Comprendre le malheur français : entretiens avec Eric
Conan et François Azouvi
Marcel Gauchet
Paris, Stock, 2016. 378 pages
Il y a un malheur français, bien spécifique à ce pays :
pourquoi sommes-nous les champions du monde du pessimisme et du mécontentement
de nous-mêmes ? Pourquoi vivons-nous notre situation, notre place dans l’Europe
et le monde, comme un malheur incomparable ?
« Pour les Français, la mondialisation est une rupture majeure. A
l’intérieur du déclassement général de toutes les autres nations, européennes,
la France subit le choc frontal de son héritage historique avec une
provincialisation à laquelle elle ne se résigne pas. C’est sûrement l’une des
clés du pessimisme français » (p. 33)
Marcel Gauchet aborde ce problème d’une façon originale, en procédant d’abord à un vaste examen historique du XVIIè-XVIIIè siècles à nos jours. Revenant sur le XXè siècle l’auteur analyse longuement les septennats de De Gaulle et de Mitterrand, l’un et l’autre importants pour comprendre le présent ; mais il analyse également sans concessions les politiques menées par leurs successeurs de Valéry Giscard d’Estaing à François Hollande
Puis Marcel Gauchet s’attaque aux ressorts de la société
française d’aujourd’hui, dont il dissèque les maux : la mondialisation
et l’insertion dans l’ensemble européen ressentis en France avec une
particulière inquiétude ; le divorce entre les élites et le peuple qui prend chez nous ce tour dramatique ; la responsabilité ide nos dirigeants dans la montée de ce qu’on appelle «le populisme
» ; et enfin dans le marasme français le néo-libéralisme assumé par la Gauche et auquel
Mitterrand a converti la France sans le dire.
Ainsi nous sommes passés dans un monde où ce n’est pas
le politique qui régule l’économie mais le marché qui impose ses lois au
politique : « Nous sommes dans un
nouveau mode de fonctionnement de l’économie, dans une nouvelle société dont le
défi, adressé à la République, est désormais l’individu. Plus le citoyen ni les
masses organisées, l’individu. La République des citoyens fonctionnait. La
République des grandes organisations aussi. Mais la République des individus,
c’est une autre affaire ! Des individus qui se réclament de leurs intérêts
privés, qui se soucient comme d’une guigne de l’intérêt général, qui récusent l’autorité
de l’Etat et pour qui la loi se définit de plus en plus comme ce qu’il faut
contourner » (p. 214).
Les Français en tirent les conséquences : perte
de confiance dans les élites qui nous gouvernent, sentiment profond que la mondialisation
nous est imposée et que la France doit se dissoudre sans ce vaste marché sans âme. « Ce qui est perçu le plus profondément, c’est
que le monde et sa marche vont contre ce que nous sommes et, face à ce rouleau
compresseur, nous ne sommes pas défendus. C’est le cœur du reproche principal
fait à la fois aux hommes politiques et aux médias : les élites ne nous
défendent pas parce qu’elles sont les alliées du mouvement de modernisation et
de mondialisation dans lequel la spécificité française est appelée à se dissoudre.
On ne voit pas comment cette manière d’être originale que l’on appelle le
“modèle français” pourrait perdurer… » (p. 16).
L’auteur ne se montre guère indulgent sur le fonctionnement
de l’Europe et les discours sur les bienfaits de cette Europe ne suscitent
guère que la méfiance ou même le rejet : « ce n’est pas l’Europe qui a bâti la paix, mais
l’inverse : l’Europe s’est bâtie grâce à la paix d’un genre spécial assurée par
la Guerre froide. Quant à la prospérité, elle a été générale dans le monde
occidental durant les trente ans qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, y
compris pour des pays qui n’étaient pas embarqués dans l’aventure européenne.
Celle-ci a pu être au plus un adjuvant. Mais la question brûlante aujourd’hui,
ce sont les perspectives d’avenir. Que nous promet l’Europe ? » (p. 162).
L’auteur montre que nous sommes aujourd’hui au plein coeur
d’une période d’idéologie (quand bien même on s’évertue à nous dire que le
temps des idéologies est mort !), d’autant plus pernicieuse qu’elle n’est
jamais repérée pour ce qu’elle est, mais toujours confondue avec le cours
obligatoire des choses : il s’agit de l’idéologie néo-libérale, qui va de pair
avec la dépolitisation de nos sociétés
Quant à la place de la France dans le monde Marcel
Gauchet le dit franchement : « la
France ne sera jamais plus une grande puissance » et qu’il n’y a rien à
regretter. Cela mérite débat. Il est vrai que la France ne sera jamais plus une
grande puissance coloniale, ni une puissance impériale – ce qu’elle était
brièvement devenue au rebours de sa vocation nationale. Il est vrai qu’il n’est
pas dans la vocation de la France de dominer l’Europe car au rebours du
nationalisme, une nation historique se conçoit dans le concert des nations.
Mais il faut que la France dispose d’une puissance suffisante pour préserver
son vaste domaine terrestre et maritime, pour diffuser sa culture et pour
participer au maintien ou au rétablissement des grands équilibres mondiaux –
politiques, économiques, écologiques…"
Il
y cependant dans les dernières lignes de ce livre une note d’espoir : si
la France a perdu sa puissance Marcel Gauchet évoque ce qui fait la force de ce
pays : la liberté d’esprit et la capacité d’imagination qui permettront
encore à la France et aux Français d’être utiles au monde et parfois
exemplaires. La France à une vocation universaliste et cette ambition peut
arracher ce pays au « malheur français »
Biographie de l'auteur
Marcel Gauchet est directeur
d’études à l’EHESS et rédacteur en chef du Débat. Il est notamment
l’auteur d’une histoire philosophique du monde contemporain intitulée L’Avènement
de la démocratie (trois volumes, Gallimard, 2007, 2010). Chez Stock il
a publié La Condition historique (2002), et avec
Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi, Conditions de l’éducation (2010)
et Transmettre, apprendre (2014). Marcel Gauchet est ici
interrogé par Éric Conan, journaliste à Marianne et auteur entre autres de Vichy,
un passé qui ne passe pas (avec Henry Rousso, Fayard, 1994) et de La Gauche
sans le peuple (Fayard, 2004), et par François Azouvi, directeur
honoraire de recherche au CNRS, et auteur notamment du Mythe du
grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire (Fayard,
2012).
publication : Claude Tricoire - Bibliothèque diocésaine d'Aix et Arles
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