Montaigne. La Libraire (Essais II, 2).
Chez moi, je me détourne un peu plus
souvent à ma librairie, d’où tout d’une main je commande à mon ménage. Je suis
sur l’entrée et je vois sous moi mon jardin, ma basse cour, ma cour, et dans la
plupart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à
cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues ; tantôt
je rêve, tantôt j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici.
Elle est au troisième étage d’une tour. Le premier
c’est ma chapelle, le second une chambre et sa suite, où je me couche souvent,
pour être seul. Au dessus, elle a une grande garde-robe. C’était au temps passé
le lieu le plus inutile de ma maison. Je passe là la plupart des jours de ma
vie, et la plupart des heures du jour. Je n’y suis jamais la nuit. A sa suite
est un cabinet assez poli, capable à recevoir du feu pour l’hiver, très
plaisamment percé. Et, si je ne craignais non plus le soin que la dépense, le
soin qui me chasse de toute besogne, je pourrais facilement coudre à chaque côté une
galerie de cent pas de long et douze de large, à plein pied, ayant trouvé tous
les murs montés pour un autre usage, à la hauteur qu’il me faut. Tout lieu
retiré recquiert un promenoir. Mes pensées dorment si je les assis. Mon esprit
ne va si les jambes ne l’agitent. Ceux qui étudient sans livres, en sont tous
là. La figure en est ronde et n’a de plat que ce qu’il faut à ma table et à mon
siège, et vient m’offrant en se courbant, d’une vue, tous mes livres, rangés à
cinq degrés tout à l’environ. Elle a trois vues de riche et simple prospect, et
seize pas de vide en diamètre. En hiver, j’y suis moins régulièrement : car ma
maison est juchée sur un tertre comme dit son nom, et n’a point de pièce plus
éventée que celle-ci ; qui me plaît d’être un peu pénible et à l’écart, tant
pour le fruit de l’exercice que pour reculer de moi la presse. C’est là mon
siège. J’essaie de m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin
à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Partout ailleurs je n’ai
qu’une autorité verbale : en essence confuse. Misérable à son gré qui n’a chez
soi où être à soi, où se faire particulièrement la cour, où se cacher
!L’ambition paie bien ses gens de les tenir toujours en montre, comme la statue
d’un marché : “magna servitus est magna fortuna ”. Ils n’ont pas seulement leur
retrait pour retraite. Je n’ai jugé de si rude en l’autorité de vie que nos
religieux affectent, que ce que je vois en quelqu’une de leurs compagnies,
avoir pour règle une perpétuelle société de lieu, et assistance nombreuse entre
eux, en quelque action que ce soit. Et trouve aucunement supportable d’être
toujours seul, que ne le pouvoir jamais être. Si quelqu’un me dit que c’est
avilir les muses de s’en servir seulement de jouet et de passe-temps, il ne
sait pas comme moi, combien vaut le plaisir, le jeu et le passe-temps. A peine
que je ne die toute autre fin être ridicule. Je vis du jour à la journée ; et,
parlant en révérence, ne vis que pour moi : mes desseins se terminent là.
J’étudiais, jeune, pour l’ostentation ; depuis un peu, pour m’assagir ; à cette
heure, pour m’ébattre ; jamais pour le quest . Une humeur vaine et dépensière
que j’avais après cette sorte de meuble, non pour en pourvoir seulement mon besoin,
mais de trois pas au-delà pour m’en tapisser et parer, je l’ai piéçà abandonnée.
La librairie virtuelle de Montaigne
Les livres ont beaucoup de qualités agréables à ceux
qui les savent choisir ; mais aucun bien sans peine : c’est un plaisir qui
n’est pas net et pur ainsi que les autres ; il a ses incommodités et bien
pesantes ; l’âme s’y exerce, mais le corps, duquel je n’ai non plus oublié le
soin, demeure cependant sans action, s’atterre et s’attriste. Je ne sache excès
plus dommageable pour moi, ni plus à éviter à cette déclinaison d’âge.
Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592)
Biographie :
Michel Eyquem, seigneur de Montaigne, ou plus simplement Michel de Montaigne, est un écrivain, philosophe, moraliste et homme politique français de la Renaissance.
Son père, héritier d’une famille enrichie par le négoce, est le premier à abandonner sa profession pour vivre en gentilhomme.
Élevé en nourrice dans le petit village voisin de Papassus, le jeune Michel Eyquem reçoit à son retour au château familial une éducation peu ordinaire. Scolarisé au collège de Guyenne à Bordeaux, il y brille rapidement par son aisance à pratiquer la discussion et la joute rhétorique, et par son goût pour le théâtre.
Après des études de droit, il débute sa carrière en 1554 en tant que conseiller à la Cour des Aides de Périgueux, puis au Parlement de Bordeaux où il siège durant presque 15 ans.
La mort de son père en 1568, le laisse à la tête d’une grosse fortune et du domaine de Montaigne. Il consacre alors la plupart de son temps à la méditation et à la lecture des quelques mille ouvrages rassemblés dans sa librairie, aménagée au dernier étage de cette tour qui devient son repaire.
Il commence également à coucher par écrit le fruit de ses réflexions, ses "Essais" dont il publie le premier recueil en deux tomes en 1580.
Afin de soigner sa gravelle, maladie héréditaire, dont il souffre depuis quelques années, Montaigne décide de tenter les cures thermales dans les villes d’eaux réputées à travers l’Europe. Il rapporte son périple dans son "Journal de voyage", dont le manuscrit, conservé pendant presque 200 ans au château à l’insu de tous, sera publié lors de sa découverte en 1774.
Le 7 septembre 1581, une lettre de France l’informe de son élection à la mairie de Bordeaux. Ses charges politiques ne l’empêchent pas d’écrire : A la fin de son second mandat, en 1585, il se remet à la tâche et prépare une nouvelle édition des Essais qu’il publie à Paris en 1588, additionnée d’un troisième tome.
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