Le philosophe et académicien Michel Serres est mort
L’auteur
des best-sellers « Les Cinq Sens », « Petite Poucette »,
« Le Gaucher boiteux », s’est éteint à l’âge de 88 ans,
« entouré de sa famille ».
C’était
un philosophe comme on en fait trop peu, un bon vivant doublé d’un mauvais
caractère, un amoureux des sciences et des saveurs, un esprit encyclopédique,
un prodigieux manieur de mots, un grand penseur de tradition orale, un
touche-à-tout de génie, un maître plutôt qu’un professeur, un arlequin, un
comédien. Michel Serres est mort samedi 1er , à l’âge de 88
ans. « Il est mort très paisiblement à 19 h entouré de sa
famille », a déclaré son éditrice Sophie Bancquart.
Nombreux
sont ceux, parmi ses anciens élèves, qui se souviennent encore de la façon dont
il commençait ses cours : « Mesdemoiselles, Messieurs,
écoutez bien, car ce que vous allez entendre va changer votre vie… » Et,
en effet, il arrivait parfois qu’au sortir de ses cours la vie eût changé. Elle
était tout à coup plus colorée, plus gaie.
Trouver un auditoire à sa mesure
Michel
Serres était gai. Ou, du moins, faisait très bien semblant de l’être, comme il
faisait aussi, par pur caprice, très bien semblant d’être en colère. Il
n’ignorait rien des ressources du théâtre, sans avoir eu besoin, pour cela, de
fréquenter le conservatoire. Il était simplement né à Agen, le 1er septembre 1930,
à la lisière de cette Gascogne qui a le théâtre dans la peau. Dans ce midi
subtil, on naît « vedette », on ne le devient pas. Serres était né
« vedette ». Il ne lui restait plus qu’à trouver un auditoire à sa
mesure.
Celui du
Lot-et-Garonne ne tarde pas à se révéler trop exigu. Tant de choses sollicitent
le jeune homme : mathématiques, rugby, musique… Et, surtout, le vent du
large, les vastes nuages qui descendent la Garonne en direction de Bordeaux.
Michel Serres décide de naviguer. Puis, à peine admis à l’Ecole navale, il
réalise qu’il ne veut pas être militaire, ni piloter, sa vie durant, de
paisibles cargos. Démission, retour au lycée. Khâgne parisienne. Entrée à
l’Ecole normale supérieure. Sa vocation ? Ce sera la philosophie. A
l’agrégation, il est reçu deuxième. Georges Canguilhem (1904-1995), qui règne
sur la Sorbonne, le félicite sobrement : « A ce concours, le
meilleur est toujours reçu deuxième. Ce fut naguère mon cas. C’est aujourd’hui
le vôtre. »
Commence
alors une carrière universitaire classique : un peu de province
(Clermont-Ferrand), puis la capitale (« pour le plaisir d’aller à
Roland-Garros »), successivement à Paris-VIII et Paris-I. Commence
aussi une longue série de livres. Une soixantaine au moins, en plus des cours –
pour ne rien dire des articles et des conférences, innombrables. Michel Serres
écrit beaucoup, tous les matins, de l’aube (il se lève à 5 heures, quoi qu’il
advienne) jusqu’à midi. Il écrit aussi facilement qu’il parle, avec le même
accent gascon, le même souffle épique. Au risque d’en faire trop, et d’oublier,
parfois, que les lois de l’écriture ne sont pas celles de l’improvisation
orale.
Le
premier livre, la thèse, paraît à un mauvais moment : 1968. Le
Système de Leibniz et ses modèles mathématiques (PUF) n’est pas, cette
année-là, l’événement qui retient l’attention. Il s’agit pourtant d’un grand
travail, soutenu par une intuition lumineuse : contrairement à sa
réputation de penseur dispersé, voire brouillon, le philosophe allemand
(1646-1716) est un auteur parfaitement cohérent. Son œuvre est sous-tendue par
un système. A l’intérieur de celui-ci, le plus petit opuscule, le moindre
sous-système reproduit la structure de l’ensemble. Et ce dernier, à son tour,
n’est qu’un miroir du monde – un miroir de ce vaste « manteau
d’Arlequin » qu’est le monde. « Tout est toujours et
partout la même chose, au degré de grandeur et de perfection près » :
est-ce la devise d’Arlequin ou bien celle de Leibniz ? Ce sera, en tout
cas, celle de Serres.
Brouiller les frontières
Reste à
en éprouver la validité. Dans la thèse de 1968, la démonstration utilise un
modèle mathématique : la théorie des ensembles. Michel Serres est ainsi
l’un des premiers à introduire, dans le champ de l’histoire de la philosophie,
la notion de « structure ». Il n’en faut pas plus pour qu’il se voie
rangé dans le camp « structuraliste » – lui qui déteste les modes, et
a pour habitude de répéter que, à partir de 30 ans, « un
philosophe qui se respecte doit cesser de lire ses contemporains ».
Structuraliste, Serres ? Disons qu’en bon élève de Gaston Bachelard
(1884-1962), qui a été le directeur de son diplôme d’études supérieures, il se
refuse à séparer les avancées de la pensée philosophique de celles de la pensée
scientifique. Comme Leibniz, là encore, il a envie de brouiller les frontières,
de dériver où bon lui semble, de redessiner, à sa façon, la carte de l’univers.
C’est pourquoi, à nouveau, il s’embarque. Mais c’est pour naviguer, cette fois,
sur l’océan des livres et des savoirs.
De ce
périple, les cinq premières étapes font date. La série des Hermès –
cinq volumes qui s’égrènent de 1969 à 1980 (Minuit) – demeure son grand œuvre.
Chacun de ces volumes est un recueil de textes brefs, placés, chaque fois, sous
un titre distinct : La Communication, L’Interférence, La
Traduction, La Distribution, Le Passage du Nord-Ouest.
Derrière ces titres, y compris derrière la métaphore marine que recèle le
dernier, des concepts, reliés entre eux au point d’en être interchangeables.
Car si tout « communique », tout « interfère ». Et si tout
« interfère », tout, ou presque tout, est « traduisible ».
Tel tableau de La Tour renvoie à telle théorie de la perspective ou à telle
conception de la grâce, telle œuvre littéraire n’est qu’une image de l’état du
savoir à un moment donné, et même Les Bijoux de la Castafiore, d’Hergé
(1963), peut se lire comme l’illustration d’un modèle communicationnel. Le
philosophe ne jouit, ici, d’aucun privilège. Il n’est pas celui qui, le dos au
mur, proclamerait la vérité dernière. Il n’est qu’un interprète, un « passeur », un « trafiquant », un « intermédiaire ».
Bref, un « Hermès ».
Michel
Serres n’est pas seul, à l’époque, à tenir ce genre de discours. Ses travaux
entretiennent une certaine proximité avec ceux de Louis Marin (1931-1992).
Pourtant, malgré le succès d’estime des Hermès et de trois ou
quatre autres livres qui leur sont contemporains (Jouvences, Minuit ; Feux
et signaux de brume, Grasset ; Esthétiques, Hermann ; La
Naissance de la physique, Minuit, respectivement consacrés à Verne,
Zola, Carpaccio et Lucrèce), la reconnaissance que Serres obtient ne lui semble
pas à la hauteur de ses ambitions. A Paris-I, il n’est pas hébergé par le
département de philosophie mais par celui d’histoire, où il enseigne l’histoire
des sciences. Le Collège de France ne le coopte pas. Quand il en parle, une
imperceptible amertume se glisse dans sa voix. Il finit même par se persuader,
à tort, qu’il est le grand « maudit » de la philosophie française.
Carrière américaine
Alors, il
compense. D’abord, il gère sa carrière américaine. Depuis la fin des années
1960, il se rend fréquemment à l’université Johns Hopkins, à Baltimore, où
l’invite René Girard (1923-2015). Puis, quand ce dernier quitte le Maryland,
Michel Serres le suit sur la côte Ouest. C’est à Stanford qu’a
lieu, en septembre 1981, un mémorable colloque sur
« l’auto-organisation », dont Serres est, le dernier jour, le
conférencier vedette. Sommet californien d’une belle carrière, dont le
principal bénéficiaire regrette, cependant, qu’elle ne dépasse pas le cadre des
départements de français. Il est vrai que, en anglais comme en français, il
parle toujours gascon. Et que sa propre indifférence à la philosophie
anglo-saxonne ne facilite pas le dialogue.
Autre
compensation : l’écriture. Michel Serres est, pour les éditeurs, une
valeur sûre, entretenue par les articles amicaux d’une pléiade d’anciens
élèves. Du coup, le philosophe ne sait plus s’arrêter. C’est dommage car, pour
rester un genre « noble », l’essai suppose une exigence de rigueur
qui, ici, tend à se relâcher au fil des ans. Le Parasite, ces
deux textes curieusement « girardiens » que sont Genèse et Rome (tous
trois chez Grasset), puis des ouvrages comme Les Cinq Sens, L’Hermaphrodite, Statues, Le
Contrat naturel ou Le Tiers-Instruit (Grasset,
Flammarion, François Bourin) ne peuvent pas ne pas décevoir – surtout ceux qui
se souviennent des débuts du philosophe.
D’autres
lecteurs, en revanche, apprécient sa faconde, se laissent prendre par sa
réputation de séducteur, par son look (soigneusement entretenu) de vieux loup
de mer, par ses tempes grisonnantes, son accent rocailleux – ainsi que par sa
facilité à parler de toutes les choses connues, et de plusieurs autres encore.
Charme fou et folles
entreprises
Très
logiquement, le grand écrivain finit par dire oui aux honneurs. Il se retrouve
à l’Académie française et devient, pour un temps, conseiller de la
Cinquième, « chaîne du savoir ». On se gardera bien de le
lui reprocher. Son charme fou a attiré vers la philosophie un public que, sans
lui, celle-ci n’aurait jamais conquis, et aidé à monter quelques folles
entreprises, néanmoins fort utiles, comme le « Corpus des œuvres de
philosophie en langue française ». On ne reprochera pas
davantage à Michel Serres ses ambiguïtés politiques, ni son obscure attirance
pour la religion (qu’atteste, entre autres, ce livre bizarre sur La
Légende des anges, Flammarion, qu’il accompagna, à New York, d’une
conférence-spectacle dans une église d’Harlem).
Il n’est
pas de grand voyageur qui ne s’égare, quelquefois, en chemin. Or Michel Serres
fut un grand voyageur – ce qui lui permit d’être, aussi, un prodigieux conteur
d’histoires. Il fut un philosophe comme on n’en fait plus trop. Et peut-être
même, à sa façon, un sage. C’est de cela, de cela avant tout, que l’on se
souviendra.
Michel Serres en quelques dates
1er septembre
1930 Naissance
à Agen (Lot-et-Garonne)
1955 Agrégation de philosophie
A partir
des années 1960 Universitaire,
enseignant à Paris et aux Etats-Unis
1968 « Le Système de Leibniz et
ses modèles mathématiques » (PUF)
1985 « Les Cinq Sens » (Grasset,
réédition Fayard)
1990 Election à l’Académie
française
2012 « Petite Poucette » (Le
Pommier)
2015 « Le Gaucher boiteux.
Puissance de la pensée » (Le Pommier)
1er juin
2019 Mort à
l’âge de 88 ans
Christian
Delacampagne (philosophe et écrivain, collaborateur du Monde des livres, mort
en 2007) et Roger-Pol Droit
Par Christian Delacampagne
(philosophe et écrivain, collaborateur du Monde des livres, mort en 2007) et
Roger-Pol Droit Publié par le Journal Le Monde le 1er juin
2019.
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Ses ouvrages à la bibliothèque diocésaine d’Aix et Arles.
SERRES,
Michel. – Le Parasite. – Paris, Grasset, 1980. 348 pages.
SERRES,
Michel. – Le système de Leibniz et ses modèles mathémtqiues : étoiles,
schémas, points. – Paris, PUF, 1990. 834 pages.
FREMONT,
Christiane (éd.) ; SERRES, Michel (préface). – L’Etre et la relation :
avec trente-cinq lettres de Leinbniz au R.P. de Bosses. – Paris, J. Vrin, 1981.
218 pages.
SERRES,
Michel. – Le Tiers-Instruit. – Paris, Gallimard, 1991. 249 pages.
SERRES,
Michel. – Les Cinq sens. – Paris, Grasset, 1985. 381 pages. In Philosohie des corps mêlés.
SERRES,
Michel. – Le Contrat naturel. – Paris, E. Bourin, 1990. 191 pages.
SERRES,
Michel. – Genèse. – Paris, Grasset, 1981. 222 pages.
SERRES, Michel ; CARBONNIER, Jean. – Actes du
Colloque Générique, Procréation e Droit (1985). – Arles, Actes Sud, 1985. 569
pages.
SERRES, Michel. – Statues : le second livre des foundations.
– Paris, E. Bourin,1987. 346 pages.
SERRES,
Michel. – Eloge de la philosophie en langue française. – Paris, Fayard, 1995.
276 pages.
SERRES,
Michel. – Les origines de la géométrie : Tiers livre des fondations. –
Paris, Flammarion, 1993. 337 pages.
SERRES, Michel.
– Eclaircissements : cinq entretiens avec Bruno Latour. – Paris, F.
Bourin, 1992. 297 pages.
SERRES,
Michel. – Atlas. – Paris, Julliard, 1994. 279 pages.
SERRES,
Michel. – Hominesence. – Paris, A. Fayard/Le Pommier, 2001. 339 pages.
BALZAC, Honoré de. –
Sarrasine ; [suivi de] L’hermaphrodite par Michel SERRES. – Paris,
Flammarion, 1989. 183 pages.
COUTURIER,
Marie-Alain ; SERRES, Michel (avant-propos). – La vérité blessée. – Paris,
Plon, 1984. 442 pages.
TESTART,
Jacques ; SERRES, Michel (préface). – L’œuf transparent. Paris, Flammarion, 1986. 216 pages.
Publication : Bibliothèque diocésaine d'Aix et Arles
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