RITES FUNERAIRES EN TEMPS D’EPIDEMIES
Introduction
Si il existe une constante dans la vie des hommes,
par-delà les âges, les conditions sociales ou les époques, quelques soient les
religions ou le degré de civilisation, c’est la célébration de rites à diverses
occasions (naissance, anniversaire, mariage ou mort) qui est constitutive de
l’homme Ainsi l’archéologie et l’anthropolgie ont mis à jour un des rites
apparus très tôt dans l’histoire de l’humanité et ceci dès la préhistoire :
aucune société n’abandonne ses morts. L’histoire nous apprend cependant que
certains évèments dramatiques viennent perturbuter ces conventions sociales :
guerres, catastrophes naturelles, épidémies particulièrement meurtrières. C’est
pourquoi les funérailles organisées au cours des mois de mars et avril 2020 ont
fait l’objet de controverses et ont été mal vécues quand bien même nous n’avons
pas revécu les époques des morts entérrés sans sépulture ou jetés dans des
charniers.
Ces évènements nous disent beaucoup sur notre
rapport face à la mort. C’est pourquoi on peut se pencher sur les quelques
évènments qui marquent des ruptures dans les rites : la peste noire de
1347-1352 ou la peste de 1720 en
Provence, la pandémie du coronvurus de cette année 2020.
Rites funéraires pendant la pandémie
du Coronavirus
En effet l’arrivée du Covid-19 a ainsi tout de
suite imposé des décisions radicales sur l’organisation des obsèques pour
éviter toute contamination des professionnels comme des familles. Certaines
familles – étant donné que la cérémonie était limitée au cercle familial ont
décidé de diffuser les funérailles sur les réseaux sociaux ou encore de
reporter certains hommages à plus tard.
On pourrait citer de nombreuses prises
de positions qui ont été dénoncées par de nombreuses personnalités. Il suffit
de mentionnerl’ouvrage de Marie de Hennezel L’adieu
interdit (publié aux Editions Plon) : dans son ouvrage elle dénonce le fait
que l’accompagnement des deniers instants des personnes mourantes ait été
interdit, que les corps aient été “jetés”, “balancés” dans un sac avant d’être
placés dans un cercueil
l'épidémie, les recommandations du Haut Conseil de
la santé publique ont été particulièrement radicales. Ainsi Kathy, dont le mari
est décédé le 18 mars témoigne de sa douleur et de et son incompréhension.
"Pour
l'instant c'est juste le vide, l'absence".
Kathy a perdu son mari, mort le 18 mars du Covid-19. Aucune cérémonie n'a pu
être organisée. Elle a seulement pu récupérer l'urne funéraire, déposée chez
elle par le personnel du funérarium. Aujourd'hui, elle dénonce "la violence" et
la "brutalité d'une
situation "dont
nos politiques n'ont pas conscience".
"Mon
mari a été 'ramené', avec un accord préfectoral, dans le petit village des
Côtes-d'Armor où nous habitons. Il a été transporté dans des sacs étanches,
avec les draps mêmes dans lesquels il avait reposé",
expliquait Kathy, ce jeudi, à l'antenne de France Inter.
"Là,
l'entreprise de pompes funèbres m'a dit que mon mari était bien arrivé, je leur
ai dit qu'il souhaitait une crémation". Puis,
le silence. Kathy reste sans nouvelles durant une semaine. "J'ai appelé les pompes funèbres. Ils m'ont dit qu'ils étaient absolument
débordés, mais qu'ils avaient pu trouver un créneau, le samedi matin, donc que
tout avait été fait et que l'urne était bien rangée."
Les pompes funèbres proposent à Kathy de garder
l'urne, jusqu'à temps qu'elle puisse venir la chercher. "Sauf que moi, comme j'avais
été avec un grand malade, je ne pouvais même pas sortir de chez moi. Donc, très
gentiment, ils ont déposé l'urne dans le garage où je suis allée la
chercher."
"Et
puis, il n'y a rien eu” ; “"Mon mari était musicien. Il y a plein de gens du
monde de la musique, de l'Opéra de Paris, de partout, qui ont téléphoné et qui
m'ont dit 'peut-on faire quelque chose ? Peut-on venir jouer ?' Je
leur disais non, il n'y a rien parce qu'on ne peut rien faire."
Pour Kathy, cette situation est inhumaine. "Même dans les sociétés les
plus primitives, qu'on a tendance parfois à regarder de haut, il y a un
accompagnement de la mort, du deuil, du mort. Tout ça, ce sont des décisions
techniques, administratives, mais qui ne tiennent pas
compte de l'humain. On en crèvera. Je suis abasourdie de ce qui se
passe."
Face à
l’incompréhension qui a régné pendant cette période où les règles sanitaires on
empêché le déroulement normal des funérailles des personnes décédées, face
aussi à la violence de certains propos , il semble bon néanmoins de rappeler
que durant certaines périodes de l’histoire les corps étaient tout simplement
jetés dans des fosses communes. Il suffit de rappeler ce qui s’est passé lors
de la Peste noire (1347-1352) et la peste de Marseille en 1720-1722.
La Peste noire (1347-1352)
La peste noire ou mort noire est
le nom donné par les historiens modernes à une pandémie de peste, principalement
la peste bubonique, ayant sévi au Moyen-Âge, au milieu du XIVè siècle
qui a sévi dans le monde connu à cette époque. Cette pandémie a touché l'Eurasie
et toute l’Europe occidentale ainsi que l’Afrique du Nord et peut-être
l’Afrique subsaharienne. Si elle n'est ni la première ni la dernière pandémie
de peste, elle est la seule à porter ce nom. Et si elle mérite d’être cité
c’est parce qu’elle l’une des premières qui est été si bien décrite par les
chroniqueurs contemporains.
Elle a tué de 30 à 50 % des Européens en cinq ans (1347-1352), faisant environ 25 millions de victimes. Ses conséquences sur la civilisation européenne sont sévères et longues (si l’on songe non seulement aux bouleversements politiques mais aussi culturels dans l’art, la littérature profane et religieuse), d'autant que cette première vague est considérée comme le début explosif et dévastateur de la deuxième pandémie de peste qui dura, de façon plus sporadique, jusqu'au début du XIXè siècle.
Cette pandémie provoque indirectement la chute de
la dynasie Yuan en Chine, affecte l'Empire Khmer, et affaiblit encore plus
ce qui restait de l'Empire byzantin, déjà
moribond depuis la fin du XIè siècle, et
qui tombe face aux Ottomans en 1453.
Au niveau politique elle va donc bouleverser l’ordre
international. Au nivea culturel deux phénomènes se font jour : les
ouvrages religieux prolifèrent pour mettre en valeur ce que l’on appelle
« l’art de bien mourir » ; au niveau de l’art on voit apparaître
ce ,que l’on appelle les « danses macabres » pour rappeler que la
mort ignore le statut social de ceux qu’elle vient frapper ; on note
également une évolution dans l’art de représenter les mourants : aux
gisants sculptés des grands personnages dans leurs attours sur leurs tombes succèdent
ce que l’on va appeler « les transis » dont
la particularité est de représenter le défunt non pas vivant ou en position de
sommeil, mais à l’état de cadavre en état de décomposition avancée, souvent
rongé par des vers.
Transi dans la collégiale Saint-Gervais et Saint-Protais à Gisors
Gestion des décès
Par leur nombre, les morts ont posé un problème
aigu au cours de la peste noire. D'abord pour les évaluer, l'habitude sera
prise de recensements réguliers, avant et après chaque épidémie. Le clergé sera
chargé d'établir les enregistrements des décès et l'état civil. De nouveaux
règlements interdisent de vendre les meubles et vêtements des morts de peste.
Leurs biens, voire leur maison, sont souvent brûlés. Dès 1348, des villes
établissent de nouveaux cimetières en dehors d'elles, Il est désormais interdit
d'enterrer autour des églises, à l'intérieur même des villes, comme on le
faisait auparavant.
Les règlements de l'époque indiquent que l'on
devait enterrer les cadavres de pestiférés au plus tard six heures après la
mort. La tâche est extrêmement dangereuse pour les porteurs de morts, qui
viennent bientôt à manquer. On paye de plus en plus cher les ensevelisseurs qui
seront, dans les siècles suivants, affublés de noms et d'accoutrements divers
selon les régions (vêtus de cuir rouge avec grelots aux jambes, ou de casaques
noires à croix blanche).
En dernière ressource on utilise la main-d'œuvre
forcée : prisonniers de droit commun, galériens, condamnés à mort… à
qui on promet grâce ou remises de peine. Ces derniers passent dans les maisons
ou ramassent les cadavres dans les rues pour les mettre sur une charrette. Ils
sont souvent ivres, voleurs et pilleurs. Des familles préfèrent enterrer leurs
morts dans leur cave ou jardin, plutôt que d'avoir affaire à eux.
Lorsque les rites funéraires d'enterrement y
compris en fosse commune ne sont plus possibles de par l'afflux de victimes,
les corps peuvent être immergés comme en la Papauté d’Avignon dans le
Rhône en 1348, dont les eaux ont été bénies pour cela par le Pape. De même,
à Venise des corps sont jetés dans le Grand Canal, et un service
de barges est chargé de les repêcher. Les sources mentionnent
rarement l'incinération de cadavres, comme à Catane en 1347 où les corps des
réfugiés venus de Messine sont brûlés dans la campagne pour épargner à la
ville la puanteur des bûchers (même si l’incénération est interdite pour les
chrétiens pour rappeler la croyance en la résurrection après la mort).
Le rite funéraire est simplifié et abrégé,
mais maintenu autant que possible, mais lorsque les membres du clergé eux-mêmes
disparaissent, mourir de peste sans aucun rituel devient encore plus terrifiant
pour les chrétiens.
La peste de 1720
Pour rappel la peste de 1720 -1722 en Provence
et Languedoc a touché 242 communautés de Provence, du Comtat venaissin et du Languedoc
faisant près de 120 000 victimes sur les 400 000 habitants que
comptait la Provence à cette époque, soit un tiers environ de sa population. Et
c’est devant le nombre de morts chaque jour plus nombreux (jusqu’à 1000 par
jour au plus fort de cette épidémie) que les autorités ont été obliges de ne
plus enterrés les morts dans les cimetières mais dns des fosses communes en
dehors des villes pour éviter la propagation de la peste.
Évacuation des
cadavres
Avis au public de 1720 concernant l'enlèvement des
cadavres morts de la peste.
Dès le
début du mois d'août 1720 les caveaux des églises ou les cimetières ne
sont plus autorisés à recevoir les corps des pestiférés qui doivent être
emmenés aux infirmeries par les « corbeaux » (croque-morts). À partir
du 8 août l'ouverture de fosses communes s'impose. Une
compagnie de grenadiers enlève de force des paysans dans les campagnes pour
creuser à l'extérieur des remparts une quinzaine de fosses.
Le 9 août, les civières ne suffisent plus et apparaissent les premiers tombereaux pour l'enlèvement des cadavres. À la mi-août, les infirmeries ne peuvent plus recevoir les malades ou les morts, les cadavres sont laissés dans les rues. Les chariots viennent à manquer ; les échevins font prendre d'autorité des attelages dans les campagnes. Les tombereaux ne pouvant circuler dans les rues étroites du quartier Saint-Jean de la vieille ville, des civières sont confectionnées pour apporter les cadavres jusqu'aux chariots. Pour conduire les chariots et enlever les cadavres, il est alors fait appel aux forçats de l'arsenal des galères, choisis parmi les plus médiocres rameurs. Mais cette main d'œuvre pour le moins indisciplinée nécessite une surveillance étroite. L’échevin Moustier en personne, précédé et suivi de quatre soldats baïonnette au canon, conduira lui-même chaque jour un détachement de forçats.
Si les échevins arrivent à nettoyer la ville d'une grande partie des cadavres, le quartier de la Tourette n'est pas dégagé. Ce quartier habité par des familles de marins et situé à proximité de l'église Saint-Laurent a été totalement ravagé par la peste. Seul le chevalier Roze qui s'est distingué dans le nettoiement du quartier de Rive-Neuve, accepte la mission de débarrasser de ses cadavres le quartier de la Tourette. À la tête d'un détachement de cent forçats, il fait jeter dans deux vieux bastions un millier de cadavres qui sont recouverts de chaux vive. C’est l’épisode le plus célèbre de cette lutte contre la peste. Parmi les forçats cinq seulement survécurent.
Pour illustrer
ces évènements dramatiques on peut s’appuyer sur deux témoignages relatés par
deux acteurs : le docteur Jean-Baptiste Bertrand (1670-1752) dans sa Relation historique de la peste de Marseille en 1720 (publié en
Amsterdam en 1779chez l’éditeur J. Mossy) et celui du Père Paul Giraud
(Trinitaire Réformé) dans son Journal
historique de ce qui s’est passé en la ville de Marseille et son terroir, à
l’occasion de la peste, depuis le mois de mai 1720 jusqu’en 1723 (dont le
manuscrit se trouve à la BMVR de Marseille, dans les fonds patrimoniaux)
Gestion des
morts : les corps deviennent des cadavers (18-13 août 1720)
Michel Serre. Vue de l’hôtel de ville
pendant la peste de 1720.
Le 13 août, le Père Giraud notait que lorsque la
peste pénétrait dans une maison pas un habitant, n’en réchappait, et cela du
plus jeune au plus âgé. Et bientôt les échevins furent à court de personnes
pour déplacer les morts ce qui se déroulaient la nuit. Pour cette sinistre
besogne on réquisionna les pauvres qui n’avaient pas pu quitter la ville. Si au
depart on pu enterrer les morts dans le cimetière du Lazaret de la ville, très
vite on a dû se résoudre à ouvrir de grandes fosses en dehors de la cité où les
corps étaient jetés puis recouverts de chaux vive. Il ne s’agissait plus
d’ensevelissement des corps mais de cadavers à se débarrasser. Et les
Marseillais durent s’habituer à observer le sinistre cortège des charrettes de
la ville vers vers les murs d’enceinte.
Sur le détail du tableau de Michel Serre, on voit
un prêtre procéder à une bénédiction très rapide des corps. Car il n’y avait
plus de convoi funèbre, à peine une croix et parfois quelques prêtres et, à
partir de la mi-août, de nombreux fidèles mouraient subitement, sans avoir eu
le temps de recevoir les sacrements, malgré le dévouement des prêtres qui
couraient dans tous les quartiers, contractaient et répandaient la maladie.
Le Père
Giraud
« Le
8, ils sont contraints de guerre lasse de laisser les corbeaux dans les
Infirmeries pour y ensevelir seulement les morts. Comme il n’y avait plus de
fossoyeurs dans la ville, on délibère d’arrêter les gueux les plus robustes et
les plus vigoureux, de les obliger de conduire des chariots ou tomberaux, d’y
mettre dessus les morts pour les porter le long des murs de la ville, sous les
ordres du Sr Bonnet, lieutenant de viguier et de quatre lieutenans de santé qui
commanderoient. (...)
« Néanmoins,
Mrs les échevins ont fait saisir ce jourd’hui quatre tomberaux avec leur
chevaux dans quelques fabriques de la ville, les ont fait atteler et les gueux
bon gré mal gré les ont fait rouler dans les rues. Ceux qui avoient des morts
avertissoient les lieutenans de santé et ceux-ci commandoient les corbeaux qui
tiroient avec des crochets et les jettoient dans les tomberaux qu’on est allé
décharger tout premièrement au dessous de la Tour de Ste-Paule, entre la Porte
d’Aix et celle de la Joliette.
« Tout
le quartier des tanneries s’est soulevé d’abord ; les syndics des taneurs
sont venus à l’Hôtel-de-Ville pour remontrer à Mrs les échevins qu’on avoit
laissé tout le jour près de cinquante cadavres exposés à l’ardeur du soleil le
long de leurs remparts, que l’infection de ces cadavres éttoit capable
d’infecter tous les habitans des environs et les suplièrent instamment d’y
pourvoir.
« Mrs
les échevins qui savoient déjà plus où donner de la tête ont mis tout en œuvre,
intérêt addresse, prière, menace et on fait enfin ouvrir des fosses dans
lesquelles on a jetté les cadavres à demi pourris sur lesquels on jetta de la
chaux vive et dans lesquelles on continua de décharger les tomberaux. Leur
cahotement et les cris des halebardiers qui les précèdent et sont à leur suite
jettent tout d’un coup une telle épouvante dans la ville qu’on ne marche plus
dans les rues qu’en sursault : on frémit à chaque pas de crainte d’être
investi de quelque malade ou de rencontrer quelque tombereau.
« Il
n’étoit pas aisé d’exécuter ces projets : ceux qui avoient des chariots les
réservoient, les gueux les plus hardis n’osoient se résoudre d’entrer dans les
maisons pour en extraire les cadavres et les jetter sur les tomberaux, les
païsans même épouvantés aimaient encor mieux s’exposer aux peines les plus
rigoureuses que de travailler à ouvrir des fosses qu’ils envisageoient comme
leur propre tombeau : on s’étoit déjà formé une idée si afreuse de la
peste qu’on ne pensoit plus qu’à s’éloigner de tout ce qui pouvoit la
communiquer et l’on regardoit comme extrêmement périlleux tous les ouvrages qui
aprochaient des pestiférés soit vivans soit morts ».
Le 12,
« apparemment pour rassurer le peuple toujours plus alarmé du bruit des
tomberaux sur lesquels on jettoit les chrétiens morts ainsi qu’on y auroit
jetté des chiens ou des pierres, les médecins ou les chirurgiens permettoient
de temps en temps aux prêtres d’en ensevelir quelques uns dans les églises ou
dans les cimetières avec les cérémonies accoutumées. Il est vrai qu’on ne
faisoit plus de convoi funèbre. C’étoit beaucoup de trouver à grands fraiz
quatre, quelquefois deux hommes, pour porter les morts par le chemin le plus
court quand la croix de l’église précédoit le cadavre et que les prêtres
récitoient quelques prières en psalmodiant, on entendoit des cris de joye ».
Vers une
pénurie de de corbeaux, de charios et de chevaux (19-17 août)
Détail de la toile de Michel Serre, représentant L’ Hôtel-de-Ville pendant la peste de 1720, Musée des Beaux-Arts
Les fossoyeurs expiraient les uns derrière les autres et les 3 000
gueux réquisitionnés pour ce faire étaient déjà morts à la tâche. C’était une
hécatombe. Le Père Giraud évaluait leur espérance de vie dans cet emploi à deux
jours. Il fallait toutefois les remplacer en toute hâte car le nombre de
« cadavres » augmentait d’heure en heure et ceux-ci s’amoncelaient
désormais à même le sol, en plein soleil, dans les rues de tous les quartiers
de la ville. Il fallut alors s’adresser à l’Arsenal des galères afin qu’il
libère des forçats pour cette tâche en leur promettant la liberté.
Mais cette une main d’œuvre était difficile à gêrer et peu aguerrie à
une telle besogne : « N’étant du tout point faits à la conduite des
tomberaux, ils versent souvent dans les rues, excitent parmi le peuple des cris
et des clameurs horribles, brisent les tomberaux auxquels on ne trouve plus ni
sellier, ni charron, n’osent plus toucher : ils sont pourtant des gens
nécessaires qu’il faut ménager », écrivait le Père Giraud. A partir du 24
août, l’échevin Moustier prit alors lui-même très courageusement la tête des
équipes qu’il dirigeait à cheval.
Le Père Giraud
« Le 18, la multitude des morts et des nouveaux malades est si
grande que Mrs les échevins trouvant quarante deux morts autour de la place
Neuve sont déconcertés : pour faire enlever ces morts et les autres
dispersés dans tous les quartiers de la ville, ils ont eu besoin d’un plus
grand nombre de tomberaux et de corbeaux. Il leur est toujours plus difficile
d’en trouver. Le même corbeau duroit à peine deux jours. Souvent il prenoit la
peste à la levée d’un premier cadavre quoiqu’il n’y toucha que superficiellement :
le venin pestilentiel était si subtil que la plus légère vapeur qui sortoit des
cadavres suffisoit pour la communiquer. Alors que l’air qu’il respiroit dans
les maisons où il trouvoit les cadavres pouvoit les empester, il y avoit
presque toujours d’autres malades autour et quoiqu’il portât des crochets à
manche pour retirer les morts, il étoit difficile qu’il ne touchoit quelque
chose de suspect.
« Tout ce qu’on avoit déjà employé de gueux et de mendians avoit
déjà péri. Ce préjugé étoit rebutant. On donnoit ou peut-être on promettoit
quinze livres par jour à ceux qui auroient encore voulu s’exposer mais cette
amorce ne remioit plus les coeurs mercenaires : la veüe d’une mort
prochaine et presqu’inévitable intimidait tellement les plus misérables et les
plus intrépides qu’on en trouvoit plus pour mettre à ce travail périlleux ni de
gré ni de force : cependant on laissoit déjà pourrir quelques cadavres
dans les maisons. On en trouvoit plusieurs exposés aux portes des églises et
des hôpitaux sans qu’on put les porter dans les fosses.
« Dans cette triste conjoncture Mrs les échevins ont recours à Mr
de Rancé, commandant des galères, et à Mr Alnoulx de Vaucresson, Intendant du
Parc, et les prient instamment de leur donner quelques forçats pour servir de
corbeaux et offrent même de s’obliger à indemniser sa Majesté. Ces Mrs, en
attendant l’ordre de la Cour, leur accordent par provision vint six invalides
qu’on tire du baigne avec promesse de leur donner la liberté s’ils échappent de
la peste.
« Nonobstant la fuite des cordonniers et des fripiers, il étoit
encore plus aisé d’équiper ces forçats que les loger et de les nourrir parce
que personne n’ozoit communiquer avec eux. L’idée de corbeau et de forçat est
si efrayante que l’on craint extraordinairement ces gens là : on sait
qu’ils volent impunément dans toutes les maisons où ils vont prendre des corps
morts. Il falloit les garder à veûe mais comment les garder dans des maisons où
souvent il n’y a plus que des malades ou des mourans ? C’est beaucoup de
les suivre de près ou de loing pour les obliger à presser les travaux qu’ils
doivent faire avec une lenteur désespérante. N’étant du tout point faits à la
conduite des tomberaux, ils versent souvent dans les rues, excitent parmi le
peuple des cris et des clameurs horribles, brisent les tomberaux auxquels on ne
trouve plus ni sellier, ni charron, n’osent plus toucher : ils sont
pourtant des gens nécessaires qu’il faut ménager. Mr Moustiers se charge de ce
pénible soin et continua dans la suite de se mettre à leur tête à cheval dès la
première aube du jour.
« Quelque
soin qu’on prît de cacher les chariots des fabriques de la ville, de dépaïser
les chevaux et leurs harnois, on en trouvoit encore quelques uns de gré ou de
force. On députa plusieurs gardes qui en emmènent du terroir dans la ville. On
se mit ainsi en état de pouvoir faire enlever chaque jour les nouveaux
morts ».
Relation
du 23 au 31 août 1720 : le comble de l’horreur ?
Le Dr Bertrand
« Les
vapeurs qui s'élevoient de ces cadavres croupissant dans toute la Ville,
infectèrent l’air, & répandirent par-tout les traits mortels de la
contagion. En effet, elle pénétra dès lors dans les endroits qui jusqu'ici lui
avoient été inaccessibles : les Monastères d'une clôture la plus sévère en
ressentirent quelque impression & les maisons les mieux fermées en furent
attaquées. On vit alors le moment qu'il ne devoit plus rester personne en
santé, & que toute la Ville ne devoit plut être qu'une Infirmerie de
malades. Si le Seigneur n'eût arrêté le glaive de sa colère en inspirant à ceux
qui étoient chargés du Gouvernement les moyens efficaces que nous exposerons ci
après. Cette infection étoit augmentée par une autre qui n'éroit pas moins
dangereuse. II s'étoit répandu une prévention que les chiens étoient susceptibles
de la contagion, par l'attouchement des hardes infectées, & qu'ils
pouvoient la communiquer de même. C'en fut assez pour faire déclarer une guerre
impitoyable à ces animaux : on les chassoit de par tout, & chacun tiroit
sur eux, on en fit aussitôt un massacre, qui remplit en peu de jours toutes les
rues de chiens morts ; on en jetta dans le Port une quantité prodigieuse,
que la mer rejette sur les bords, d'où la chaleur du soleil en enlevoit une
infection si forte, qu'elle faisoit éviter cet endroit, qui est des plus
agréables, & le seul où l'on pouvoir passer librement... »
Le Père
Giraud
« Le
30, on ne peut plus se soutenir à la veüe des spectacles afreux qui se
présentent partout : on avoit plus de corbeaux pour lever les corps qui se
pourrissent dans les maisons et dans les rues ; on n’oze plus demander des
forçats aux Mrs des galères ; la puanteur qui s’exhale des appartemens où
étoient les cadavres met les habitans ou les voisins dans la nécessité d’y
entrer avec des crochets, des cordes pour les tirer ; ils les traînent le
plus loing qu’ils peuvent pour n’en être pas infectés. Cependant, la plus part
prenant ainsi la peste. Autre que l’air de ces maisons est contagieux, c’est
qu’il étoit difficile de ne pas toucher quelque chose empestée, ce qui donnoit
infailliblement la peste. Toutes les rues de la ville sont si pleines de corps
morts, de malades, de chiens et de chats que l’on a tués, de hardes de toutes
espèces, que l’on ne trouve plus où reposer le pied : on voit surtout dans
le Cours et dans les places publiques des tas de cadavres noirs et hideux qu’on
ne peut regarder fixement sans tomber à la renverse. On débarque sur la place
de la Loge, sur le quay et le long des palissades du port un si grand nombre de
morts qu’on tiroit des vaisseaux et autres bâtiments de mer que l’on désespère
de pouvoir les enlever : la surface du port est couverte de charognes qui
augmentent l’horreur et l’infection. Les maisons du port qui faisoit autrefois
le plus magnifique et le plus superbe amphithéâtre du monde sont devenües alors
de sombres prisons. On ne peut plus en sortir sans s’exposer à la mort ni se
présenter aux fenêtres sans être saisi de tristesse et d’horreur : on ne
voit plus que des gens à cheval, des corbeaux, des phrénétiques. L’ardeur
et la violence de la fièvre mettent les derniers en mouvement, les font errer
sans qu’ils sachent où devoient aboutir leur course, souvent avec un air livide
et languissant, ils tombent de foiblesse à travers des cadavres sans pouvoir se
relever, restant dans des postures horribles ; ils expirent souvent au
lieu même de leur chute. La force et la violence du venin pestilentiel mettent
d’autres malades dans une telle agitation et espèce de désespoir qu’ils
s’égorgent eux-mêmes, se précipitent dans la mer, dans des ruisseaux, se
jettent des fenêtres de trop de maisons : quelle désolation, quelle rage,
quelle fureur, quel désespoir ! Ceux qui ne sont pas attaqués de la peste
peuvent-ils résister aux gémissements, aux plaintes, aux sanglots, aux pleurs
et aux cris qui s’élèventde toute part ; ils sucomberoient sans doute à la
douleur si tandis que Dieu les abbat ainsi il ne les soutenoit puisamment d’une
manière invisible ».
Le chevalier Roze à la Tourette
Dans son
journal, le Père Giraud décrit exactement ce que Michel Serre donne à voir sur
la toile intitulée « Le Chevalier
Roze à la Tourette ». A la
tête d’une équipe de forçats munie de crochets, il fit enfouir dans une fosse
improvisée un millier de cadavres décomposés au soleil.
Le Père
Giraud
« Le
14, grande qu’ait pu être l’activité de Mrs les Echevins pour faire enlever des
différents quartiers de la ville un nombre infini de morts, la mortalité
continue d’être si grande qu’il s’en présente toujours à eux davantage, les
cadavres semblant se reproduire à tout moments. Il y en a surtout depuis trois
semaines plus de mille qui se touchent les uns les autres dans un lieu exposé à
toute l’ardeur du soleil. C’est la Tourette, esplanade du côté de la mer, entre
les maisons du château de Joli et le rempart depuis le fort de St-Jean jusqu’à
l’église de la cathédrale : on sent asses l’importance de nettoyer cette
place mais l’infection contagieuse qui s’élève des cadavres qui sont en
pourriture, empêche les voisins qui sont fermés dans leurs maisons jusquà la
place de Linche et dans la rue de Palais épiscopal d’ouvrir leurs fenêtres, les
plus hardis et les plus robustes frémissent à la seule pensée de s’en
approcher : personne n’ose se charger d’une pareille entreprise. Lorsque
Mr le Chevalier de Roze, également hardi et industrieux, va sur le lieu même
sans se rebuter de voir tant de cadavres hideux qui présentent à peine la forme
humaine et dont les vers mettent les membres en mouvement, il parcourt les
remparts et à travers quelques fentes que le tems et l’air marin ont faite aux
piés de deux vieux bastions qui ont résisté, il y a deux millans aux attaques
des désarmés ; il observe que ces bastions sont voutés et creux en dedans.
Il juge qu’en faisant ôter quelques pès de terre qui couvrent des pierres de la
voute et en l’enfonceant, il n’y auroit rien de si aisé que d’y faire jetter
tous ces cadavres qui tomberont d’eux mêmes jusques au fond, au niveau de la
mer, et que dans ce réduit, on les couvriroit facilement de chaux vive pour
empêcher qu’il ne s’en élevât des exhalaisons empestées. Il court aussitôt à
l’Hôtel-de-Ville ; il communique sa découverte et son projet à Mr le
Commandeur de Langeron et à Mrs les Echevins ; il se flatte de pouvoir
surmonter tous les obstacles et de se sauver même du péril pourvu qu’on lui
donna suffisamment de monde. Mr le Commandant vient de recevoir les ordres de
la Cour pour pouvoir prendre autant de forçats des galères qu’il le jugeroit
nécessaire pour le service de la ville. Il en accorde cent au Chevalier Roze
qui sans leur donner presque le tems de réfléchir et d’envisager le péril
évident auquel il les expose, exécute son dessein pour ainsi dire, d’un coup de
main et dans un instant.
« Toutes
les fosses qu’on avoit ouvertes étant presque remplies, Mr le commandant, accompagné
de Mrs Moustiers et de Soissan, visite les dehors de la ville, désigne un
endroit à côté de la Porte d’Aix pour y faire ouvrir des nouvelles de dix
toises de longueur sur quinze de largeur : il falloit au moins cent
païsans pour exécuter cet ordre. Il le donne aux capitaines des principaux
quartiers du terroir qui, soit de gré soit de force, luy envoyent les personnes
qu’il avoit demandées ».
Paléopathologie
Charnier de
l'Observance
Tout au long du XIXè
siècle plusieurs anciennes fosses communes ont été découvertes au cours de
divers travaux d'aménagement. Ces charniers n'ont jamais été jugés dignes
d'intérêt archéologique et les restes humains ont été réinhumés ou mis en
décharge. Ce n’est qu’en 1994 qu'a été entreprise une fouille d'une fosse
commune découverte Cette fosse se trouvait dans les anciens jardins du couvent
de l'Observance situé en contrebas de la Vieille Charité (appurtenant aux frères mineurs de l'étroite observance,
appelés ainsi parce qu'ils observaient à la lettre la règle de saint François).
Près de deux cents
squelettes ont été exhumés entre août et septembre 1994 et ont fait
l'objet d'études anthropologique et biologique. Les archéologues ont constaté
que la fosse a été inégalement remplie. Trois zones apparaissent : à l'est
une zone à forte densité avec empilement des corps, au centre une zone à faible
densité avec individualisation des inhumations et enfin à l'ouest une zone à
densité presque nulle. Cette variation traduit les phases successives de
l'épidémie qui va en décroissance rapide. Ce nombre relativement faible des
inhumations pousse les archéologues à estimer qu'il s'agit d'une fosse qui
aurait fonctionné au cours de la deuxième période
de l'épidémie, soit de mai à juillet 1722.
Le décès par peste des individus inhumés dans ce
charnier ne fait aucun doute puisque l'AND du bacille de la peste a été mis en
évidence. Les corps étaient systématiquement recouverts de chaux vive. À
l'exception d'un corps possédant une boucle de ceinture, il n'y a aucun élément
de parure. Des fragments de draps démontrent que les cadavres ont été enterrés
nus dans des linceuls. Une épingle en bronze plantée dans la première phalange
du gros orteil a souvent été trouvée : pratique habituelle à cette époque
pour vérifier la mort effective de l'individu. Cette approche
multidisciplinaire révéla des faits et des renseignements inconnus auparavant
concernant l'épidémie de 1722 tels que la mise en évidence d'un geste
anatomique d'ouverture de la boîte crânienne d'un adolescent de quinze ans
environ. La restauration d’un crâne en laboratoire a permis de reconstituer la
technique d'anatomie utilisée pour cette autopsie qui fu décrite dans un
livre de médecine datant de 1708.
Les tranchées des Capucins de Ferrières (Martigues, Bouches-du-Rhône,
France). Un charnier de l’épidémie de peste de 1720 à 1722
En conclusion
Cette brève étude sur les conditions dans lesquelles
des épidémies bouleversent les rites qui accompagnent la vie d’une société
surtout au moment de la mort ne peut que nous faire prendre conscience que rien n’est acquis dans nos rites. Les épidémies
nous rappellent que les hommes ne maîtrisent pas leur destinée et nos sociétés
modernes qui voudraient éradiquer l’idée même de la mort par la
« fabrique » d’un homme immortel se retrouvent démunies devant une réalité que l’on veut nier mais qui doit
être un jour ou l’autre regarder en face.
Peut-être faut-il se rappeler ce qu’écrivant Voltaire
(169-1778) dans son Dictionnaire philosophique : « L’espèce humaine
est la seule qui sache qu’elle doit mourir, et elle ne le sait que par
l’expérience commune de l’humanité ». Le philosophe allemand Martin
Heidegger (1889-1976) ne disait pas autre chose dans Qu’est-ce que la métaphysique ? :
L’homme, être des lointains, est un être pour la mort. Il est le seul animal
qui sait qu’il va mourir » ou encore Georges Bataille (1897-1962) :
« Il n’y a de conscience de la mort que chez l’homme » Et c’est
peut-être cela qui fait la grandeur et la spécificité de l’homme.
Bibliographie
ARIES, Philippe.- L’homme devant la mort. – Paris, Le
Seuil, 1977. 641 pages.
BERTRAND, docteur
Jean-Baptise. - Relation historique de la peste de Marseille en 1720 (publié en Amsterdam en 1779chez l’éditeur J.
Mossy)
BERTRAND, Régis. – Henri de Belsunce (1670-1755) :
l’évêque de la peste de Marseille. – Marseille, Editions Gaussen, 2020. 359
pages.
BUTI, Gilbert. – Colère de Dieu, mémoire des hommes :
la peste en Provence : 1720-2020. – Paris, Editions du Cerf, 2020. 309
pages.
CARRIERE, Charles ; COURDURIE, Maurice ;
REBUFFAT, Férréol. – Marseille ville morte : la peste de 1720. –
Marseille, Editions Jeanne Laffite, 2016. 352 pages.
CAYLUS, Odoile. – Arles et la peste de 1720-1721. –
Marseille, Presses de l’Université de Provence, 2011.
GIRAUD, Paul. -
Journal historique de ce qui s’est passé en la ville de Marseille et son
terroir, à l’occasion de la peste, depuis le mois de mai 1720 jusqu’en 1723 (le manuscrit se trouve à la BMVR de
Marseille, dans les fonds patrimoniaux)
PRAVIEL, Armand. – Belsunce et la peste de Marseille. –
Paris, Editions Spes, 1938. 254 pages.
Publication : Bibliothèque diocésaine d'Aix et Arles
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