout à coup, au troisième mot, sa voix devint sifflante et se brisa comme une corde trop tendue. Le souffle manquait à sa poitrine oppressée.
Raskolnikoff s’expliquait en partie l’hésitation de Sonia à lui obéir, et, à mesure qu’il la comprenait mieux, il réclamait plus impérieusement la lecture.
Il sentait combien il en coûtait à la jeune fille de lui ouvrir en quelque sorte son monde intérieur. Évidemment elle ne pouvait sans peine se résoudre à mettre un étranger dans la confidence des sentiments qui, depuis son adolescence peut-être, l’avaient soutenue, qui avaient été son viatique moral, alors qu’entre un père ivrogne et une marâtre affolée par le malheur, au milieu d’enfants affamés, elle n’entendait que des reproches et des clameurs injurieuses. 
Il voyait tout cela, mais il voyait aussi que, nonobstant cette répugnance, elle avait grande envie de lire, de lire pour lui, surtout maintenant, — « quoi qu’il dût arriver ensuite » !… Les yeux de la jeune fille, l’agitation à laquelle elle était en proie le lui apprirent... Par un violent effort sur elle-même, Sonia se rendit maîtresse du spasme qui lui serrait la gorge et continua à lire le onzième chapitre de l’évangile selon saint Jean. Elle arriva ainsi au verset 19 :
« Beaucoup de Juifs étaient venus chez Marthe et Marie pour les consoler de la mort de leur frère. Marthe ayant appris que Jésus venait alla au-devant de Lui, mais Marie resta dans la maison. Alors Marthe dit à Jésus : Seigneur, si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais je sais que présentement même Dieu T’accordera tout ce que Tu Lui demanderas. »
Là elle fit une pause, pour triompher de l’émotion qui faisait de nouveau trembler sa voix...
« Jésus lui dit : Ton frère ressuscitera. Marthe Lui dit : Je sais qu’il ressuscitera en la résurrection au dernier jour. Jésus lui répondit : Je suis la résurrection et la vie ; celui qui croit en Moi, quand il serait mort, vivra. Et quiconque vit et croit en Moi ne mourra pas dans l’éternité. Crois-tu cela ? Elle lui dit :
(Et, bien qu’elle eût peine à respirer, Sonia éleva la voix, comme si, en lisant les paroles de Marthe, elle faisait elle-même sa propre profession de foi.)
« Oui, Seigneur, je crois que Tu es le Christ, fils de Dieu, venu dans ce monde. »
Elle s’interrompit, leva rapidement les yeux sur lui, mais les abaissa bientôt après sur son livre et se remit à lire. Raskolnikoff écoutait sans bouger, sans se retourner vers elle, accoudé contre la table et regardant de côté. La lecture se poursuivit ainsi jusqu’au verset 32.
« Lorsque Marie fut venue au lieu où était Jésus, L’ayant vu, elle se jeta à ses pieds et Lui dit : Seigneur, si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Jésus, voyant qu’elle pleurait et que les Juifs qui étaient venus avec elle pleuraient aussi, frémit en son esprit et se troubla Lui-même. Et Il dit : Où l’avez-vous mis ? Ils Lui répondirent : Seigneur, viens et vois. Alors Jésus pleura. Et les Juifs dirent entre eux : Voyez comme Il l’aimait. Mais il y en eut quelques-uns qui dirent : Ne pouvait-Il pas empêcher que cet homme ne mourût, Lui qui a rendu la vue à un aveugle ? »
Raskolnikoff se tourna vers elle et la regarda avec agitation : Oui, c’est bien cela ! Elle était toute tremblante, en proie à une véritable fièvre. Il s’y attendait. Elle approchait du miraculeux récit, et un sentiment de triomphe s’emparait d’elle. Sa voix raffermie par la joie avait des sonorités métalliques. Les lignes se confondaient devant ses yeux devenus troubles, mais elle savait ce passage par cœur. 
Au dernier verset : « Ne pouvait-ll, Lui qui a rendu la vue à un aveugle… » elle baissa la voix, donnant un accent passionné au doute, au blâme, au reproche de ces Juifs incroyants et, aveugles qui, dans une minute, allaient, comme frappés de la foudre, tomber à genoux, sangloter et croire… « Et lui, lui qui est aussi un aveugle, un incrédule, lui aussi dans un instant il entendra, il croira ! oui, oui ! tout de suite, tout maintenant », songeait-elle, toute secouée par cette joyeuse attente.
« Jésus donc frémissant de nouveau en Lui-même vint au sépulcre. C’était une grotte, et on avait mis une pierre par-dessus. Jésus leur dit : Ôtez la pierre. Marthe, sœur du mort, Lui dit : Seigneur, il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours qu’il est dans le tombeau. »
Elle appuya avec force sur le mot quatre.
« Jésus lui répondit : Ne t’ai-Je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? Ils ôtèrent donc la pierre, et Jésus levant les yeux en haut dit : Mon Père, Je Te rends grâce de ce que Tu M’as exaucé. Pour Moi, Je savais que Tu M’exauces toujours, mais Je dis ceci pour ce peuple qui M’environne, afin qu’il croie que c’est Toi qui M’as envoyé. Ayant dit ces mots, Il cria d’une voix forte : Lazare, sors dehors. Et le mort sortit, (En lisant ces lignes, Sonia frissonnait comme si elle eût été elle-même témoin du miracle.) ayant les mains liées de bandes, et son visage était enveloppé d’un linge. Jésus leur dit : Déliez-le et le laissez aller.
« Alors plusieurs des Juifs qui étaient venus chez Marie et qui avaient vu ce que Jésus avait fait, crurent en Lui. »
« Joseph est le fils de Jacob et de Rachel. C’est la raison pour laquelle, d’autre part, il sera capable de l’amour de fraternité. Il est le premier à être né de parents dont le texte dit clairement qu’ils se sont aimés. Fils de l’amour, il est le premier premier-né capable d’aimer ses frères et met en cela un terme à la malédiction de Caïn, aîné qui n’aimait pas son frère... »

Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Crime et châtiment, Traduction par Victor Dérély, Plon, 1884


samedi 28 mars 2020

Homélie du Pape Fançois lors de la bénédiction Utbi et Orbi (27 mars 2020)


Moment de prière place Saint Pierre, et Bénédiction Urbi et Orbi extraordinaire  (Vatican Media)



Prière pour la fin de la pandémie: L'homélie du Pape François
Le Pape François était seul sur la place Saint Pierre ce vendredi soir 27 mars pour un moment de prière et de lecture de la Parole de Dieu. Dans l'homélie, suivie par plusieurs millions de fidèles à la radio, à la télévision et sur les réseaux sociaux, François a évoqué les épaisses ténèbres qui se sont emparées de nos vies en remplissant tout d’un silence assourdissant et d’un vide désolant, qui paralyse tout sur son passage. 

Nous publions le texte intégral de l'homélie du Saint Père.

« Le soir venu » (Mc 4, 35). Ainsi commence l’Evangile que nous avons écouté. Depuis des semaines, la nuit semble tomber. D’épaisses ténèbres couvrent nos places, nos routes et nos villes ; elles se sont emparées de nos vies en remplissant tout d’un silence assourdissant et d’un vide désolant, qui paralyse tout sur son passage : cela se sent dans l’air, cela se ressent dans les gestes, les regards le disent. Nous nous retrouvons apeurés et perdus. Comme les disciples de l’Evangile, nous avons été pris au dépourvu par une tempête inattendue et furieuse. Nous rendons compte que nous nous trouvons dans la même barque, tous fragiles et désorientés, mais en même temps tous importants et nécessaires, tous appelés à ramer ensemble, tous ayant besoin de nous réconforter mutuellement. Dans cette barque… nous trouvons tous. Comme ces disciples qui parlent d’une seule voix et dans l’angoisse disent : « Nous sommes perdus » (v. 38), nous aussi, nous nous apercevons que nous ne pouvons pas aller de l’avant chacun tout seul, mais seulement ensemble.
Il est facile de nous retrouver dans ce récit. Ce qui est difficile, c’est de comprendre le comportement de Jésus. Alors que les disciples sont naturellement inquiets et désespérés, il est à l’arrière, à l’endroit de la barque qui coulera en premier. Et que fait-il ? Malgré tout le bruit, il dort serein, confiant dans le Père – c’est la seule fois où, dans l’Evangile, nous voyons Jésus dormir –. Puis, quand il est réveillé, après avoir calmé le vent et les eaux, il s’adresse aux disciples sur un ton de reproche : « Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? » (v. 40).

Cherchons à comprendre. En quoi consiste le manque de foi de la part des disciples, qui s’oppose à la confiance de Jésus ? Ils n’avaient pas cessé de croire en lui. En effet, ils l’invoquent. Mais voyons comment ils l’invoquent : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » (v. 38). Cela ne te fait rien : ils pensent que Jésus se désintéresse d’eux, qu’il ne se soucie pas d’eux. Entre nous, dans nos familles, l’une des choses qui fait le plus mal, c’est quand nous nous entendons dire : “Tu ne te soucies pas de moi ?”. C’est une phrase qui blesse et déclenche des tempêtes dans le cœur. Cela aura aussi touché Jésus, car lui, plus que personne, tient à nous. En effet, une fois invoqué, il sauve ses disciples découragés.
La tempête démasque notre vulnérabilité et révèle ces sécurités, fausses et superflues, avec lesquelles nous avons construit nos agendas, nos projets, nos habitudes et priorités. Elle nous démontre comment nous avons laissé endormi et abandonné ce qui alimente, soutient et donne force à notre vie ainsi qu’à notre communauté. La tempête révèle toutes les intentions d’“emballer” et d’oublier ce qui a nourri l’âme de nos peuples, toutes ces tentatives d’anesthésier avec des habitudes apparemment “salvatrices”, incapables de faire appel à nos racines et d’évoquer la mémoire de nos anciens, en nous privant ainsi de l’immunité nécessaire pour affronter l’adversité.
À la faveur de la tempête, est tombé le maquillage des stéréotypes avec lequel nous cachions nos “ego” toujours préoccupés de leur image ; et reste manifeste, encore une fois, cette appartenance commune (bénie), à laquelle nous ne pouvons pas nous soustraire : le fait d’être frères.

« Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? ». Seigneur, ce soir, ta Parole nous touche et nous concerne tous. Dans notre monde, que tu aimes plus que nous, nous sommes allés de l’avant à toute vitesse, en nous sentant forts et capables dans tous les domaines. Avides de gains, nous nous sommes laissé absorber par les choses et étourdir par la hâte. Nous ne nous sommes pas arrêtés face à tes rappels, nous ne nous sommes pas réveillés face à des guerres et à des injustices planétaires, nous n’avons pas écouté le cri des pauvres et de notre planète gravement malade. Nous avons continué notre route, imperturbables, en pensant rester toujours sains dans un monde malade. Maintenant, alors que nous sommes dans une mer agitée, nous t’implorons : “Réveille-toi Seigneur !”.

« Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? ». Seigneur, tu nous adresses un appel, un appel à la foi qui ne consiste pas tant à croire que tu existes, mais à aller vers toi et à se fier à toi. Durant ce Carême, ton appel urgent résonne : “Convertissez-vous”, « Revenez à moi de tout votre coeur » (Jl 2, 12). Tu nous invites à saisir ce temps d’épreuve comme un temps de choix. Ce n’est pas le temps de ton jugement, mais celui de notre jugement : le temps de choisir ce qui importe et ce qui passe, de séparer ce qui est nécessaire de ce qui ne l’est pas. C’est le temps de réorienter la route de la vie vers toi, Seigneur, et vers les autres. Et nous pouvons voir de nombreux compagnons de voyage exemplaires qui, dans cette peur, ont réagi en donnant leur vie. C’est la force agissante de l’Esprit déversée et transformée en courageux et généreux dévouements. C’est la vie de l’Esprit capable de racheter, de valoriser et de montrer comment nos vies sont tissées et soutenues par des personnes ordinaires, souvent oubliées, qui ne font pas la une des journaux et des revues ni n’apparaissent dans les grands défilés du dernier show mais qui, sans aucun doute, sont en train d’écrire aujourd’hui les évènements décisifs de notre histoire : médecins, infirmiers et infirmières, employés de supermarchés, agents d’entretien, fournisseurs de soin à domicile, transporteurs, forces de l’ordre, volontaires, prêtres, religieuses et tant et tant d’autres qui ont compris que personne ne se sauve tout seul. Face à la souffrance, où se mesure le vrai développement de nos peuples, nous découvrons et nous expérimentons la prière sacerdotale de Jésus : « Que tous soient un » (Jn 17, 21). Que de personnes font preuve chaque jour de patience et insufflent l’espérance, en veillant à ne pas créer la panique mais la coresponsabilité ! Que de pères, de mères, de grands-pères et de grands-mères, que d’enseignants montrent à nos enfants, par des gestes simples et quotidiens, comment affronter et traverser une crise en réadaptant les habitudes, en levant les regards et en stimulant la prière ! Que de personnes prient, offrent et intercèdent pour le bien de tous. La prière et le service discret : ce sont nos armes gagnantes !

« Pourquoi avez-vous peur ? N’avez-vous pas encore la foi ? ». Le début de la foi, c’est de savoir qu’on a besoin de salut. Nous ne sommes pas autosuffisants ; seuls, nous faisons naufrage : nous avons besoin du Seigneur, comme les anciens navigateurs, des étoiles. Invitons Jésus dans les barques de nos vies. Confions-lui nos peurs, pour qu’il puisse les vaincre. Comme les disciples, nous ferons l’expérience qu’avec lui à bord, on ne fait pas naufrage. Car voici la force de Dieu : orienter vers le bien tout ce qui nous arrive, même les choses tristes. Il apporte la sérénité dans nos tempêtes, car avec Dieu la vie ne meurt jamais.
Le Seigneur nous interpelle et, au milieu de notre tempête, il nous invite à réveiller puis à activer la solidarité et l’espérance capables de donner stabilité, soutien et sens en ces heures où tout semble faire naufrage. Le Seigneur se réveille pour réveiller et raviver notre foi pascale. Nous avons une ancre : par sa croix, nous avons été sauvés. Nous avons un gouvernail : par sa croix, nous avons été rachetés. Nous avons une espérance : par sa croix, nous avons été rénovés et embrassés afin que rien ni personne ne nous sépare de son amour rédempteur. Dans l’isolement où nous souffrons du manque d’affections et de rencontres, en faisant l’expérience du manque de beaucoup de choses, écoutons une fois encore l’annonce qui nous sauve : il est ressuscité et vit à nos côtés. Le Seigneur nous exhorte de sa croix à retrouver la vie qui nous attend, à regarder vers ceux qui nous sollicitent, à renforcer, reconnaître et stimuler la grâce qui nous habite. N’éteignons pas la flamme qui faiblit (cf. Is 42, 3) qui ne s’altère jamais, et laissons-la rallumer l’espérance.
Embrasser la croix, c’est trouver le courage d’embrasser toutes les contrariétés du temps présent, en abandonnant un moment notre soif de toute puissance et de possession, pour faire place à la créativité que seul l’Esprit est capable de susciter. C’est trouver le courage d’ouvrir des espaces où tous peuvent se sentir appelés, et permettre de nouvelles formes d’hospitalité et de fraternité ainsi que de solidarité. Par sa croix, nous avons été sauvés pour accueillir l’espérance et permettre que ce soit elle qui renforce et soutienne toutes les mesures et toutes les pistes possibles qui puissent aider à nous préserver et à sauvegarder. Étreindre le Seigneur pour embrasser l’espérance, voilà la force de la foi, qui libère de la peur et donne de l’espérance.

« Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? » Chers frères et sœurs, de ce lieu, qui raconte la foi, solide comme le roc, de Pierre, je voudrais ce soir vous confier tous au Seigneur, par l’intercession de la Vierge, salut de son peuple, étoile de la mer dans la tempête. Que, de cette colonnade qui embrasse Rome et le monde, descende sur vous, comme une étreinte consolante, la bénédiction de Dieu. Seigneur, bénis le monde, donne la santé aux corps et le réconfort aux cœurs. Tu nous demandes de ne pas avoir peur. Mais notre foi est faible et nous sommes craintifs. Mais toi, Seigneur, ne nous laisse pas à la merci de la tempête. Redis encore : « N’ayez pas peur » (Mt 28, 5). Et nous, avec Pierre, “nous nous déchargeons sur toi de tous nos soucis, car tu prends soin de nous” (cf. 1P 5, 7).


vendredi 27 mars 2020

Dieu : la souffrance et le mal


Dieu : le mystère du mal



Dieu sans idée du mal 
Jean-Michel Garrigues
Paris, Desclée, 1998. 192 pages


Si Dieu existe, pourquoi le mal? Une réponse classique à cette question consiste à situer l’origine du mal moral, sous forme de permission, dans les idées divines. C’est pourtant dans une direction très différente que nous entraîne Jean-Miguel Garrigues. Le dominicain dit avoir été un jour ébloui par ce qu’a écrit saint Thomas dans la Somme théologique: « Dieu n’a pas idée du mal. » Dieu est absolument innocent car Il est infiniment étranger au mal. Il ne peut prévoir le mal, ni même le « voir » car Il n’a rien de commun avec lui. Le théologien entraîne alors le lecteur dans sa « contemplation du mystère de l’innocence de Dieu ». Il le fait en s’appuyant sur l’icône de la Trinité de Roublev et sur la fresque du Christ aux outrages de Fra Angelico où Jésus, les yeux bandés, ne peut voir le mal. Sans jargon, mais sans rien céder sur l’exigence, Jean-Michel Garrigues conduit le lecteur à découvrir « l’accomplissement du dessein bienveillant (de Dieu) à travers les contradictions du mal ».

Présentation de l'éditeur
Sommaire
Le Mystère : l'innocente bienveillance du dessein créateur du Père
La toute-puissance du Père
L'humanité de Dieu
L'innocence du Père dans notre adoption
La croissance glorieuse de la liberté filiale
La folle bienveillance du Dieu agneau
La vulnérabilité du Dieu agneau
L'économie du mystère : l'accomplissement du dessein bienveillant à travers les contradictions du mal
Le fils, agneau immolé dès l'origine du monde
Gethsémani : la suprême contradiction du mal
La mystérieuse ambivalence de la coupe
Dans la cellule de la miséricorde
L'Intelligence du Mystère : savoir haïr l'absurde et adorer le mystère
Dieu sans idée du mal
Comment Dieu connaît-il le mal dont il n'a pas idée ?


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La Souffrance de Dieu 
François Varillon
Paris, Bayard/Le Centurion, 1975. 115 pages.


Quatrième de couverture
Un Dieu impassible qui surplombe du haut de sa gloire le mal et le malheur du monde ! Cette image continue de vivre dans les profondeurs de l'inconscient. Mais, si rien n'affecte jamais son éternelle sérénité, Dieu ne peut être qu'indifférent et insensible au drame des humains. Doit-on vraiment oublier la souffrance des hommes pour chanter l'éclat de Dieu trois fois saint ? La souffrance demeure. Aujourd'hui des théologiens s'interrogent sur la présence en Dieu même d'un mystère de souffrance. Ne souffrirait-il pas lui-même de tout le mal qui ravage la terre, comme osait l'écrire Jacques Maritain ? Il a fallu le courage intellectuel et l'audace croyante du père Varillon pour l'exprimer clairement, avec une fervente et patiente attention au mystère de Dieu vivant et à celui de notre condition. Pour parler de Dieu, de sa miséricorde autant que de sa puissance, de sa sensibilité autant que de sa perfection, pour dire la joie sans oublier le mal et la détresse, il faut méditer ces pages. Elles sont pleines du tourment de Dieu et de l'homme. Depuis la parution de ce très beau livre, beaucoup s'accordent à dire avec le père Jacques Guillet : " Personnellement je ne puis penser à Dieu autrement que sous ces traits. " Parce que ces traits consonnent le plus avec le témoignage même de la Bible.


Job
Adrienne von Speyer ; Préface de Hans von Bathasar
Fribourg, Editions Johannes, 2014. 208 pages.




Présentation de l'éditeur

Dans ce commentaire du livre de Job, Adrienne von Speyr suit chapitre après chapitre les méandres du grand débat sur la souffrance dans lequel Job, ses amis, puis Dieu lui-même prennent la parole. Elle propose une analyse synthétique des différentes interventions qui se succèdent, et montre que la souffrance de Job, sa « nuit », ne peut pas encore recevoir son sens ultime : celui-ci ne sera donné que par la nuit du Christ à la croix, que Job annonce et préfigure, mais dont il est séparé par ce saut irréductible qu'est le passage de l'Ancienne à la Nouvelle Alliance. Dans ces pages, l'auteur propose aussi un fin discernement des différentes attitudes spirituelles face au mystère de la souffrance. C'est là un trait proprement ignatien, comme aussi l'insistance sur la majesté de Dieu toujours plus grand, devant laquelle Job, émerveillé, finit par s'incliner. En préface de l'ouvrage, Hans Urs von Balthasar conclut : « Cette analyse compte parmi les meilleures uvres de son auteur. »

Née dans une famille protestante de Suisse romande, Adrienne von Speyr (La Chaux-de-Fonds 1902 - Bäle 1967) connaît très jeune une vie spirituelle intense, à la recherche de Dieu toujours plus grand. Elle fait des études de médecine, se marie, élève deux enfants et exerce sa profession à Bâle. A la suite d'une rencontre décisive avec Hans Urs von Balthasar, elle entre dans l'Eglise catholique en 1940. C'est le début d'une mission commune qui a pour fruit la fondation d'un institut séculier et la publication d'une œuvre  théologique et spirituelle qui compte plus de soixante volumes.


Publication : Bibliothèque diocéaine d'Aix et Arles

dimanche 22 mars 2020

Montaigne et sa librairie




Montaigne. La Libraire (Essais II, 2).


Chez moi, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie, d’où tout d’une main je commande à mon ménage. Je suis sur l’entrée et je vois sous moi mon jardin, ma basse cour, ma cour, et dans la plupart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues ; tantôt je rêve, tantôt j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici.

Elle est au troisième étage d’une tour. Le premier c’est ma chapelle, le second une chambre et sa suite, où je me couche souvent, pour être seul. Au dessus, elle a une grande garde-robe. C’était au temps passé le lieu le plus inutile de ma maison. Je passe là la plupart des jours de ma vie, et la plupart des heures du jour. Je n’y suis jamais la nuit. A sa suite est un cabinet assez poli, capable à recevoir du feu pour l’hiver, très plaisamment percé. Et, si je ne craignais non plus le soin que la dépense, le soin qui me chasse de toute besogne, je pourrais facilement coudre à chaque côté une galerie de cent pas de long et douze de large, à plein pied, ayant trouvé tous les murs montés pour un autre usage, à la hauteur qu’il me faut. Tout lieu retiré recquiert un promenoir. Mes pensées dorment si je les assis. Mon esprit ne va si les jambes ne l’agitent. Ceux qui étudient sans livres, en sont tous là. La figure en est ronde et n’a de plat que ce qu’il faut à ma table et à mon siège, et vient m’offrant en se courbant, d’une vue, tous mes livres, rangés à cinq degrés tout à l’environ. Elle a trois vues de riche et simple prospect, et seize pas de vide en diamètre. En hiver, j’y suis moins régulièrement : car ma maison est juchée sur un tertre comme dit son nom, et n’a point de pièce plus éventée que celle-ci ; qui me plaît d’être un peu pénible et à l’écart, tant pour le fruit de l’exercice que pour reculer de moi la presse. C’est là mon siège. J’essaie de m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Partout ailleurs je n’ai qu’une autorité verbale : en essence confuse. Misérable à son gré qui n’a chez soi où être à soi, où se faire particulièrement la cour, où se cacher !L’ambition paie bien ses gens de les tenir toujours en montre, comme la statue d’un marché : “magna servitus est magna fortuna ”. Ils n’ont pas seulement leur retrait pour retraite. Je n’ai jugé de si rude en l’autorité de vie que nos religieux affectent, que ce que je vois en quelqu’une de leurs compagnies, avoir pour règle une perpétuelle société de lieu, et assistance nombreuse entre eux, en quelque action que ce soit. Et trouve aucunement supportable d’être toujours seul, que ne le pouvoir jamais être. Si quelqu’un me dit que c’est avilir les muses de s’en servir seulement de jouet et de passe-temps, il ne sait pas comme moi, combien vaut le plaisir, le jeu et le passe-temps. A peine que je ne die toute autre fin être ridicule. Je vis du jour à la journée ; et, parlant en révérence, ne vis que pour moi : mes desseins se terminent là. J’étudiais, jeune, pour l’ostentation ; depuis un peu, pour m’assagir ; à cette heure, pour m’ébattre ; jamais pour le quest . Une humeur vaine et dépensière que j’avais après cette sorte de meuble, non pour en pourvoir seulement mon besoin, mais de trois pas au-delà pour m’en tapisser et parer, je l’ai piéçà  abandonnée.
La librairie virtuelle de Montaigne

Les livres ont beaucoup de qualités agréables à ceux qui les savent choisir ; mais aucun bien sans peine : c’est un plaisir qui n’est pas net et pur ainsi que les autres ; il a ses incommodités et bien pesantes ; l’âme s’y exerce, mais le corps, duquel je n’ai non plus oublié le soin, demeure cependant sans action, s’atterre et s’attriste. Je ne sache excès plus dommageable pour moi, ni plus à éviter à cette déclinaison d’âge.


Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592)


Biographie :

Michel Eyquem, seigneur de Montaigne, ou plus simplement Michel de Montaigne, est un écrivain, philosophe, moraliste et homme politique français de la Renaissance.

Son père, héritier d’une famille enrichie par le négoce, est le premier à abandonner sa profession pour vivre en gentilhomme.
Élevé en nourrice dans le petit village voisin de Papassus, le jeune Michel Eyquem reçoit à son retour au château familial une éducation peu ordinaire. Scolarisé au collège de Guyenne à Bordeaux, il y brille rapidement par son aisance à pratiquer la discussion et la joute rhétorique, et par son goût pour le théâtre.
Après des études de droit, il débute sa carrière en 1554 en tant que conseiller à la Cour des Aides de Périgueux, puis au Parlement de Bordeaux où il siège durant presque 15 ans.

La mort de son père en 1568, le laisse à la tête d’une grosse fortune et du domaine de Montaigne. Il consacre alors la plupart de son temps à la méditation et à la lecture des quelques mille ouvrages rassemblés dans sa librairie, aménagée au dernier étage de cette tour qui devient son repaire.
Il commence également à coucher par écrit le fruit de ses réflexions, ses "Essais" dont il publie le premier recueil en deux tomes en 1580.

Afin de soigner sa gravelle, maladie héréditaire, dont il souffre depuis quelques années, Montaigne décide de tenter les cures thermales dans les villes d’eaux réputées à travers l’Europe. Il rapporte son périple dans son "Journal de voyage", dont le manuscrit, conservé pendant presque 200 ans au château à l’insu de tous, sera publié lors de sa découverte en 1774.

Le 7 septembre 1581, une lettre de France l’informe de son élection à la mairie de Bordeaux. Ses charges politiques ne l’empêchent pas d’écrire : A la fin de son second mandat, en 1585, il se remet à la tâche et prépare une nouvelle édition des Essais qu’il publie à Paris en 1588, additionnée d’un troisième tome.



jeudi 19 mars 2020

Voyage autour de ma chambre de Joseph de Maistre

Voyage autour de ma chambre (Français) Poche – 15 octobre 2003
Xavier de Maistre
Paris, Flammarion, 2003. 153 pages




Résumé :

Un jeune officier, mis aux arrêts à la suite d'une affaire de duel, voyage autour de sa chambre, ironique explorateur des petits riens, mais aussi tendre et pudique chantre des souvenirs qui lèvent au gré de sa pérégrinante rêverie. Entre la légèreté du XVIIIe siècle aristocratique et galant et le traumatisme de la Révolution, la fantaisie paradoxale de Xavier de Maistre balance savamment, tempérant les nostalgies de l'exil d'un humour tout droit venu de Sterne. On n'a jamais été solitaire et enfermé avec tant d'esprit. Odyssée comique, le Voyage autour de ma chambre s'impose comme un classique, à revisiter d'urgence, de ce tournant de siècle qui vit naître le monde moderne


EXTRAITS

Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria : sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage ; car je traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. — Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin l’exige. Je n’aime pas les gens qui sont si fort les maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : « Aujourd’hui je ferai trois visites, j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé ».
Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d’idées, de goûts et de sentiments ; elle reçoit si avidement tout ce qui se présente !… — Et pourquoi refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin si difficile de la vie ? Elles sont si rares, si clairsemées, qu’il faudrait être fou pour ne pas s’arrêter, se détourner même de son chemin pour cueillir toutes celles qui sont à notre portée. Il n’en est pas de plus attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseur poursuit le gibier, sans affecter de tenir aucune route. Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façons, et je m’y arrange tout de suite. — C’est un excellent meuble qu’un fauteuil ; il est surtout de la dernière utilité pour tout homme méditatif. Dans les longues soirées d’hiver, il est quelquefois doux et toujours prudent de s’y étendre mollement, loin du fracas des assemblées nombreuses. — Un bon feu, des livres, des plumes, que de ressources contre l’ennui ! Et quel plaisir encore d’oublier ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, en se livrant à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelques rimes pour égayer ses amis ! Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage.

Je ne puis m'empêcher de prendre un certain intérêt à ce pauvre Satan (je parle du Satan de Milton) depuis qu'il est ainsi précipité du ciel. Tout en blâmant l'opiniâtreté de l'esprit rebelle, j'avoue que la fermeté qu'il montre dans l'excès du malheur et la grandeur de son courage me forcent à l'admiration malgré moi. - Quoique je n'ignore pas les malheurs dérivés de la funeste entreprise qui le conduisit à forcer les portes des enfers pour venir troubler le ménage de nos premiers parents, je ne puis, quoi que je fasse, souhaiter un moment de le voir périr en chemin dans la confusion du chaos. Je crois même que je l'aiderais volontiers sans la honte qui me retient. Je suis tous ses mouvements, et je trouve autant de plaisir à voyager avec lui que si j'étais en bonne compagnie. J'ai beau réfléchir qu'après tout, c'est un diable, qu'il est en chemin pour perdre le genre humain; que c'est un vrai démocrate, non de ceux d'Athènes, mais de ceux de Paris, tout cela ne peut me guérir de ma prévention.
Quel vaste projet ! et quelle hardiesse dans l'exécution !
Lorsque les spacieuses et triples portes des enfers s'ouvrirent tout à coup devant lui à deux battants, et que la profonde fosse du néant et de la nuit parut à ses pieds dans toute son horreur, - il parcourut d'un œil intrépide le sombre empire du chaos; et, sans hésiter, ouvrant ses vastes ailes, qui auraient pu couvrir une armée entière, il se précipita dans l'abîme.
Je le donne en quatre au plus hardi. - Et c'est, selon moi, un des beaux efforts de l'imagination, comme un des plus beaux voyages qui aient jamais été faits, - après le voyage autour de ma chambre.
(Chapitre XXXVII - pp. 59-60)

CHAPITRE XXXVIII
Je ne finirais pas, si je voulais décrire la millième partie des événements singuliers qui m'arrivent lorsque je voyage près de ma bibliothèque ; les voyages de Cook et les observations de ses compagnons de voyage, les docteurs Banks et Solander, ne sont rien en comparaison de mes aventures dans ce seul district : aussi je crois que j'y passerais ma vie dans une espèce de ravissement, dans le buste dont j'ai parlé, sur lequel mes yeux et mes pensées finissent toujours par se fixer, quelle que sot la situation de mon âme ; et, lorsqu'elle est trop violemment agitée, ou qu'elle s'abandonne au découragement, je n'ai qu'à regarder ce buste pour le remettre dans son assiette naturelle ; c'est le diapason avec lequel j'accorde l'assemblage variable et discord de sensations et de perceptions qui forment mon existence.
Comme il est ressemblant ! - Voilà bien les traits que la nature avait donnés au plus vertueux des hommes. Ah ! si le sculpteur avait pu rendre visibles son âme excellente, son génie et son caractère ! - Mais qu'ai-je entrepris ? Est-ce donc ici le lieu de faire son éloge ? Est-ce aux hommes qui m'entourent que je l'adresse ? Eh ! que leur importe ?
Je me contente de me prosterner devant ton image chérie, oh ! le meilleur des pères ! Hélas ! cette image est tout ce qui me reste de toi et de ma patrie : tu as quitté la terre au moment où le crime allait l'envahir [la révolution de 1789] ; et tels sont les maux dont il nous accable, que ta famille elle-même est contrainte de regarder aujourd'hui ta perte comme un bien fait. Que de maux t'eût fait éprouver une plu longue vie ! Ô mon père, le sort de ta nombreuse famille est-il connu de toi dans le séjour du bonheur ? sais-tu que tes enfants sont exilés de cette patrie que tu as servi pendant soixante ans avec tant de zèle et d'intégrité ? sais-tu qu'il leur est défendu de visiter ta tombe ? - Mais la tyrannie n'a pu leur enlever la partie la plus précieuse de ton héritage, le souvenir de tes vertus et la force de tes exemples : au milieu de torrent criminel qui entraînait leur patrie et leur fortune dans le gouffre, ils sont demeurés inaltérablement unis sur la ligne que tu leur avais tracée ; et, lorsqu'ils pourront encore se prosterner sur tac cendre vénérée, elle les reconnaîtra toujours.

En commençant l’examen d’une question, on prend ordinairement le ton dogmatique, parce qu’on est décidé en secret, comme je l’étais réellement pour la peinture, malgré mon hypocrite impartialité ; mais la discussion réveille l’objection, et tout finit par le doute.

Les vêtements ont tant d'influence sur l'esprit des hommes, qu'il est des valétudinaires qui se trouvent beaucoup mieux lorsqu'ils se voient en habit neuf et en perruque poudrée : on en voit qui trompent ainsi le public et eux-mêmes par une parure soutenue ; — ils meurent un beau matin tout coiffés, et leur mort frappe tout le monde.


Xavier de Maistre (1763-1852)

Biographie :

Xavier de Maistre est un écrivain savoisien de langue française et un général russe.
Né dans une famille de l’aristocratie savoisienne, Xavier de Maistre est le frère du philosophe contre-révolutionnaire Joseph de Maistre.
A 18 ans, il embrasse, comme cadet de la famille, la carrière des armes et rejoint le Réal-Navi stationné à Chambéry, puis à Turin où il écrit Voyage autour de ma chambre. Il combat contre les Français jusqu’en 1798 lorsque Charles-Emmanuel IV dissout son armée et se réfugie en Sardaigne. Xavier rejoint son beau-frère à Aoste où il visite les lépreux de la cité, ce qui sera à l’origine de son roman.

En 1799, une armée russe commandée par général Souvorov descend en Italie, Xavier s’engage sous ses ordres avec le grade de capitaine. Il participe à la bataille de Novi puis l’armée russe rejoint la Suisse et est défaite à Zurich. Xavier suit Souvorov rappelé en disgrâce en Russie. À Moscou, il quitte l’armée et ouvre un atelier de peinture qui devient à la mode. Ses paysages connaissent un certain succès.
En 1810, il rejoint l’armée russe qui se bat dans le Caucase et est grièvement blessé en Géorgie, ce qui lui inspirera Les Prisonniers du Caucase. Il est membre de l’état-major du Tsar pendant la campagne de Russie. Il est nommé général en juin 1813 et fait la campagne de Saxe puis celle de 1815.
Il séjourne à Bissy chez son frère Nicolas puis s’établit à Naples jusqu’en 1838. Il retourne en Russie en 1840 et finit sa vie à Saint-Pétersbourg.

mardi 17 mars 2020

Malgré le virus .... on peut lire quand même !


 Des livres à découvrir ou à relire ....

La bibliothèque diocésaine est certes fermée mais voici quelques idées de lecture pour ceux qui pourront se procurer ces ouvrages en attendant....


Sans Jésus, nous ne pouvons rien faire
Pape François
Paris, Fayard, 2020.

Pour la première fois, le p ape François explique ce qu'est la vocation
de tout chrétien : annoncer l'Évangile dans le monde d'aujourd'hui.
Dans ce texte simple et profond, plein d'anecdotes personnelles,
François affirme que cette mission n'a rien à voir avec la stratégie pastorale et ses techniques de marketing. L'Église ne grandit que par l'attraction, lorsque les croyants font percevoir la présence de Dieu.
Ce livre est destiné à durer dans le temps comme point de référence
pour les croyants et les non-croyants qui veulent comprendre le
moteur du christianisme


Des profondeurs de nos cœurs
Benoît XVI, Cardinal Robert Sarah
Paris, Bayard, 2020.

Les débats qui agitent l’Église depuis plusieurs mois ont convaincu Benoît XVI et le cardinal Robert Sarah qu’ils devaient s’exprimer.
Depuis sa renonciation, en février 2013, la parole du Pape émérite est rare. Il cultive le silence, protégé par les murs du monastère Mater Ecclesiae, dans les jardins du Vatican.
Exceptionnellement, en compagnie du cardinal Sarah, son grand ami, il a décidé d’écrire sur le sujet le plus difficile pour l’Église : l’avenir des prêtres, la juste définition du sacerdoce catholique et le respect du célibat.
À quatre-vingt-douze ans, Benoît XVI signe un de ses plus grands textes. D’une densité intellectuelle, culturelle et théologique rare, celui-ci remonte aux sources du problème : « Au fondement de la situation grave dans laquelle se trouve aujourd’hui le sacerdoce, écrit-il, on trouve un défaut méthodologique dans la réception de l’Écriture comme Parole de Dieu. »
À son analyse implacable répond le texte du cardinal Robert Sarah. Il apporte son éclairage singulier avec la force, la radicalité et la sagesse qui lui sont propres. Nous y retrouvons le courage de la réflexion de l’un des plus importants prélats de l’Église.
Les deux auteurs se répondent, se complètent et se stimulent. Ils livrent une démonstration parfaite, sans crainte d’ouvrir le débat.

Benoît XVI et le cardinal Robert Sarah ont répondu à l’élan de leurs cœurs. Ce livre fera date. À bien des égards, il est unique. Et, certainement, historique.



Comprendre l’Eucharistie
Bernard Sesboüé
Paris Salvator, 2020.
Présentation de l'éditeur
Tout le mystère chrétien est présent dans l’Eucharistie. Mais comment comprendre cette institution en profondeur, sans verser dans un ritualisme formel ? On a souvent dit que le christianisme s’appuyait d’abord sur un événement fondateur, celui de Jésus de Nazareth, mort et ressuscité. Or, la célébration de l’Eucharistie représente précisément le moment et le lieu où l’événement pascal de Jésus se fait institution, tout en demeurant l’événement personnel de Jésus. Comme l’avait souligné naguère le père de Lubac : « Si l’Église fait l’Eucharistie, l’Eucharistie fait l’Église. » Chaque célébration eucharistique a pour but de faire de l’assemblée présente le Corps de l’Église, qui est le Corps du Christ. Il s’agit donc ici d’expliquer ce qui est en jeu dans ce sacrement, afin d’aider les chrétiens qui ne sont pas théologiens de métier à mieux la comprendre, et surtout à mieux en vivre.

Biographie de l'auteur
Théologien, jésuite, le père Bernard Sesboüé a publié de nombreux ouvrages dont, chez Salvator, L'homme, merveille de Dieu (2015), Jésus, voici l'Homme (2016) et L'Eglise et la liberté (2019).



Enfin libre !
Asia Bbib et Anne-Isabelle Tollet
Paris, Editions du Rocher, 2020.

Condamnée à mort au Pakistan, le seul crime de la jeune chrétienne Asia Bibi était d’avoir bu dans la même timbale que des femmes musulmanes. Ce « blasphème » lui valut neuf ans de prison, dans des conditions effroyables. sauvée par la mobilisation internationale, Asia Bibi a dû se réfugier au Canada. Son témoignage bouleversant est un vibrant plaidoyer pour la paix et le dialogue entre les religions, sans aucune trace de haine. Quelles leçons de foi et de vie !

Présentation de l'éditeur
« Je n'ai pas la mémoire des dates, mais il y a des jours qu'on n'oublie pas. Comme ce mercredi 9 juin 2010. Je suis arrivée, avant que le soleil ne se couche, pour la première fois au centre de détention de Shekhupura, où j'ai passé trois années avant de changer de prison comme on change de maison. »
Dans la République islamique du Pakistan, la chrétienne Asia Bibi a été condamnée à mort pour avoir bu de l'eau dans un puits utilisé par les musulmans. Elle a passé neuf années en prison, neuf années à être humiliée et torturée pour avoir « blasphémé ».
Voici le témoignage exclusif d'une simple mère de famille devenue le symbole mondial de la lutte contre l'extrémisme religieux.

Mon histoire, vous la connaissez à travers les médias, vous avez peut-être essayé de vous mettre à ma place pour comprendre ma souffrance... Mais vous êtes loin de vous représenter mon quotidien, en prison, ou dans ma nouvelle vie et c'est pourquoi, dans ce livre, je vous dis tout.

Biographie de l'auteur
Grand reporter, Anne-Isabelle Tollet a été correspondante permanente au Pakistan pour différents médias français. Elle est l'auteur de Blasphème (XO Éditions), La mort n’est pas une solution (Editions du Rocher) et présidente de l'association Comité international Asia Bibi.


La Peste 
Albert Camus
Paris, Gallimard, 2000. 179 pages


C'est moi qui remplace la peste, s'écriait Caligula, l'empereur dément. Bientôt, la "peste brune" déferlait sur l'Europe dans un grand bruit de bottes. France déchirée aux coutures de Somme et de Loire, troupeaux de prisonniers, esclaves voués par millions aux barbelés et aux crématoires, La Peste éternise ces jours de ténèbres, cette "passion collective" d'une Europe en folie, détournée comme Oran de la mer et de sa mesure. Sans doute la guerre accentue-t-elle la séparation, la maladie, l'insécurité. Mais ne sommes-nous pas toujours plus ou moins séparés, menacés, exilés, rongés comme le fruit par le ver ? Face aux souffrances comme à la mort, à l'ennui des recommencenments, La Peste recense les conduites ; elle nous impose la vision d'un univers sans avenir ni finalité, un monde de la répétition et de l'étouffante monotonie, où le drame même cesse de paraître dramatique et s'imprègne d'humour macabre, où les hommes se définissent moins par leur démarche, leur langage et leur poids de chair que par leurs silences, leurs secrètes blessures, leurs ombres portées et leurs réactions aux défis de l'existence. La Peste sera donc, au gré des interprétations, la "chronique de la résistance" ou un roman de la permanence, le prolongement de L'Étranger ou "un progrès" sur L'Étranger, le livre des "damnés" et des solitaires ou le manuel du relatif et de la solidarité - en tout cas, une ouvre pudique et calculée qu'Albert Camus douta parfois de mener à bien, au cours de sept années de gestation, de maturation et de rédaction difficiles...