lundi 27 avril 2020

Le journal d'Anne Frank



Le journal d’Anne Franck
Paris, Le livre de Poche, 2017. 368 pages



Anne Frank est née le 12 juin 1929 à Francfort. Sa famille a émigréaux Pays-Bas en 1933. À Amsterdam, elle connaît une enfance heureuse jusqu’en 1942, malgré la guerre. Le 6 juillet 1942, les Frank s’installent clandestinement dans «l’Annexe» de l’immeuble du 263, Prinsengracht. Le 4 août 1944, ils sont arrêtés sur dénonciation. Déportée à Auschwitz, puis à Bergen-Belsen, Anne meurt du typhus en février ou mars 1945, peu après sa sœur Margot. La jeune fille a tenu son journal du 12 juin 1942 au 1er août 1944, et son témoignage, connu dans le monde entier, reste l’un des plus émouvants sur la vie quotidienne d’une famille juive sous le joug nazi. Cette édition comporte des pages inédites.

Biographie de l'auteur
Annelies Marie Frank, plus connue sous le nom d'Anne Frank, née le 12 juin 1929 à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne, sous la République de Weimar, ayant vécu la majeure partie de sa vie aux Pays-Bas et décédée en mars 1945 (environ deux mois avant la capitulation allemande) à Bergen-Belsen en Allemagne nazie, fut une adolescente allemande juive ayant écrit un journal intime, rapporté dans le livre « Journal d'Anne Frank », alors qu'elle se cachait avec sa famille et quatre amis à Amsterdam pendant l'occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale dans le but d'éviter la Shoah.


Analyse


Le 20 juin 1942, Anne Frank écrit dans son journal intime : “Il me semble que plus tard, ni moi ni personne ne s’intéressera aux confidences d’une écolière de treize ans.” Il est aujourd’hui l’un des livres les plus connus au monde. Le journal d’un confinement très particulier. A-t-il quelque chose de nouveau à nous apprendre ?
Il y a quelque chose de troublant à relire le Journal d’Anne Frank, l’écrit de confinement le plus célèbre au monde. Le récit d’une vie en vase clos alors que, dehors, le péril nazi se déployait partout. Soyons clairs : les temps présent et passé n’ont rien de commun. Le Covid-19 ne vient pas frapper à nos portes, ou les fracturer, pour emporter certains d’entre nous vers une mort quasi certaine. Est-il pour autant indécent de redécouvrir le livre à l’aune de nos confinements sanitaires ? L’occasion, au contraire, pourrait bien se révéler parfaite.
Anne Frank, donc. La petite fille d’Amsterdam dont des dizaines de milliers de touristes visitent chaque année la maison, devenue musée. Ou mémorial. Qui se souvient qu’elle était née en Allemagne ? Pays à peine connu. Dès 1933, et l’arrivée de Hitler au pouvoir, les Frank avait choisi l’exil aux Pays-Bas, pensant y trouver la sécurité. De juin 1942 à août 1944, leur fille cadette y tiendra donc son journal intime.

Aux premiers jours, elle et les siens n’ont pas encore rejoint la clandestinité. Anne, comme les autres enfants, continue d’aller à l’école. Elle se chercher un confident. 
« Je vais pouvoir, j’espère, te confier toutes sortes de choses, comme je n’ai encore pu le faire à personne, et j’espère que tu me seras d’un grand soutien », écrit-elle le 12 juin 1942, en ouverture du cahier qu’elle vient de recevoir comme cadeau d’anniversaire pour ses 13 ans. Les jours et les mois suivants, elle rédigera sur ses pages des dizaines de lettres, adressées à une amie imaginaire. Récit d’abord presque ordinaire d’une écolière trop bavarde, qui redoute le conseil de classe, et observe avec amusement les garçons en train de lui faire la cour.

À huit dans « l’Annexe »
L’insouciance est brève. Moins d’un mois après le début du journal, Otto Frank, le père, reçoit une convocation des SS. Il faut se cacher. Ainsi débute l’enfermement ; la tragédie familiale entrée dans les manuels d’histoire : pendant vingt-quatre mois, le père, la mère et leurs deux filles (l’aînée, Margot, a trois ans et demi de plus qu’Anne) vont vivre au secret, avec quelques-unes de leurs connaissances. Au total ils sont sept, puis huit, à se replier au sein de « l’Annexe », un appartement pas très grand, niché dans l’immeuble qui abrite l’entreprise d’Otto, et dont l’entrée est dissimulée derrière une bibliothèque. À l’extérieur, un petit réseau de solidarité les aide à tenir. Et Anne, jour après jour, brosse le tableau de cette vie amputée, qui résiste.
Bien sûr, elle dit l’angoisse, qui d’un instant à l’autre peut surgir de tout et de rien – un bruit dans l’escalier voisin, des tirs dans la rue, un bombardement aérien. Elle dit aussi les éclairs d’espoir, d’exaltation collective, quand le poste de radio annonce l’amorce d’un revirement sur le front (« Mercredi soir 8 septembre [1943], nous nous étions installés devant la radio pour sept heures, et voilà les premiers mots que nous avons entendus “Here follows the best news from whole the war : Italie has capitulated 23.” L’Italie a capitulé sans condition ! »).

Mais ce qu’Anne Frank décrit surtout, c’est la petite société qui se met en place entre les murs de l’Annexe. Elle la dépeint avec soin, et un sens du détail qui tiendrait presque de la littérature naturaliste. Longuement, de façon aussi précise que répétée, elle s’attarde sur les gestes, les manies, les dits et non-dits des occupants de la cachette, mettant au jour un peu de la psychologie des uns et des autres. Elle donne à voir, dans l’enfermement, leurs moments de partage, d’ennui, de rêverie, d’agacement. Confesse sans détour le gouffre émotionnel qui la sépare de sa mère, soulignant au contraire à quel point elle se sent proche de son père.

Comment gérer l’intimité ?
Pointe, avec le même naturel, l’importance soudain majeure de considérations d’ordinaire anodines – l’usage partagé des sanitaires. Remarque le rapport de chacun à la pudeur, et sa façon de la gérer dans un espace qui ne laisse plus guère de place à l’intimité (« comme tous les sept, nous sommes très différents et que le niveau de pudibonderie est plus élevé chez les uns que chez les autres, chaque membre de la famille s’est choisi son recoin personnel », 29 septembre 1942).
En cela, sa radioscopie de la vie confinée résonne sans doute plus fortement que d’habitude pour les lecteurs que nous sommes aujourd’hui. Quand Anne Frank relève les sempiternelles disputes entre sa mère et madame Van Daan – cachée elle aussi dans l’Annexe, avec son époux et leur fils –, notant que la cohabitation tend, forcément, les relations. Quand elle parvient malgré tout à s’amuser, en se déguisant avec le fils des Van Daan, Peter, qui a l’âge de sa sœur, donc celui des jeux enfantins.
Quand elle s’applique, même privée de classe, à poursuivre son apprentissage grâce à la complicité d’une employée d’Otto Frank (« Bep a commandé auprès de je ne sais quelle association des cours de sténographie par correspondance pour Margot, Peter et moi. Tu vas voir quels parfaits sténographes nous serons l’année prochaine », 1er octobre 1942). Ou, mieux, quand elle raconte qu’après quelques semaines d’enfermement, tout le monde constate les dégâts pondéraux ! « Ce matin, nous sommes tous passés sur la balance. Margot pèse maintenant 120 livres, maman 124, papa 141, Anne 87, Peter 134, Mme Van Daan 106, M. Van Daan 150. Depuis trois mois que je suis ici, j’ai pris 17 livres, énorme, non ? », 14 octobre 1942).
“Comme nous avons la vie facile ici, facile et tranquille. Nous n’aurions pas à nous inquiéter de toute cette détresse, si nous ne craignions pas tant pour tous ceux qui nous sont si chers.” Anne Frank

Puis, en tournant une page, la réalité des années 1940 nous rappelle soudain toute la singulière horreur que vécurent les « Annexiens », comme Anne avait fini par les appeler, puisque la cachette semblait être devenue l’unique patrie qui les accepte. Il arrivait à la jeune fille de regarder par-delà les rideaux.
« Souvent le soir, à la nuit tombée, je vois marcher ces colonnes de braves gens innocents, avec des enfants en larmes, marcher sans arrêt, sous le commandement de quelques-uns de ces types, qui les frappent et les maltraitent jusqu’à les faire tomber d’épuisement, ou presque. Personne n’est épargné, vieillards, enfants, bébés, femmes enceintes, malades, tout, tout est entraîné dans ce voyage vers la mort. Comme nous avons la vie facile ici, facile et tranquille. Nous n’aurions pas à nous inquiéter de toute cette détresse, si nous ne craignions pas tant pour tous ceux qui nous sont si chers et que nous ne pouvons plus aider. Je me sens mauvaise d’être dans un lit bien chaud alors que mes amies les plus chères, quelque part au-dehors, ont été jetées par terre ou se sont effondrées » (19 novembre 1942).

Le récit de ses états d’âme, sans jamais s’épargner
Stupéfiantes maturité et dignité d’une adolescente confrontée au pire et qui, au fil des pages, observe ses propres états d’âme sans jamais s’épargner.
Son journal s’achève le 1er août 1944. Trois jours plus tard, les occupants de l’Annexe étaient arrêtés, sans doute à la suite d’une dénonciation. Tous déportés. Seul Otto Frank en revint vivant. À relire aujourd’hui le cahier de sa fille retrouvé après-guerre, nous n’apprendrons rien de fondamentalement nouveau sur l’horreur d’une guerre – une vraie. Mais peut-être un peu sur nos peurs, nos plaintes, parfois nos drames. Plus que jamais, ce livre-là nous met face à nous-mêmes.


Samedi 20 juin 1942
C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un dans mon genre, d’écrire un journal. Non seulement je n’ai jamais écrit, mais il me semble que plus tard, ni moi ni personne ne s’intéressera aux confidences d’une écolière de treize ans. Mais à vrai dire, cela n’a pas d’importance, j’ai envie d’écrire et bien plus encore de dire vraiment ce que j’ai sur le cœur  une bonne fois pour toutes à propos d’un tas de choses. Le papier a plus de patience que les gens : ce dicton m’est venu à l’esprit par un de ces jours de légère mélancolie où je m’ennuyais, la tête dans les mains, en me demandant dans mon apathie s’il fallait sortir ou rester à la maison et où, au bout du compte, je restais plantée là à me morfondre. Oui, c’est vrai, le papier a de la patience, et comme je n’ai pas l’intention de jamais faire lire à qui que ce soit ce cahier cartonné paré du titre pompeux de "Journal", à moins de rencontrer une fois dans ma vie un ami ou une amie qui devienne l’ami ou l’amie avec un grand A, personne n’y verra probablement d’inconvénient.
Me voici arrivée à la constatation d’où est partie cette idée de journal ; je n’ai pas d’amie.
Pour être encore plus claire, il faut donner une explication, car personne ne comprendrait qu’une fille de treize ans soit complètement seule au monde, ce qui n’est pas vrai non plus : j’ai des parents adorables et une soeur de seize ans, j’ai, tout bien compté, au moins trente camarades et amies, comme on dit, j’ai une nuée d’admirateurs, qui ne me quittent pas des yeux et qui en classe, faute de mieux, tentent de capter mon image dans un petit éclat de miroir de poche. J’ai ma famille et un chez-moi. Non, à première vue, rien ne me manque, sauf l’amie avec un grand A. Avec mes camarades, je m’amuse et c’est tout, je n’arrive jamais à parler d’autre chose que des petites histoires de tous les jours, ou à me rapprocher d’elles, voilà le hic. Peut-être ce manque d’intimité vient-il de moi, en tout cas le fait est là et malheureusement, on ne peut rien y changer. De là ce journal. Et pour renforcer encore dans mon imagination l’idée de l’amie tant attendue, je ne veux pas me contenter d’aligner les faits dans ce journal comme ferait n’importe qui d’autre, mais je veux faire de ce journal l’amie elle-même et cette amie s’appellera Kitty.
Idiote ! Mon histoire ! on n’oublie pas ces choses-là.
Comme on ne comprendra rien à ce que je raconte à Kitty si je commence de but en blanc, il faut que je résume l’histoire de ma vie, quoi qu’il m’en coûte.
Mon père, le plus chou des petits papas que j’aie jamais rencontrés, avait déjà trente-six ans quand il a épousé ma mère, qui en avait alors vingt-cinq. Ma soeur Margot est née en 1926, à Francfort-sur-le-Main en Allemagne. Le 12 juin 1929, c’était mon tour.
J’ai habité Francfort jusqu’à l’âge de quatre ans.
Comme nous sommes juifs à cent pour cent, mon père est venu en Hollande en 1933, où il a été nommé directeur de la société néerlandaise Opekta, spécialisée dans la préparation de confitures. Ma mère, Edith Frank-Holländer, est venue le rejoindre en Hollande en septembre. Margot et moi sommes allées à Aix-la-Chapelle, où habitait notre grand-mère. Margot est venue en Hollande en décembre et moi en février et on m’a mise sur la table, parmi les cadeaux d’anniversaire de Margot.
Peu de temps après, je suis entrée à la maternelle de l’école Montessori, la sixième. J’y suis restée jusqu’à six ans, puis je suis allée au cours préparatoire. En CM2, je me suis retrouvée avec la directrice, Mme Kuperus, nous nous sommes faits des adieux déchirants à la fin de l’année scolaire et nous avons pleuré toutes les deux, parce que j’ai été admise au lycée juif où va aussi Margot.
Notre vie a connu les tensions qu’on imagine, puisque les lois antijuives de Hitler n’ont pas épargné les membres de la famille qui étaient restés en Allemagne. En 1938, après les pogroms, mes deux oncles, les frères de maman, ont pris la fuite et se sont retrouvés sains et saufs en Amérique du Nord, ma grand-mère est venue s’installer chez nous, elle avait alors soixante-treize ans.
A partir de mai 1940, c’en était fini du bon temps, d’abord la guerre, la capitulation, l’entrée des Allemands, et nos misères, à nous les juifs, ont commencé. Les lois antijuives se sont succédé sans interruption et notre liberté de mouvement fut de plus en plus restreinte. Les juifs doivent porter l’étoile jaune ; les juifs doivent rendre leurs vélos, les juifs n’ont pas le droit de prendre le tram ; les juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une voiture particulière ; les juifs ne peuvent faire leurs courses que de trois heures à cinq heures, les juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ; les juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de huit heures du soir à six heures du matin ; les juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les cinémas et autres lieux de divertissement ; les juifs n’ont pas le droit d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ; les juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les juifs ne peuvent pratiquer aucune sorte de sport en public. Les juifs n’ont plus le droit de se tenir dans un jardin chez eux ou chez des amis après huit heures du soir ; les juifs n’ont pas le droit d’entrer chez des chrétiens ; les juifs doivent fréquenter des écoles juives, et ainsi de suite, voilà comment nous vivotions et il nous était interdit de faire ceci ou cela. Jacques me disait toujours : "Je n’ose plus rien faire, j’ai peur que ce soit interdit."
Dans l’été de 1941, grand-mère est tombée gravement malade, il a fallu l’opérer, et on a un peu oublié mon anniversaire. Comme d’ailleurs dans l’été de 1940, parce que la guerre venait de se terminer aux Pays-Bas. Grand-mère est morte en janvier 1942. Personne ne sait à quel point moi, je pense à elle et comme je l’aime encore. Cette année, en 1942, on a voulu rattraper le temps perdu en fêtant mon anniversaire et la petite bougie de grand-mère était allumée près de nous.
Pour nous quatre, tout va bien pour le moment, et j’en suis arrivée ainsi à la date d’aujourd’hui, celle de l’inauguration solennelle de mon journal, 20 juin 1942.

Mercredi 8 juillet 1942
Chère Kitty,
Depuis dimanche matin, on dirait que des années se sont écoulées, il s’est passé tant de choses qu’il me semble que le monde entier s’est mis tout à coup sens dessus dessous, mais tu vois, Kitty, je vis encore et c’est le principal, dit Papa. Oui, c’est vrai, je vis encore, mais ne me demande pas où ni comment. J’ai l’impression que tu ne comprends rien à ce que je te dis aujourd’hui, c’est pourquoi je vais commencer par te raconter ce qui s’est passé dimanche après-midi.
A trois heures (Hello s’était absenté pour revenir un peu plus tard) quelqu’un a sonné à la porte, je n’ai rien entendu parce que j’étais paresseusement étendue sur une chaise longue à lire au soleil, sur la terrasse. Margot est apparue tout excitée à la porte de la cuisine. "Il est arrivé une convocation de SS pour Papa, a-t-elle chuchoté, Maman est déjà partie chez M. Van Daan." (Van Daan est un ami et un associé de Papa).
Cela m’a fait un choc terrible, une convocation, tout le monde sait ce que cela veut dire, je voyais déjà le spectre des camps de concentration et de cellules d’isolement et c’est là que nous aurions dû laisser partir Papa. "Il n’est pas question qu’il parte", affirma Margot pendant que nous attendions Maman dans le salon. "Maman est allée chez Van Daan demander si nous pouvons nous installer demain dans notre cachette. Les Van Daan vont se cacher avec nous. Nous serons sept." Silence. Nous ne pouvions plus dire un mot, la pensée de Papa, qui, sans se douter de rien, faisait une visite à l’hospice juif, l’attente du retour de Maman, la chaleur, la tension, tout cela nous imposait le silence.
(...)
Quand Margot et moi nous sommes retrouvées dans notre chambre, elle m’a raconté que la convocation n’était pas pour Papa mais pour elle. Cela m’a fait encore un choc et j’ai commencé à pleurer. Margot a seize ans, ils font donc partir seules des filles aussi jeunes, mais heureusement, elle n’irait pas, Maman était formelle, et c’est sans doute à cela que Papa avait fait allusion quand il m’avait parlé de nous cacher.
Nous cacher, mais où, en ville, à la campagne, dans une maison, une cabane, où, quand, comment ?... Cela faisait beaucoup de questions que je ne pouvais pas poser mis qui revenaient sans cesse. Margot et moi avons commencé à ranger dans un cartable ce dont nous avions le plus besoin, la première chose que j’y ai mise, c’était ce cahier cartonné, puis des bigoudis, des mouchoirs, des livres de classe, un peigne, des vieilles lettres, la perspective de la cachette m’obsédait et je fourrais n’importe quoi dans la sacoche, mais je ne le regrette pas, je tiens plus aux souvenirs qu’aux robes.
A cinq heures, Papa est enfin rentré, nous avons téléphoné à M. Kleiman pour lui demander de venir le soir même. Van Daan est parti chercher Miep. Miep est arrivée, a emporté chez elle dans un sac des chaussures, des robes, des vestes, des sous-vêtements et des chaussettes et a promis de revenir dans la soirée. Après quoi, notre maison est redevenue silencieuse ; nous n’avions faim ni les uns ni les autres, il faisait encore chaud et tout était très étrange. Nous avions loué notre grande chambre du haut à un certain M. Goldschmidt, un divorcé d’une trentaine d’années, qui apparemment n’avait rien à faire ce soir-là et s’est incrusté chez nous jusqu’à dix heures, pas moyen de se débarrasser de lui, quoi qu’on dise.
Miep et Jan Gies sont arrivés à onze heures, Miep travaille avec Papa depuis 1933 et est devenue une grande amie, tout comme Jan, son mari de fraîche date. Une fois encore, des chaussures, des bas, des livres et des sous-vêtements ont disparu dans le sac de Miep et les grandes poches de Jan ; à onze heures et demie, ils disparaissaient à leur tour.
J’étais morte de fatigue et j’avais beau savoir que ce serait ma dernière nuit dans mon lit, je me suis endormie tout de suite et Maman a dû me réveiller à cinq heures et demie. Heureusement, il faisait un peu moins étouffant que dimanche ; des trombes de pluie chaude sont tombées toute la journée. Tous les quatre, nous nous sommes couverts d’habits, comme pour passer la nuit dans une glacière et cela dans le seul but d’emporter d’autres vêtements. Aucun juif dans notre situation ne se serait risqué à quitter sa maison avec une valise pleine d’habits.
J’avais mis deux chemises, trois culottes, une robe, et par-dessus une jupe, une veste, un manteau d’été, deux paires de bas, des chaussures d’hiver, un bonnet, une écharpe et bien d’autres choses encore, j’étouffais déjà avant de sortir, mais personne ne s’en souciait. Margot a bourré son cartable de livres de classe, est allée chercher son vélo dans la remise et a suivi Miep qui l’emmenait vers des horizons inconnus de moi. En effet, j’ignorais encore quelle serait notre mystérieuse destination.
A sept heures et demie, nous avons refermé à notre tour la porte derrière nous, le seul à qui il me restait à dire adieu, c’était Moortje, mon petit chat, qui allait trouver un bon refuge chez les voisins, ainsi que l’indiquait une petite lettre à M. Goldschmidt.
Les lits défaits, les restes du petit déjeuner sur la table, une livre de viande pour le chat à la cuisine, tout donnait l’impression que nous étions partis précipitamment. Mais nous nous moquions bien des impressions, tout ce que nous voulions, c’était partir, partir et arriver à bon port, et rien d’autre.
La suite à demain.
Bien à toi,
Anne

Samedi 11 juillet 1942
Papa, Maman et Margot ont encore du mal à s’habituer au carillon de la Westertoren, qui sonne tous les quarts d’heure. Moi pas, je l’ai tout de suite aimé, et surtout la nuit, c’est un bruit rassurant. Il t’intéressera peut-être de savoir quelle impression cela me fait de me cacher, eh bien, tout ce que je peux te dire, c’est que je n’en sais encore trop rien. Je crois que je ne me sentirai jamais chez moi dans cette maison, ce qui ne signifie absolument pas que je m’y sens mal, mais plutôt comme dans une pension de famille assez singulière où je serais en vacances. Une conception bizarre de la clandestinité, sans doute, mais c’est la mienne. L’Annexe est une cachette idéale, et bien qu’humide et biscornue, il n’y en a probablement pas de mieux aménagée ni de plus confortable dans tout Amsterdam, voire dans toute la Hollande. Avec ses murs vides, notre petite chambre faisait très nue. Grâce à Papa, qui avait emporté à l’avance toute ma collection de cartes postales et de photos de stars de cinéma, j’ai pu enduire tout le mur avec un pinceau et de la colle et faire de la chambre une gigantesque image. C’est beaucoup plus gai comme ça et quand les Van Daan nous rejoindront, nous pourrons fabriquer des étagères et d’autres petites bricoles avec le bois entreposé au grenier. Margot et Maman se sentent un peu retapées, hier Maman a voulu se remettre aux fourneaux pour faire de la soupe aux pois, mais pendant qu’elle bavardait en bas, elle a oublié la soupe qui a brûlé si fort que les pois, carbonisés, collaient au fond de la casserole.
Hier soir, nous sommes descendus tous les quatre dans le bureau privé et avons mis la radio de Londres, j’étais tellement terrorisée à l’idée qu’on puisse nous entendre que j’ai littéralement supplié Papa de remonter avec moi ; Maman a compris mon inquiétude et m’a accompagnée. Pour d’autres choses aussi, nous avons très peur d’être entendus par les voisins.
(...)
C’est le silence qui me rend si nerveuse le soir et la nuit, et je donnerais cher pour qu’un de nos protecteurs reste dormir ici.
Nous ne sommes pas trop mal ici, car nous pouvons faire la cuisine et écouter la radio en bas, dans le bureau de Papa. M. Kleiman et Miep et aussi Bep Voskuyl nous ont tellement aidés, ils nous ont déjà apporté de la rhubarbe, des fraises et des cerises, et je ne crois pas que nous allons nous ennuyer de si tôt. Nous avons aussi de quoi lire et nous allons acheter encore un tas de jeux de société. Evidemment, nous n’avons pas le droit de regarder par la fenêtre ou de sortir. Dans la journée, nous sommes constamment obligés de marcher sur la pointe des pieds et de parler tout bas parce qu’il ne faut pas qu’on nous entende de l’entrepôt. Hier nous avons eu beaucoup de travail, nous avons dû dénoyauter deux paniers de cerises pour la firme, M. Kugler voulait en faire des conserves. Nous allons transformer les cageots des cerises en étagères à livres.
On m’appelle.
Bien à toi,
Anne

Jeudi 6 janvier 1944
Chère Kitty,
Mon désir de parler à quelqu’un a pris de telles proportions que j’ai fini par avoir envie de parler à Peter. Quand il m’arrivait de venir dans sa chambre, là-haut, à la lumière de la lampe, je m’y sentais toujours bien, mais comme Peter est toujours trop timide pour mettre quelqu’un à la porte, je n’osais pas rester longtemps, car j’avais peur qu’il ne me trouve affreusement agaçante. Je continuais à chercher la moindre occasion de parler un moment avec lui et celle-ci s’est présentée hier. Peter a attrapé la manie des mots croisés et y passe toute sa journée, je l’ai aidé et bientôt, nous étions installés l’un en face de l’autre à sa petite table, lui sur la chaise, moi sur le divan. Je me sentais toute drôle quand je regardais droit dans ses yeux bleu foncé et me rendais compte à quel point il était intimidé par cette visite inhabituelle. Je pouvais lire si facilement en lui, son visage portait encore les traces de sa maladresse et de son manque d’assurance mais, en même temps, reflétait vaguement sa conscience d’être un homme. Je comprenais tellement son comportement timide et me sentais si attendrie. J’aurais voulu lui demander : "Parle-moi de toi. Regarde au-delà de mon tragique besoin de bavarder." Je me suis aperçue qu’en fait, il est plus facile de préparer de telles questions que de les poser. Mais la soirée s’est déroulée sans que rien ne se passe, sauf que je lui ai parlé de cette histoire de rougir, pas de ce que j’ai écrit, bien entendu, mais je lui ai dit qu’il prendrait de l’assurance avec les années.
Le soir dans mon lit, j’ai pleuré et pleuré, mais pourtant, il fallait que personne ne m’entende et je trouvais l’idée d’avoir à implorer les faveurs de Peter tout simplement repoussante. On peut aller très loin pour satisfaire ses envies, comme tu peux t’en apercevoir, car je me proposais de rendre plus souvent visite à Peter et d’arriver à le faire parler, d’une manière ou d’une autre.
Ne va en aucun cas t’imaginer que je suis amoureuse de Peter, absolument pas. Si au lieu d’un garçon, les Van Daan avaient eu une fille ici, j’aurais aussi essayé de me lier d’amitié avec elle.
(...)

Vendredi 21 juillet 1944
Chère Kitty,
A présent, je suis pleine d’espoir, enfin tout va bien. Tout va même très bien ! Superbes nouvelles ! On a tenté d’assassiner Hitler, et pour une fois il ne s’agit pas de communistes juifs ou de capitalistes anglais mais d’un général allemand de haute lignée germanique, un comte qui en plus est encore jeune. La Providence divine a sauvé la vie du Führer et, malheureusement, il s’en est tiré avec seulement quelques égratignures et des brûlures. Plusieurs officiers et généraux de son entourage immédiat ont été tués ou blessés. Le principal auteur de l’attentat a été fusillé. Voilà tout de même la meilleure preuve que de nombreux officiers et généraux en ont assez de la guerre et aimeraient voir Hitler sombrer aux oubliettes afin de prendre la tête d’une dictature militaire, et ainsi, de conclure la paix avec les Alliés, de réarmer et de recommencer la guerre dans une vingtaine d’années. Peut-être que la Providence a fait exprès de traîner un peu avant de l’éliminer, car il est beaucoup plus facile et avantageux pour les Alliés de laisser aux Germains purs et sans tache le soin de s’entre-tuer, les Russes et les Anglais auront d’autant moins de travail et pourront se mettre d’autant plus vite à la reconstruction de leurs propres villes.
Mais nous n’en sommes pas encore là, et rien ne me fait moins envie que d’anticiper sur ces glorieux événements. Pourtant, tu peux constater que ce que je dis ne contient que la vérité et toute la vérité ; pour une fois, je ne suis pas à clamer des idéaux grandioses.
(...)

Mardi 1er août 1944
Chère Kitty,
(...)
J’ai peur que tous ceux qui me connaissent telle que je suis toujours ne découvrent mon autre côté, le côté plus beau et meilleur. J’ai peur qu’ils se moquent de moi, me trouvent ridicule, sentimentale, ne me prennent pas au sérieux. J’ai l’habitude de ne pas être prise au sérieux, mais seule l’Anne insouciante y est habituée et arrive à le supporter, l’Anne profonde n’en a pas la force. Quand il m’arrive vraiment de me forcer à soumettre la gentille Anne aux feux de la rampe pendant un quart d’heure, celle-ci se rétracte comme une sensitive dès qu’elle doit ouvrir la bouche, laisse la parole à Anne numéro 1 et a disparu avant que je ne m’en aperçoive.
En société, la douce Anne n’a encore jamais, pas une seule fois, fait son apparition, mais dans la solitude, elle l’emporte toujours. Je sais exactement comment j’aimerais être, comment je suis en réalité... à l’intérieur, mais malheureusement je ne le suis que pour moi-même. Et c’est sans doute, non c’est certainement pour cette raison que je prétends avoir une nature intérieure heureuse, tandis que les autres gens voient en moi une nature extérieure heureuse. A l’intérieur, l’Anne pure me montre le chemin, à l’extérieur, je ne suis rien d’autre qu’une petite chèvre turbulente qui a arraché ses liens.
Comme je l’ai déjà dit, je ressens toute chose autrement que je ne l’exprime et c’est pourquoi j’ai la réputation d’une coureuse de garçons, d’une flirteuse, d’une madame je-sais-tout et d’une lectrice de romans à l’eau de rose. Anne joyeuse s’en moque, rétorque avec insolence, hausse les épaules d’un air indifférent, fait semblant de ne pas s’en soucier, mais pas du tout, Anne silencieuse réagit complètement à l’opposé. Pour être vraiment franche, je veux bien t’avouer que cela me fait de la peine, que je me donne un mal de chien pour essayer de changer, mais que je dois me battre sans arrêt contre des armées plus puissantes.
En moi une voix sanglote : "Tu vois, voilà où tu en es arrivée, de mauvaises opinions, des visages moqueurs ou perturbés, des personnes qui te trouvent antipathique, et tout cela seulement parce que tu n’écoutes pas les bons conseils de la bonne moitié en toi." Ah, j’aimerais bien écouter, mais je n’y arrive pas, quand je suis calme et sérieuse, tout le monde pense que je joue encore la comédie et alors je suis bien obligée de m’en sortir par une blague, sans même parler de ma propre famille qui pense qu’à coup sûr je suis malade, me fait avaler des cachets contre la migraine, et des calmants, me tâte le pouls et le front pour voir si j’ai de la fièvre, s’enquiert de mes selles et critique ma mauvaise humeur ; je ne supporte pas longtemps qu’on fasse à tel point attention à moi, je deviens d’abord hargneuse, puis triste et finalement je me retourne le coeur, je tourne le mauvais côté vers l’extérieur, et le bon vers l’intérieur, et ne cesse de chercher un moyen de devenir comme j’aimerais tant être et comme je pourrais être, si... personne d’autre ne vivait sur terre.
Bien à toi,
Anne M. Frank

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 Anne Frank (1929 - 1945)

Un journal plus si intime
Anne Frank représente à elle seule la jeunesse qui a souffert et péri dans les camps d'extermination nazis. Au-delà des chiffres terrifiants des victimes du nazisme, elle confère une humanité certaine à ceux que le Troisième Reich a tenté de déshumaniser.
Elle nous fait prendre conscience que, derrière les chiffres, il y a des hommes, des femmes et des enfants, qui ont eu une vie avant de se retrouver dans un camp et, pour beaucoup, auraient dû en avoir une après. Pour certains elle incarne une amie, pour d’autres une sœur, une fille ou une petite-fille. Elle incarne l’insouciance de la jeunesse, exacerbée par l’atrocité des événements qu’elle a subis.
Si elle est devenue un tel symbole c'est parce que son père a publié, deux ans après la Seconde Guerre mondiale, le journal intime qu’elle a tenu pendant qu’elle vivait recluse, à l’abri de la menace nazie et de la déportation, avec sa famille à Amsterdam.
Précieux pour la jeune fille, qui le considère comme une confidente, une amie (qu’elle surnomme Kitty) à qui elle peut tout raconter, son journal l’est également pour la postérité, qui voit dans ce témoignage une source considérable pour l'histoire de la Shoah. Retour sur la vie d’Anne Frank.
Une enfance menacée
Annelies Marie Frank naît le 12 juin 1929 à Francfort-sur-le-Main, au cœur de l'Allemagne, d’Otto (1889-1980) et Edith (1900-1945) Frank. Elle a une sœur, de trois ans son aînée, Margot (1926-1945).
Dès les débuts du régime nazi, Otto sent la menace qui pèse sur le peuple juif et décide d’emmener sa famille s’installer aux Pays-Bas. C’est à Amsterdam que les parents et leurs deux filles posent leurs valises. Otto y débute un commerce en pectine, un extrait végétal destiné à épaissir les confitures.
Mais en 1941, les Allemands occupent les Pays-Bas et la politique antisémite du Troisième Reich s’intensifie. Anne doit quitter son école publique pour intégrer une école juive. Otto doit quitter son travail.
Voyant les déportations des Juifs se multiplier, il faut trouver une solution pour ne pas être envoyé vers ce qu’ils pensent être un camp de travail forcé.  
Le 9 juillet 1942, la famille Frank s’installe alors dans les locaux situés à l’arrière des bureaux de la société de produits alimentaires du père, Otto Frank. Ils ne sont pas seuls. Quatre voisins, Hermann van Pels, son épouse et son fils Peter et un dentiste, Fritz Pfeffer, vont leur tenir compagnie durant leur clandestinité dans ce qu'ils vont surnommer « l’Annexe ».

(Sur)vivre dans l’Annexe
Les huit clandestins vivent calfeutrés. Il ne faut faire aucun bruit. Personne ne doit les voir ni les entendre, c’est dire s’ils se sentent comme des êtres illégitimes.
Des amis non-Juifs, qu’ils surnomment leurs « protecteurs » les aident, notamment en les ravitaillant car, même s’il est difficile de vivre, il faut survivre. Mais le temps est long.

Journal d’Anne Franck offert par son père

Pendant ces deux années, Anne écrit dans le journal que son père lui a offert le 12 juin 1942, pour son treizième anniversaire. C’est un moyen quasiment vital pour elle de lutter contre l’ennui. Au-delà de s’épancher sur ses sentiments et ses pensées, elle écrit quelques nouvelles, entame un roman et note des extraits de ses lectures favorites.
Âgée d’à peine treize ans, il est troublant de remarquer qu’elle est consciente de ce qu’il arrive aux Juifs. Elle l’évoque avec une certaine maturité. En effet, elle écrit dans son journal à la date du vendredi 9 octobre 1942 : « Nous n'ignorons pas que ces pauvres gens [les Juifs capturés par les nazis] seront massacrés. La radio anglaise parle de chambre à gaz. Peut-être est-ce encore le meilleur moyen de mourir rapidement. J'en suis malade... »
Un jour, elle entend un discours du ministre de l’Éducation du gouvernement néerlandais, sur Radio Orange, la radio clandestine des Pays-Bas. Il invite la population à conserver les journaux intimes et tout autre document relatif aux souffrances du peuple pendant la guerre. Anne retravaille donc ses différents journaux dans l’espoir d’en faire plus tard un roman.
Ses espoirs sont de courte durée. Le 4 août 1944, moins d’un an avant le suicide de Hitler, ils reçoivent la pire des visites, celle de la Gestapo. Aujourd’hui encore, les motifs de cette visite sont inexpliqués. Ce serait peut-être des voisins hollandais qui les auraient dénoncés.
Miep Gies, l’une des protectrices de la famille Frank entre 1942 et 1944, parvient à sauver le journal pendant l’opération policière. Elle sait l’importance qu’il représente pour Anne. Lors d’une visite rendue à la famille dans l’Annexe, elle l’avait surprise en pleine rédaction. Reconnue JUSTE parmi les nations en 1977, Miep Gies est morte le 11 janvier 2010 à l’âge de 100 ans.

Samedi 11 juillet 1942

Dans ce bâtiment se trouve le où réduit vécut Anne Franck et sa famille

« Papa, Maman et Margot ont encore du mal à s’habituer au carillon de la Westertoren, qui sonne tous les quarts d’heure. Moi pas, je l’ai tout de suite aimé, et surtout la nuit, c’est un bruit rassurant. Il t’intéressera peut-être de savoir quelle impression cela me fait de me cacher, eh bien, tout ce que je peux te dire, c’est que je n’en sais encore trop rien. Je crois que je ne me sentirai jamais chez moi dans cette maison, ce qui ne signifie absolument pas que je m’y sens mal, mais plutôt comme dans une pension de famille assez singulière où je serais en vacances. Une conception bizarre de la clandestinité, sans doute, mais c’est la mienne. L’Annexe est une cachette idéale, et bien qu’humide et biscornue, il n’y en a probablement pas de mieux aménagée ni de plus confortable dans tout Amsterdam, voire dans toute la Hollande. Avec ses murs vides, notre petite chambre faisait très nue. Grâce à Papa, qui avait emporté à l’avance toute ma collection de cartes postales et de photos de stars de cinéma, j’ai pu enduire tout le mur avec un pinceau et de la colle et faire de la chambre une gigantesque image. C’est beaucoup plus gai comme ça et quand les Van Daan nous rejoindront, nous pourrons fabriquer des étagères et d’autres petites bricoles avec le bois entreposé au grenier. Margot et Maman se sentent un peu retapées, hier Maman a voulu se remettre aux fourneaux pour faire de la soupe aux pois, mais pendant qu’elle bavardait en bas, elle a oublié la soupe qui a brûlé si fort que les pois, carbonisés, collaient au fond de la casserole.
Hier soir, nous sommes descendus tous les quatre dans le bureau privé et avons mis la radio de Londres, j’étais tellement terrorisée à l’idée qu’on puisse nous entendre que j’ai littéralement supplié Papa de remonter avec moi ; Maman a compris mon inquiétude et m’a accompagnée. Pour d’autres choses aussi, nous avons très peur d’être entendus par les voisins. (...)
C’est le silence qui me rend si nerveuse le soir et la nuit, et je donnerais cher pour qu’un de nos protecteurs reste dormir ici.
Nous ne sommes pas trop mal ici, car nous pouvons faire la cuisine et écouter la radio en bas, dans le bureau de Papa. M. Kleiman et Miep et aussi Bep Voskuyl nous ont tellement aidés, ils nous ont déjà apporté de la rhubarbe, des fraises et des cerises, et je ne crois pas que nous allons nous ennuyer de si tôt. Nous avons aussi de quoi lire et nous allons acheter encore un tas de jeux de société. Evidemment, nous n’avons pas le droit de regarder par la fenêtre ou de sortir. Dans la journée, nous sommes constamment obligés de marcher sur la pointe des pieds et de parler tout bas parce qu’il ne faut pas qu’on nous entende de l’entrepôt. Hier nous avons eu beaucoup de travail, nous avons dû dénoyauter deux paniers de cerises pour la firme, M. Kugler voulait en faire des conserves. Nous allons transformer les cageots des cerises en étagères à livres.
On m’appelle.
Bien à toi,
Anne »

Après la dénonciation, la déportation


Otto Franck (1889-1980), le père d’Anne Franck

Toute la famille est alors envoyée à Westerbork, un camp de transit au Pays-Bas, avant d’être déportée par le dernier convoi vers Auschwitz le 3 septembre 1944. Le voyage s’effectue dans des conditions effroyables, entassés dans un wagon à bestiaux. Pour les mille voyageurs, un seul petit tonneau fait office de toilettes.
À l’arrivée, la famille est séparée. Otto est envoyé dans un camp d’hommes et Anne est internée, avec sa mère et sa sœur, dans un camp de femmes. Après avoir vécu ensemble dans leur petit refuge pendant deux ans, ils se quittent brutalement et ne se reverront jamais.
Anne et sa sœur Margot sont transférées à Bergen-Belsen en octobre, où elles découvrent le manque (quasi absence) de nourriture, la fatigue insoutenable et le froid insurmontable. À peine cinq mois plus tard, et seulement quelques semaines avant la libération du camp, elles meurent victimes d’une épidémie de typhus.

La mère des filles, restée à Auschwitz, meurt au début du mois de janvier 1945, très peu de temps avant l’évacuation du camp par les Allemands le 18 janvier de la même année.
Seul rescapé de la famille Frank, Otto est découvert par les troupes soviétiques qui libèrent le camp le 27 janvier 1945. Il retourne à Amsterdam. Il sait que son épouse n’a pas survécu mais doit attendre un long moment dans la tourmente avant d’apprendre la mort de ses deux filles.  
Après la guerre, Miep Gies lui remet le journal de sa fille, dont elle n’a jamais lu une ligne. Elle voulait le rendre à Anne en mains propres mais, ayant appris sa mort, décide de le donner naturellement à Otto. Ce dernier prend la décision de le publier en 1947. Trois ans plus tard, il est traduit en français et le monde entier va vite se prendre de passion pour l’histoire d’Anne Frank.
Un jeune antiquaire et artiste américain, originaire du Massachussets, Ryan Cooper, écrit une lettre à Otto dans les années 1970. S’ensuit une longue correspondance d’où émerge une réelle amitié entre les deux hommes qui se rencontreront à plusieurs reprises.
Otto décède en 1980, à l’âge de 91 ans. Ryan Cooper dit à son propos : «Il ressemblait beaucoup à Anne dans le sens où il était optimiste. Il a toujours cru que le monde serait juste à la fin, et il a fondé cet espoir sur les jeunes».
Pour les 90 ans de la naissance d’Anne Frank, le 12 juin 2019, Ryan Cooper fait don de ces lettres échangées avec Otto Frank au Musée mémorial de la Shoah à Washington. Un débat au sujet de leur numérisation est en cours.

Vendredi 21 juillet 1944
« Chère Kitty,
A présent, je suis pleine d’espoir, enfin tout va bien. Tout va même très bien ! Superbes nouvelles ! On a tenté d’assassiner Hitler, et pour une fois il ne s’agit pas de communistes juifs ou de capitalistes anglais mais d’un général allemand de haute lignée germanique, un comte qui en plus est encore jeune. La Providence divine a sauvé la vie du Führer et, malheureusement, il s’en est tiré avec seulement quelques égratignures et des brûlures. Plusieurs officiers et généraux de son entourage immédiat ont été tués ou blessés. Le principal auteur de l’attentat a été fusillé. Voilà tout de même la meilleure preuve que de nombreux officiers et généraux en ont assez de la guerre et aimeraient voir Hitler sombrer aux oubliettes afin de prendre la tête d’une dictature militaire, et ainsi, de conclure la paix avec les Alliés, de réarmer et de recommencer la guerre dans une vingtaine d’années. Peut-être que la Providence a fait exprès de traîner un peu avant de l’éliminer, car il est beaucoup plus facile et avantageux pour les Alliés de laisser aux Germains purs et sans tache le soin de s’entre-tuer, les Russes et les Anglais auront d’autant moins de travail et pourront se mettre d’autant plus vite à la reconstruction de leurs propres villes.
Mais nous n’en sommes pas encore là, et rien ne me fait moins envie que d’anticiper sur ces glorieux événements. Pourtant, tu peux constater que ce que je dis ne contient que la vérité et toute la vérité ; pour une fois, je ne suis pas à clamer des idéaux grandioses. (...) »

Anne Frank, actrice de la Grande Histoire
Anne Frank est l’exemple même de la petite Histoire qui se mêle à la Grande. Car ce n’est pas seulement pour connaître son parcours que le monde s’est intéressé à son journal mais aussi pour appréhender cette tragédie dans sa globalité humaine. Du focus sur cette jeune fille, on peut élargir nos horizons et envisager des chemins de vie parallèles et différents au sien.

Couverture du Roman graphique Le Journal d’Anne Frank par Ari Folman et David Polomsky, Editions Calmann Lévy, 2017.

Toutefois, il ne s’agit pas de décalquer la vie d’Anne Frank en millions d’exemplaires. Primo Levi , l’auteur de Et si c’est un homme l’exprime bien : « À elle seule, Anne Frank nous émeut plus que les nombreuses victimes qui ont souffert comme elle, mais dont l'image est restée dans l'ombre. Il faut peut-être que les choses en soient ainsi : si nous devions et si nous étions capables de partager les souffrances de chacun, nous ne pourrions pas vivre. » 
Son journal est aussi l’un des principaux moyens utilisés pour raconter l’une des plus sombres périodes de notre Histoire à la jeune génération, qui peut davantage se retrouver et s’identifier dans le discours d’une adolescente.
Aujourd’hui, son journal, traduit dans plus de soixante-dix langues, est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Le lieu où elle et sa famille se cachèrent, à Amsterdam, est devenu un musée en 1960. L’ancienne Annexe est désormais connue dans le monde entier sous le nom de Maison d’Anne Frank.


La chambre d’Anne ’Frank dans l’Annexe


Pour en savoir plus









jeudi 23 avril 2020

Le visage de Jésus

Ouvrages sur Jésus


Le Seigneur
Romano Guardini
Paris,  Salvator ? 2018. 656 pages.




Résumé de l’éditeur :
A bien des égards, Romano Guardini a vécu à une époque très différente de la nôtre, mais aujourd’hui comme hier, il demeure vrai que le péril pour l’Eglise, et pour l’humanité, consiste à délaver l’image de Jésus-Christ en tentant de façonner un Jésus selon nos propres standards, de sorte que nous ne le suivons pas en tant que disciples obéissants, mais le recréons à notre image.Cependant, même à notre époque, la rédemption consiste simplement en ce que nous devenons ”vraiment réels”. Et nous ne pouvons y accéder qu’en redécouvrant la vraie réalité de Jésus-Christ et en discernant, par lui, le chemin d’une vie droite et juste. Le Seigneur de Romano Guardini n’a pas vieilli précisément parce qu’il continue à conduire vers ce qui est essentiel, vers celui qui est vraiment réel, Jésus-Christ en personne. Aujourd’hui encore, ce livre a donc une importante mission à accomplir.

Pourquoi avoir réédité une œuvre théologique déjà ancienne (parue en 1937 en Allemagne) et au contenu particulièrement dense (plus de 600 pages) ? Ce fut  le pari des éditions Salvator que de proposer une réédition d’une œuvre majeure de Romano Guardini. La figure de Guardini est surtout lié à sa participation au mouvement liturgique, mais ses méditations sur la personne et la vie de Jésus-Christ ont également nourri des générations entières de nos aînés dans la foi.

Il s’agit bien ici de méditations spirituelles, issues d’homélies prononcées durant quatre ans par Guardini, particulièrement renommé en son temps pour son charisme et ses talents de prédicateur. Bien que ces allocutions aient été remaniées par leur auteur en vue de leur publication, elles conservent toute la fraîcheur et la simplicité d’une homélie adressée personnellement à une assemblée de fidèles. Le style littéraire employé est plutôt simple et accessible pour un ouvrage de théologie, et l’ensemble est surtout divisé en courts chapitres (près d’une centaine au total) ce qui rend la lecture plutôt agréable.
Comme le titre de l’ouvrage de laisse paraître, ces méditations ont toutes pour objet la personne du Christ Jésus. Mais Guardini n’a pas voulu écrire ici un ouvrage de christologie systématique : il propose plutôt à son lecteur un parcours d’identification et de reconnaissance de la personne du Christ, en lui racontant certaines paroles et évènements de la vie de Jésus. L’ensemble, tout de même assez complet, conduit à méditer sur les principaux mystères de la vie du Christ Jésus, de ses origines à son retour en gloire.  Guardini ne prétend pas proposer une œuvre absolument originale, mais le seul but qu’il poursuit ici est d’amener son lecteur à une meilleure connaissance du Christ. C’est en ce sens que cet ouvrage est encore bien aussi actuel pour le lecteur d'aujourd'hui comme pour celui des années 1930. Aujourd’hui comme hier les méditations de Guardini peuvent nous aider à contempler l’éternel mystère du Christ vivant, afin de mieux pouvoir le reconnaître agissant dans nos vies.

L’auteur :
Romano Guardini (né en 1885 à Vérone-mort en 1968 à Munich), prêtre catholique, est considéré comme un des plus grands penseurs chrétiens du XXe siècle. On lui doit en particulier une réflexion approfondie sur la liturgie. Ses enseignements, à Berlin, à Tübingen et à Munich, ont influencé nombre de philosophes et théologiens, et notamment Joseph Ratzinger – Benoît XVI. 



Vie et destin de Jésus de Nazareth
Daniel Marguerat
Paris, Le Seuil, 2019. 416 pages




Jésus est à la mode. Historiens, écrivains, cinéastes tentent de percer le mystère : qui était l'homme de Nazareth ? A-t-il eu un père ? Qu'ambitionnait-il de faire ? Pourquoi est-il mort ? Ce livre n'esquive aucune question. Il est l'œuvre d'un historien, théologien, spécialiste de l'Antiquité. Il entraîne le lecteur, la lectrice à examiner les documents, à chercher des preuves, à dépasser les réponses ressassées pour en apercevoir d'autres.
On découvre quels soupçons, déjà du temps de Jésus, pesaient sur sa naissance. On fait la connaissance de son maître spirituel, Jean dit le Baptiseur. Les diverses facettes de ce juif exceptionnel sont explorées : Jésus le guérisseur, Jésus le poète du Royaume, Jésus le maître de sagesse. Ses amis (hommes et femmes) et ses adversaires sont nommés. Les raisons de sa mort (pourquoi est-il monté à Jérusalem ?) sont analysées. La naissance de la croyance en la résurrection est scrutée. La fabuleuse destinée de Jésus dans les trois grands monothéismes est aussi retracée : christianisme, judaïsme et islam ont construit de lui une image, à chaque fois différente.
Le livre est aussi passionnant qu'une enquête policière. Dans un style vif et clair, Daniel Marguerat livre ici le meilleur de la recherche récente, tenant ses lecteurs en haleine jusqu'aux dernières pages.

Daniel Marguerat, historien et bibliste, est professeur honoraire de l'université de Lausanne. Ses travaux sur les origines du christianisme lui ont acquis une réputation mondiale. Il est considéré comme l'un des meilleurs spécialistes actuels de la recherche sur Jésus de Nazareth.




Jésus-Christ au fil des siècles : une histoire de la christologie
Michel Fédou
Paris, Le Cerf, 2019. 513 pages




Qui est Jésus ? Dieu ? Homme ? Messie ? Sauveur ? Sage ? La question a déchiré les premiers siècles. Entre dogmes et hérésies, en est sortie la foi de l'Église. Une épopée que raconte ici son meilleur spécialiste.

Quel est le sens de la foi en Jésus Christ ? Le questionnement autour de l'identité du Jésus de la foi traverse l'histoire de l'Église et en dessine même le visage. Depuis les graves controverses du passé jusqu'aux grandes études christologiques de notre temps, la raison tente de percer un mystère divin. Ce livre dresse un panorama historique du cheminement des hommes qui cherchent à dire Dieu et récapitule les mille et une représentations de Jésus dans l'histoire. Des Pères de l'Église aux auteurs médiévaux, d'Irénée de Lyon à Nicolas de Cues en passant par Augustin et Thomas d'Aquin, ce sont les grandes intuitions de l'intelligence humaine qui sont ici présentées, ainsi que les nouvelles approches lors de la Réforme protestante ou dans le cadre des échanges avec la philosophie moderne. Une fresque monumentale qui fait aussi la part belle aux théologiens européens du xxe siècle comme aux penseurs contemporains d'Amérique latine, d'Afrique et d'Asie qui ouvrent la christologie à l'universalité.

BIOGRAPHIE
Né en 1952 à Lyon ; études secondaires et supérieures à Lyon ; agrégation de Lettres classiques en 1974.
Entré au noviciat de la Compagnie de Jésus en 1976 ; ordonné prêtre en 1984.
Etudes de philosophie et de théologie au Centre Sèvres ; doctorat de théologie au Centre Sèvres (avec une thèse sur Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse d’Origène).
Depuis 1987, enseigne la théologie au Centre Sèvres ; matières enseignées : la patristique (Origène, et plus largement la patristique grecque) ; la théologie dogmatique (notamment la christologie et la théologie trinitaire).
De 1996 à 2002 : doyen de la faculté de théologie du Centre Sèvres ; de 2003 à 2009, président du Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris.
Membre du Groupe des Dombes. Ancien membre du Conseil épiscopal pour les Relations interreligieuses et les Nouveaux courants religieux. Membre du comité mixte Catholiques - Orthodoxes en France. Membre de la Commission internationale luthéro-catholique.
BIBLIOGRAPHIE
Principales publications :
·         Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse d’Origène, Paris, Beauchesne, 1988.
·         La Sagesse et le monde. Le Christ d’Origène, Paris, Desclée, 1995.
·         Les religions selon la foi chrétienne, Paris, Cerf, 1996.
·         Regards asiatiques sur le Christ, Paris, Desclée, 1998.
·         La voie du Christ. Genèses de la christologie dans le contexte religieux de l’Antiquité du IIe siècle au début du IVe siècle, Paris, Cerf, 2006.