Histoire
des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours sous la
direction des Abdelwahab et Benjamin Stora
Paris, Albin Michel, 2013. 1145 pages.
Juifs et
musulmans : 6 clefs pour comprendre 1400 ans d'histoire commune
Comment expliquer les fractures récentes des relations
israélo-arabes ? L'écrivain franco-tunisien Abdelwahab Meddeb dépassionne le
débat en six pistes.
D'une histoire commune, immémoriale, les
hommes ont rarement le même souvenir. Ils l'ont encore moins quand les tensions
et les guerres ont noirci le dernier siècle de leur relation. On se demande
alors si raconter cette histoire reste même possible. Ça l'est, comme le prouve
l'Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos
jours.
De la présence juive dans la péninsule
Arabique (au temps du Prophète) aux récentes guerres israélo-arabes, de
l'hybridation culturelle d'Al-Andalus (l'Espagne musulmane de 711 à 1492) à la
cohabitation en Perse, en Irak, ou jusque dans les plaines d'Asie centrale, le
« vivre ensemble » tumultueux des juifs et des musulmans offre un récit
détonant, passionnant. Que les quelque cent vingt auteurs de cet ouvrage
profond et accessible ont écrit d'une plume… dépassionnée.
Il y aura, bien sûr, des cris et des contestations chez les fanatiques des deux religions. Qu'importe. Après tout, ce livre est aussi un acte de foi dans l'Histoire. L'écrivain franco-tunisien Abdelwahab Meddeb est professeur de littérature comparée et chef d'orchestre de ce grand ensemble, conçu avec Benjamin Stora.. Il nous livre six clefs pour mieux appréhender ces relations.
Il y aura, bien sûr, des cris et des contestations chez les fanatiques des deux religions. Qu'importe. Après tout, ce livre est aussi un acte de foi dans l'Histoire. L'écrivain franco-tunisien Abdelwahab Meddeb est professeur de littérature comparée et chef d'orchestre de ce grand ensemble, conçu avec Benjamin Stora.. Il nous livre six clefs pour mieux appréhender ces relations.
Quand les juifs étaient une « minorité
protégée »
« Pour comprendre comment les juifs ont
vécu dans le monde musulman – et saisir la différence avec leurs conditions de
vie dans le monde chrétien –, une notion essentielle est à retenir : la
"dhimma", c'est-à-dire la protection. Pendant plus d'un millier
d'années – jusqu'à son abolition au XIXe siècle dans l'Empire ottoman –, les
juifs sont des "dhimmis",
c'est-à-dire des "minoritaires protégés". Ce statut de dhimmi est
stable, il vous protège. Mais il vous oblige aussi : à payer un impôt – la
jizya – et à se comporter humblement, voire en inférieur, devant les musulmans
qui vous entourent.
On est donc loin d'une idylle entre
juifs et musulmans. Mais on est loin aussi des persécutions du monde chrétien.
Il y a plusieurs raisons à cela. Juridique, d'abord : dans le monde musulman,
les juifs forment une communauté parmi d'autres. Que l'on parle des
zoroastriens en Iran, des bouddhistes et des hindous en Inde ou des restes de
sectes pythagoriciennes et néoplatoniciennes en Mésopotamie, tous, avec les
juifs et les chrétiens de toute obédience, sont des "dhimmis" ! Donc
protégés par leur statut. Alors que dans le monde chrétien les juifs sont
l'"autre". D'autant plus exposés, juridiquement, que leur statut est
fragile, instable, dépendant du bon vouloir des rois et des papes. Et d'autant
plus mal vus qu'ils portent une marque théologique indélébile : ils
appartiennent au peuple déicide. Ce concept a poursuivi les juifs pendant des
siècles, ce fut leur malédiction – et la source de mille persécutions. »
La rupture de Médine
« Lorsque naît Muhammad (Mahomet le
Prophète), à la fin du VIe siècle, les juifs ont déjà une longue histoire
derrière eux en Arabie. Ils sont bien intégrés dans l'environnement urbain et
bédouin. On dit – même si les preuves scientifiques sont encore insuffisantes –
qu'il existait alors une espèce de synthèse judéo-chrétienne dans l'imaginaire
arabique, et que l'islam en a découlé. Mais les événements de Médine vont
modifier la relation entre juifs et musulmans – même si leur interprétation
divise toujours les spécialistes. Que s'est-il passé ?
En 622, Muhammad quitte La Mecque pour
la cité de Yathrib, la future Médine. Il a été appelé par les tribus de cette
ville comme médiateur dans le différend qui les oppose les unes aux autres.
Muhammad propose alors un accord – la "constitution de Médine" – par
lequel il apaise les tensions, mais dans lequel il demande aussi aux tribus de
s'unir, de le rejoindre et de le considérer comme primus inter pares.Plusieurs groupes juifs refusent de
coopérer et sont expulsés. D'autres groupes juifs, quand les Mecquois attaquent
Yathrib, changent d'allégeance et prennent le parti des ennemis du Prophète. La
vengeance de ce dernier sera terrible : massacre des hommes et esclavage des
femmes et des enfants. Ce qui ne l'empêche pas de garantir aussi aux gens du
Livre (juifs et chrétiens) qu'ils ne seront pas persécutés s'ils payent le
fameux tribut (la jizya) et s'ils acceptent un statut plus humble que celui des
musulmans. Un "marché" qui deviendra la norme dans presque tous les traités
conclus avec les habitants des pays conquis.
Ce que propose Muhammad, c'est donc,
d'abord, de créer une communauté qui ne soit plus fondée sur le principe tribal
: il s'agit en quelque sorte de passer de la tribu à l'Etat, et, dans cette
perspective politique, les juifs étaient bien intégrés. Pourtant on peut
comprendre leur refus théologique : s'ils l'avaient reconnu comme Prophète, les
juifs se seraient tout simplement reniés ! Devant ce refus, Muhammad décide
d'arabiser son message : désormais, les musulmans se tourneront vers La Mecque
pour prier (alors que, jusque-là, ils se tournaient vers Jérusalem, comme les
juifs).
Mais son coup de génie – celui qui lui a
permis de créer l'islam comme une religion distincte – est de se réclamer de la
descendance ismaélienne – un mythe qui n'était pas du tout présent dans
l'esprit des Arabes. Il reprend le verset de la Genèse évoquant l'expulsion
d'Ismaël (le premier fils d'Abraham) et de sa mère égyptienne Agar (1), et
introduit le principe de la descendance musulmane d'Abraham en l'arabisant :
Abraham, fondateur du temple de La Mecque. »
Al-Andalus, l'âge d'or ?
« En 710, les Juifs ont reçu les Arabes
et les Berbères comme des libérateurs. Il faut dire que, une fois conquises les
villes de Séville ou de Cordoue, les Arabes les laissent gérer les citadelles
qu'ils viennent de fonder. Les juifs d'Espagne découvrent un nouveau cadre
culturel dominant ; ils y seront de féconds créateurs. Al-Andalus fut-il pour
autant un "âge d'or" dans leurs relations avec les musulmans ?
Hormis celle de Bagdad, aucune autre
communauté juive médiévale n'a compté autant de personnalités de haut rang dans
les sphères politique et économique. Et aucune autre n'a produit une culture
littéraire et philosophique d'une telle portée, révélatrice de leur vie
intellectuelle partagée avec les musulmans. Ce qui n'a pas empêché les
tensions, et même des pogroms, par exemple lors du massacre de Grenade (1066).
Cette ambivalence est illustrée par le destin, sur deux générations, des chefs
de la famille juive ibn Naghrîla – Samuel, le père, et Joseph, le fils.
Samuel, c'est la réussite la plus
manifeste d'un juif dans un Etat musulman, à une époque (les années 1030-1060)
où l'émulation entre principautés ibériques musulmanes pour faire venir les
plus grands poètes, philosophes et mathématiciens est stimulante. Son parcours
est fascinant : vizir, ministre des Finances, peut-être même chef de guerre,
tout à la fois poète et homme d'épée, Samuel Naghrîla est puissant et...
prudent : dans sa réussite, il gardera un minimum d'humilité, en accord avec
son statut de dhimmi. Mais son fils Joseph, qui a grandi dans l'opulence et la
griserie du pouvoir, sera moins prudent. Un poème va signer sa fin et le pogrom
qui anéantit la communauté juive de Grenade : il appelle à châtier ce Joseph
qui, par son arrogance, a rompu le pacte de la dhimma. Mark Cohen, le spécialiste
de la condition des juifs en Chrétienté et en Islam à l'époque médiévale,
insiste sur cette dimension juridique de l'argument, qui ne mobilise pas de
motifs antisémites. En tout cas, toute l'ambivalence de la relation entre juifs
et musulmans est dans ce diptyque familial. »
Des échanges culturels riches
« Les croisements culturels entre juifs
et musulmans sont innombrables. La grammaire juive est née de la grammaire arabe,
qui elle-même s'était fondée sur la logique grecque. Et la poésie juive est née
de la poésie arabe, à qui elle a emprunté sa prosodie, théorisée à la fin du
VIIIe siècle. Il existe enfin une pertinente production juive en langue arabe,
qui va jusqu'à la défense du judaïsme, cette "religion méprisée".
Parmi les merveilleux exemples de cette collaboration, on peut citer un livre
d'Averroès – ses commentaires sur la République de Platon – qui avait
disparu dans sa langue d'origine, l'arabe, et qui nous est parvenu... en hébreu
! Mais ce n'est pas tout : c'est un professeur de l'université de Rabat qui, en
transposant cette traduction hébraïque vers l'arabe, a bouclé la boucle ! Ce
"sauvetage" est d'autant plus précieux que ce que dit Averroès sur
les femmes, ou sur l'enseignement, pourrait inspirer bien des musulmans
contemporains par son progressisme…
Souvenons-nous surtout qu'aussi
imparfaite soit-elle, cette société dans laquelle juifs et musulmans se
mêlaient a bel et bien existé. Elle est révélatrice de la richesse des
discussions qu'on peut avoir dans le frottement et le croisement. Elle montre
aussi la capacité des juifs à s'intégrer à la culture dominante, en Andalousie
comme à Bagdad au Xe siècle, où tout l'esprit de l'humanisme était déjà
présent. »
La rupture des temps modernes
« Avec l'entrée des idées – et des
armées – européennes dans le monde arabe depuis l'expédition de Bonaparte en
Egypte, à la fin du XVIIIe siècle, les juifs voient le cadre politique et
culturel changer autour d'eux. Le principe d'affranchissement politique qui se
répand dans le monde ottoman pourrait signifier pour eux la sortie de la
dhimmitude et l'entrée dans l'égalité citoyenne. L'exemple le plus frappant de
ce changement de statut sera le décret Crémieux, en 1870, qui donne la
citoyenneté française aux trente-cinq mille juifs d'Algérie (et seulement à eux…).
Les musulmans vivront cet épisode comme une trahison. Mais comment reprocher
aux juifs de préférer l'égalité citoyenne à leur statut de dhimmis ? Comment
leur reprocher, aussi, de se tourner vers ceux qui représentent, à l'époque,
l'épanouissement de l'esprit face à un monde musulman en déclin depuis
plusieurs siècles ?
Les juifs saisissent leur chance. Et
c'est un choc pour les musulmans, qui prennent conscience que le train de la
civilisation est en train de passer, qu'ils sont largués (l'élite musulmane
opte d'ailleurs aussi pour l'Occident). Dès lors, la fissure ne va plus cesser
de s'élargir. Et les relations entre juifs et musulmans vont encore se durcir
avec la montée du projet sioniste de création d'un foyer national juif en
Palestine. Pour les Arabes, le sionisme est un projet colonial d'autant plus
intempestif qu'il est contemporain de la décolonisation. Il est donc à la fois
irritant et intolérable. A quoi s'ajoute la frustration de voir ceux qu'on a
connu inférieurs et humiliés devenir souverains et vainqueurs. Cette
blessure-là semble inguérissable. »
Les ambiguïtés du Coran envers les Juifs
« Certains versets du Coran reflètent
brutalement la déception de Muhammad après le refus par les juifs de le suivre.
La cinquième sourate, qui porte le message ultime du Coran, affirme dans un
verset qu'il ne faut pas avoir pour alliés des juifs (ni des chrétiens). Dans
un autre verset de la même sourate, pourtant, il est dit que les musulmans
peuvent partager la table des juifs et des chrétiens. Cette ambivalence – ou
cette contradiction, qui irrita Tocqueville lorsqu'il lut cette sourate –
s'avère riche théologiquement si l'on hiérarchise le sens selon le degré
d'intensité rhétorique : ainsi, les versets positifs prennent le dessus sur les
versets négatifs. Certains chercheurs y ont vu une véritable théologie des
religions qui estime que Dieu, au fond, a établi trois alliances : le
christianisme n'ayant pas réussi à abolir le judaïsme, le Coran n'ayant pas
aboli les deux monothéismes qui l'ont précédé, il y a nécessité de cohabitation
entre les trois alliances, jusqu'à la fin des temps…
Mais cette ambivalence nous rappelle
aussi que le regard porté sur l'histoire des relations entre juifs et musulmans
dépend de l'état de ces relations au moment où l'on relit cette histoire. Elle
est même source de dangereux dérapages : côté juif, certains osent affirmer
aujourd'hui que le régime de la dhimma était l'enfer absolu, et que les
musulmans se sont comportés comme des nazis à Médine ! Côté musulman, d'autres
insensés, imprégnés par l'idéologie antisémite des Protocoles des sages de Sion (un faux présenté
comme le plan de conquête du monde par les juifs), soutiennent que le
"complot juif" a commencé, lui aussi, dès l'épisode de Médine. Ces
dérapages nous sont contemporains. D'où le rôle pédagogique de notre livre, qui
remet les pendules à l'heure. Le travail de l'historien est de démonter, de
déconstruire ces lectures abusives. Notre livre propose un récit raisonnable de
cette histoire, loin des fantasmes entretenus par les extrémistes de deux
bords. »
Publication : Claude Tricoire
Bibliothèque diocésaine d'Aix et d'Arles
Publication : Claude Tricoire
Bibliothèque diocésaine d'Aix et d'Arles
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