Une histoire du sentiment
religieux au XIXiècle
Guillaume Cuchet
Paris, Le Cerf, 2020.
424 page.
Industriel, scientiste,
positiviste, mais aussi mystique spiritualiste et occultiste, tel aura été le
paradoxal XIXè siècle français dont Guillaume Cuchet se fait ici le médium historique. Un tableau sans précédant du choc des croyances.
Le XIXè siècle a-t-il été fameux temps de déclin religieux ? Le rationalisme y
triomphait-il autant qu'on l'a dit ? Le positivisme y régnait-il en maître ?
Guillaume Cuchet
démontre que le XIXè siècle a été une époque d'intenses ferveurs religieuses, à
la mesure des bouleversements politiques qu'il a connus, aussi bien à
l'intérieur des cultes existants, comme le catholicisme, qu'en dehors. Tout un New Age précoce de
croyances et de pratiques hétérodoxes a rencontré un grand succès, notamment
dans les rangs d'une gauche loin d'être entièrement sécularisée. Apparitions
mariales, contestation de l'enfer, renouveau du purgatoire, nouvelles
conceptions du paradis, culte de la tombe et des morts, définition de nouveaux
dogmes comme l'Immaculée Conception ou l'Infaillibilité pontificale, succès des
" philosophies religieuses ", vogue des tables tournantes et du spiritisme,
essor de la piété " ultramontaine ", sont autant de manifestations de
cette effervescence.
À travers toutes
ces pratiques pour le moins surprenantes se dessine le visage d'un autre xixe
siècle, plus intime et plus complexe, dans lequel croyants et incroyants se
ressemblent souvent, là même, parfois, où ils s'opposent le plus.
Un essai détonnant.
C’est une chose acquise : le XIXème siècle religieux a mauvaise presse. Le
catholicisme pris dans la tourmente politique s’est ancré dans le refus du
progrès et de la science. Il a généré des pratiques « pieusardes » et une morale
étouffante. L’art – sulpicien forcément pourrait-on ajouter à la manière du
Dictionnaire des idées reçues de Flaubert – ne plaide pas pour ce siècle, même
si un courant historique semble déterminé à réhabiliter l’art religieux du
XIXème siècle, beaucoup plus riche et innovant qu’on ne le croit d’ordinaire.
L’ouvrage de Guillaume Cuchet rassemble des articles publiés auparavant dans
des revues savantes ou dans des actes de colloque. Il en sort un vrai livre
organisé en trois parties : « portraits », « débats », « tendances ».
Cinq personnages – cinq hommes – sont l’objet des portraits : Jean Reynaud
(1806-1863), Alphonse Gratry (1805-1872), Henri Perreyve (1831-1865), Charles
Gay (1812-1892) et Victor Hugo (1802-1885). Le premier est un polytechnicien saint
simonien, député en 1848 qui se retire de la vie politique après le coup d’État
du 2 décembre 1851. Personnage écouté et auteur d’un ouvrage très original,
Terre et Ciel (1856), il a depuis sombré dans l’oubli. Le retrouver dans les
pages que lui consacre Cuchet c’est goûter au flot des idées philosophiques et
spirituelles qui disent l’élan du XIXème siècle. Philosophie humanitaire qui
espère en un monde meilleur, elle veut croire aux réalités spirituelles d’un
monde que la technique et la science transforment. On peut oublier Reynaud,
mais pas ce volet « prophétique » du XIXème siècle. Gratry, lui aussi
polytechnicien et philosophe, est un essayiste catholique dont l’influence
allait demeurer jusqu’à la génération de René Rémond (né en 1918). De son oeuvre bondante, qu’on a comparée à celle de Maritain, on retiendra l’amorce d’un
retour vers saint Thomas d’Aquin, mais surtout « l’espoir de voir advenir enfin
le champion intellectuel qui triompherait des objections de l’incrédulité
contemporaine, tout en donnant du christianisme une présentation conforme aux
attentes de l’époque » (p. 104). Prêtre de l’Oratoire, Henri Perreyve a produit une
oeuvre, là encore oubliée depuis, mais dont l’importance fut reconnue de ses
contemporains. Pour Cuchet, elle est l’exemple même d’une théologie libérale
qui n’a pu véritablement porter ses fruits en ces années marquées par la
proclamation du dogme de
l'Immaculée Conception (dont Perreyve fait une
lecture optimiste qui tranche avec les aspects antimodernes que la définition
de ce dogme a
revêtu à l’époque) et la publication du Syllabus en 1864. Quant au père Gay,
tenu pour un mystique du XIXème siècle par le père Laberthonnière, Guillaume
Cuchet en propose une relecture qui montre la réalité de ces élans mystiques
qui précédent la publication en 1898 de l’Histoire d’une Âme de Thérèse de
l’Enfant-Jésus. Ici le travail de l’historien est crucial pour repérer des
expressions communes qui disent une époque et dévoilent alors le sens des
trajectoires individuelles. Victor Hugo est abordé par la pratique qu’il eut,
en exil à Jersey de 1854 à 1856, du spiritisme, un mouvement de mode et de fond
qui traduit les interrogations des femmes et des hommes du XIXème siècle sur
l’au-delà.
Cinq portraits qui servent tous à démontrer une chose : l’histoire
spirituelle du XIXème siècle ne se réduit pas à l’histoire d’une lutte entre
croyants et incroyants mais révèle la puissance de la réflexion religieuse, son
inscription dans une tradition et son attention aux temps nouveaux, son
exposition aux tensions politiques et culturelles d’une époque farouchement
politique. Le XIXème siècle est bien le laboratoire de la modernité et donc des
efforts catholiques pour savoir où se situer à la fois face à ce mouvement qui
emporte tout et dans ce mouvement aussi.
Trois chapitres composent la partie « Débats » dont un qui reprend un des
grands axes des recherches de Guillaume Cuchet, « le passage du petit au grand
nombre des élus dans le discours catholique du XIXème siècle ». On sait depuis
son livre Comment notre monde a cessé d’être chrétien, que Cuchet attribue à
cette « révolution théologique oubliée » un rôle majeur dans les recompositions
croyantes et les pratiques religieuses du XIXème siècle. Plus anecdotiques sont
les deux aspects suivants : « la querelle du naturalisme historique » et « la
première vague néo-bouddhiste au milieu du XIXème siècle ». Sans entrer dans le
détail, ces deux chapitres servent à montrer la vitalité de l’interrogation
proprement religieuse qui habite les hommes du XIXème siècle.
Dans la partie « Tendances », Guillaume Cuchet rassemble des articles sur «
le tournant sulpicien des années 1850 dans la littérature de piété du XIXème
siècle », « la religion du deuil et la communication avec l’au-delà », « Frédéric
Ozanam » et « ésotérisme et révolution. Insurgés et initiés en 1848 ». De cette
collection d’articles, Guillaume Cuchet tire une conclusion originale qui a le
mérite d’une grande clarté. Il rappelle que le XIXème siècle reste un siècle de
dogmes. « Ni le vieux dogme ,
écrit-il, qui a fait montre d’une étonnante capacité à se régénérer et à se
développer dans un contexte bouleversé, ni le nouveau puisque le siècle est
marqué par une grande effervescence philosophico-religieuse, y compris dans les
rangs [de la] gauche » n’ont disparu ou se sont évaporé (p. 395). Du coup,
l’historien est frappé de « l’intensité des recompositions religieuses de la période
». Il souligne aussi combien la bourgeoisie et la gauche sont sensibles à ces
questions, quelles que soient les formes, même évanescentes, que peuvent
prendre leurs préoccupations ou leurs formulations. Enfin, il souligne que la «
forme par excellence du sentiment religieux du XIXème siècle [est] funéraire »
(p. 401). Le deuil est devenu l’une des sources les plus fécondes de la
religiosité.
Une fois refermé l’ouvrage et plein des nouvelles connaissances qu’il
apporte au lecteur profane ou peu versé dans le matériau de l’histoire
religieuse du XIXème siècle, on réhabilite donc ce « stupide XIXème siècle »,
selon l’expression parfaitement injuste de ce réactionnaire qu’était Lucien
Daudet. Surtout, on mesure qu’une lecture binaire en terme d’affrontement entre
croyants et incroyants (ou scientistes, rationalistes, athées) est absolument
réductrice. Ne tiendrait-on pas là une clef pour comprendre aussi notre époque
? Héritier du dispositif intellectuel, politique et mental mis en place par les
Lumières, la Révolution et la République, ne sommes-nous pas souvent tentés –
et plus encore en ces temps où on joue avec la définition même de l’homme dans son Incarnation – de penser notre position en terme
d’opposition ? Ne faudrait-il pas alors essayer, comme nous y invite le pape
François, de regarder le monde alentour en y détectant ses aspirations religieuses
? Le XIXème siècle fut un grand siècle missionnaire. Aller à la fois au-devant
de populations ignorantes de la révélation et répondre aux angoisses ou aux
critiques de ceux qui, en ayant été nourris, la rejette fut la tâche des
pasteurs du XIXe siècle. La mission a-t-elle vraiment changé ?
Publication : Bibliothèque diocésaine d'Aix et Arles
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