vendredi 15 mai 2020

Articles de la Revue Etudes des mois d'avril à juin 2020


ARTICLES DE LA REVUE ETUDES (AVRIL-JUIN 2020)



Notre condition d’êtres reliés - Pierre-Louis Choquet



Rares sont les secousses de l’histoire qui, d’un bout à l’autre de la planète, font naître chez les hommes un commun espoir ou une même peur. D’une révolution l’autre, les événements qui menèrent Emmanuel Kant à modifier l’immuable trajet de sa promenade quotidienne un beau jour de 1789, ou ceux qui, en 1917, firent parcourir un frisson de liberté le long de l’échine des peuples opprimés – tous ces événements mirent à nu, les uns après les autres, une seule et même réalité : celle de notre universelle aspiration à la justice et à la dignité. Cette fois-ci, quelques semaines à peine ont suffi à l’agile Covid-19 pour se propager de corps en corps, enjamber les continents, et rappeler à des milliards d’êtres humains la vulnérabilité de la vie biologique qu’ils ont en partage et qui, en définitive, fonde leurs existences.
Et c’est justement parce que ce même virus fait preuve d’une capacité inédite à nous relier, nous, les hommes, qu’il accomplit presque simultanément la prouesse inverse : celle de nous couper les uns des autres, de nous assigner à résidence, de décréter un régime d’immobilité générale – et d’inaugurer ainsi une gigantesque expérience planétaire par laquelle nous nous savons être réunis, tous ensemble et simultanément, dans cette étrange condition d’être radicalement séparés.
Non sans espièglerie, le Covid-19 en profite au passage pour rappeler à notre bon souvenir quelques réalités élémentaires : il est rarement constructif de chercher à dissimuler des problèmes qui émergent et dont les répercussions potentielles s’annoncent terribles (Chine); il est souvent indiqué de privilégier une réponse favorisant la coordination multilatérale et la mutualisation des moyens technico-économiques à un repli sur les égoïsmes nationaux (Union Européenne); il est toujours illusoire de croire qu’une société peut affronter des crises systémiques, aux ramifications aussi nombreuses qu’imprévisibles, sans s’appuyer sur des solidarités solidement institutionnalisées et sans s’être préoccupée de limiter les inégalités en son sein (États-Unis). Pas de doute ici – et plusieurs observateurs l’ont déjà souligné : la crise sanitaire que nous traversons est bel et bien une répétition générale, mais en miniature, de la grande crise écologique dans laquelle nous sommes bien entrés, de laquelle nous ne sortirons pas (du moins, pas de notre vivant), et à laquelle notre réponse peine pourtant à atteindre le stade des balbutiements.
En nous renvoyant chacun chez soi – et en nous donnant à voir, s’il était besoin, que des millions de nos semblables, des bidonvilles de New Dehli aux camps de réfugiés de Lesbos, n’ont ‘nulle part où reposer la tête’ – l’irruption du Covid-19 nous rappelle une vérité vieille comme le monde, que tout rêve de puissance s’emploie à faire oublier : rien ne peut vaincre notre condition d’être reliés.
Alors où serons-nous, dans quelques mois, lorsqu’à nouveau nous aurons recouvré notre liberté ? Aurons-nous déjà employé cette dernière à retourner sur les bons vieux rails que nous avions, pour un temps, quittés ? Ou aurons-nous, au contraire, vu dans cette mise à l’arrêt général (si difficilement concevable, et si soudainement réalisée !) une confirmation éclatante de ce que le cours de l’histoire n’est jamais écrit d’avance, et qu’il recèle toujours d’une multitude de possibles ? L’épreuve de cette grande traversée collective nous aura-t-elle déjà aidé, en somme, à prendre en charge autrement notre condition relationnelle ? à envisager que puissent être désormais stoppés, ou au moins rigoureusement encadrés, ces processus qu’on avait longtemps dit inarrêtables – expansion des chaînes de production transfrontalières, resserrement continu du maillage des réseaux de transports, croissance de mégapoles urbaines toujours plus interconnectées, homogénéisation globale des habitudes de consommation – et qui ne savent relier les hommes que dans la trame étouffante d’un monde de marchandises ?
On peut espérer que l’épidémie du Covid-19 aura contribué à ce qu’affleure plus nettement à la conscience de nos contemporains la question qui tenaille notre fragile XXIe siècle – et que l’on pourrait formuler ainsi : « qu’est-ce qu’être relié ? quels liens matériels voulons-nous voir croître, et à quels autres sommes-nous prêts à renoncer ? » Et si cette piste est effectivement correcte, c’est bien de notre capacité à prendre soin du monde – ou à combattre ceux qui le détruisent – que se vérifiera notre dignité… La tâche qui gît devant nous est, pas moins qu’à l’époque de Kant, infinie. Mais cette fois-ci, une chose est claire : les efforts que nous déploierons pour tenter de l’assumer n’auront de sens que s’ils prennent forme au creuset de notre finitude… finitude qu’il nous faut d’ores et déjà ré-apprendre à habiter et à aimer, au milieu des autres vivants, entre ciel et terre.

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Sortir de la légèreté - Pierre de Charentenay sj



Nous avons vécu de manière bien légère, imprudente, inconsciente depuis les grands conflits mondiaux du siècle dernier. On pouvait tout faire, prendre l’avion pour aller trois jours aux Maldives, commander sur Internet n’importe quel plat ou n’importe quel instrument, manger des fraises en janvier, visiter toutes les capitales d’Europe, et fêter le mariage de son cousin d’Amérique à Honolulu, etc. C’était le temps de la liberté totale, faire ce que je veux quand je veux, sans contrainte, y compris celle de mourir quand je l’ai décidé. C’était le temps de la légèreté, où tout est possible sans limite grâce à la puissance de la technique qui avait supprimé les barrières.
Eh bien, non. Ce n’est pas la vie réelle, même si nous en avions rêvé. Il n’y a pas de monde sans limite. Le coronavirus nous le rappelle de manière si violente[1] qu’il faut réagir en prenant des mesures extrêmes et immédiates. Imagine-t-on 4 milliards de personnes confinées ! Imagine-t-on notre espace personnel cloisonné par « des gestes barrières » pendant des semaines !
La crise climatique nous dit la même chose mais autrement[2]. Il faut mettre des limites à nos voyages, à notre consommation, à nos productions !
La différence entre les deux est que nous avons compris, peut-être un peu tard, que le virus nous mettait en danger de mort immédiate, ce que nous ne pouvons pas supporter. Donc, on agit, « quoi qu’il en coûte » ! Alors que la crise climatique se déroule sur un moyen terme qui nous laisse le temps de discuter, de polémiquer, en un sens de ne rien faire qui nous dérange sérieusement. Nous ne voulons pas entendre l’avertissement de la crise écologique parce que les délais sont longs et l’urgence moindre.
Ces deux catastrophes, sous des modes différents, nous font entrer dans le monde des contraintes. On avait oublié qu’elles pouvaient exister, emportés et grisés par tout ce que nous avions inventé, qui nous rend la vie si facile, quand tout va bien. Il a bien fallu obéir et rester confinés, encore que, on a tout essayé et parfois réussi à éviter la contrainte, même au temps du virus et de l’urgence absolu : un million de parisiens ont décidé qu’ils seraient plus forts et plus libres en s’enfuyant dans leur résidence secondaire.
Demain, nous ne changerons pas du tout au tout. Je n’y crois pas et le danger est bien de reprendre notre rythme d’avant dès que possible, dès que la contrainte médicale et étatique sera allégée. Les industriels sont sur les starting blocs. Car la dynamique du développement, des entreprises et du profit est puissante. Elle est visible. Ce qui est moins visible mais tout aussi puissant, c’est le désir du consommateur qui veut garder son style de vie, ses facilités. C’est cette double dynamique qui épuise notre planète ; les ressorts de notre épuisement, ce sont les choix de chacun, la liberté qu’on veut garder et la légèreté de nos existences. Car « l’agent pathogène dont la virulence terrible modifie les conditions d’existence de tous, ce n’est pas du tout le virus, ce sont les humains ! »[3].
Ce virus vicieux est un clin d’œil mortifère sur ce qui sera plus grave encore, car la crise climatique touchera la terre entière et fera des millions de morts. Nous pourrions profiter de cette occasion pour reconsidérer la légèreté de nos existences, leur irresponsabilité. Alors lentement, s’il importe d’abord de sécuriser notre vie dans l’immédiat, nous pourrons progressivement nous préparer sérieusement à faire face à la crise climatique en reconstruisant ce que nous ne voulons pas, des barrières. Reprendre conscience des limites et redonner du poids à l’existence.
[1] Bill Gates nous avait prévenu il y a 5 ans. https://www.youtube.com/embed/6Af6b_wyiwI Personne ne l’a entendu.
[2] Pierre de Charentenay, « Face à la crise climatique », Editions Chemins de dialogue, avril 2020. Le livre est imprimé, mais en confinement chez l’imprimeur, puisque les librairies sont fermées !
[3] Bruno Latour, Le Monde, 25 mars 2020





Voeux de vie qui ne soient pas pieux - Collette Nys-Mazure



Et demain ? Comment en parler alors qu’aujourd’hui nous sommes confinés dans un présent austère ? Nous ne pouvons que balbutier notre espérance sans nous payer de mots, en rêver tout en creusant nos racines, invoquer l’Esprit Saint. La vraie vie est absente, observait le jeune Rimbaud. Il faut changer la vie. Echapperons-nous à la sidération ?  Agir sans reproduire, mais inventer ?
Nous avions lu la Bible, Boccace, Marguerite de Navarre, Giono, Camus. Nous pensions, grâce à la puissance d’évocation des auteurs, être en empathie avec ces femmes et ces  hommes confrontés aux fléaux récurrents, mais, seule, l’expérience permet de comprendre une situation qui met en péril l’univers. Nous en avions négligé les signes précurseurs, serons-nous plus lucides ? Courage !
Dans l’enfance, je jouais à On disait que, la formule magique ouvrant tous les possibles. Adulte, je m’y sens invitée, pour autant que le on disait débouche sur une conversion, un changement de cap concret. Au cœur de la vacance imposée, je suis conviée non pas à combler le vide par le divertissement mais, grâce à cette vie intérieure, à dégager l’essentiel de l’accessoire. Résonne la question Toi que fais-tu de ta vie ? Quels sens –saveur, orientation et signification- lui donnes-tu ? Résister,  ralentir,  me délester, rencontrer,  partager, cinq verbes forts, stimulants qui feront contrepoids au désarroi.
L’espace ouvert par la cessation des activités extérieures permet plongée et  remontée pour autant que je résiste aux tentations multiples qui m’assaillent par écrans interposés –télévision, ordinateur perpétuel, vidéos, liens… De même  je cherche comment ne pas être ressaisie par la vie courante, celle qui emporte dans la griserie de l’à faire sans ménager de respirations vouées à la prière sous quelque forme que ce soit, au silence pour mieux rencontrer?
Si j’écris, c’est notamment parce que je crois que le verbe au cœur du mot poésie est prodigieusement actif, pour travailler mes obscurités jusqu’à rejoindre la nappe phréatique commune, percevoir les cris de peine et de joie des mes sœurs et  frères humains. Les textes ajustés à cette terre d’ici  projetteront peut-être une clarté humble et résolue sur nos chemins.
Le délestage imposé par le confinement restera-t-il de saison ? Je recours à quelques exemples concrets parce que je me méfie de ce qui plane en discours rhétorique. J’ai entrepris d’alléger les bibliothèques qui peuplent la maison – une aventure émouvante, éprouvante, car il faut opérer des choix ; bien des questions restent pendantes. S’il est aisé de mettre dans les caisses à donner un ensemble poétique de Michaux puisqu’il se retrouve dans mon volume de la Pléiade, que faire des collections de revues professionnelles, spirituelles, culturelles… ? Je vais déposer sur le seuil des voisins une série de livres ciblés, susceptibles de les intéresser, j’en place dans les boites à livres comme j’en laissais dans les trains lorsqu’ils roulaient.
Indépendamment de l’espace rendu aux rayons, c’est une relecture de mon existence qu’ont jalonnée ces ouvrages datés, annotés, dédicacés, déformés par coupures de presse et lettres. Je rends grâce pour ces voyages sensibles et intellectuels, ces imaginaires féconds, les amitiés dont ils témoignent. Changer la perte en reconnaissance et laisser place à ce qui viendra : voici peut-être  une suggestion. Je salue ces écrivains comme je salue, dans l’écart, les personnes aimées ou inconnues, croisées à distance prudente sur les chemins de campagne. J’en rejoins d’autres dont je connais l’isolement par une lettre, un poème, un appel téléphonique : je tends l’oreille aux voix qui trahissent la détresse, la solitude. Déliée, je me relie.
Oui me délester provoque une attention plus fine au vivant aujourd’hui et demain. Plus légère, je n’ai pas peur de me déposséder, de m’engager dans le partage de ce qui compte vraiment. Il m’est proposé de changer la vie à commencer par ma propre manière de vivre, mais aussi de participer à une réflexion plus vaste avec les moyens qui sont les miens.  La maison confortable ouvre ses fenêtres pour remercier les aventuriers de ce temps, ceux qu’on exploitait, qu’on laissait sans scrupule à des tâches écrasantes ou invisibles. Des écailles me sont tombées des yeux et j’espère ne plus me laisser aveugler.
Opérer cette conversion (cette résurrection ?) non pas momentanément mais durablement. Lorsqu’au terme d’une nuit interminable d’hôpital, j’entendais les pas dans la rue, je me jurais de ne jamais oublier que marcher en respirant l’air neuf, c’est déjà un cadeau sans prix. Et puis l’usage et l’usure étouffent l’élan, le souvenir se dissipe. Quelle vie intérieure vais-je nourrir pour ne plus glisser dans la vie absente? Laisser mûrir l’avenir. Inoculer l’espérance, je voudrais, je tente.



De l’intelligence collective - Alain Cugno




Nous apprenons bien des choses au cours de ce confinement, mais peut-être avant tout ceci : la possibilité de l’utopie. Ce qui semblait lesté de tout le poids de la réalité, au point que nous pensions que c’était cela, la réalité, peut, non moins réellement, être mis en suspens. Nous pouvons vivre tout autrement. De cette proposition dont nous pensions qu’elle était vraie mais dont nous pensions aussi n’avoir jamais à mesurer l’effectivité, nous faisons l’expérience (il est vrai minimaliste) : toute une population qui reste chez soi. Et là nous avons vu aussi apparaître des formes nouvelles de solidarité et de manifestation de cette solidarité. Un étrange sentiment de liberté aussi et de paix — la disparition des emplois du temps. « Alain, Alain, tu t’inquiétais et t’agitais pour bien des choses, tu es sûr qu’elles étaient l’unique nécessaire ? » Comme un grand silence. Et là, une autre inquiétude : et si ce silence était le retrait de la mer qui annonce les raz de marée ? Qu’en sera-t-il lorsque les effets secondaires, économiques en particulier, feront valoir eux aussi leur droit à la réalité ? Il y a, à la fin du dessin animé de Paul Grimault Le roi et l’oiseau, une scène saisissante : le gigantesque robot qui a détruit entièrement la ville s’effondre à son tour. Mais en s’affaissant, il prend la position du penseur de Rodin.
Ainsi donc, tout est possible — et même que la pensée trouve l’espace libre pour se déployer. Toute utopie compte sur un miracle, celui de l’intelligence collective. Elle apparaît, nue et fragile, quand il ne reste plus aucun autre recours, à part elle. Alors, dans le silence atterré des humains, interdits comme les enfants qui ont cassé toute la vaisselle et qui se demandent s’ils n’ont pas entendu les parents qui rentraient,  on entend sa petite voix, ténue, à peine audible, mais qui était déjà là, enfouie dans les profondeurs et qui disait qu’il y avait non pas des choses vraies et des choses fausses, mais la possibilité d’un sérieux inouï qui, sans aucune raison valable, peut proposer non pas de poursuivre, d’améliorer, de reconquérir les territoires perdus, mais de commencer, d’inaugurer, d’aller carrément voir ailleurs.
Et, à condition que personne ne se mette à rire ou à dire que la gratuité est bonne pour les imbéciles, sa voix est si belle, si intelligente, ce qu’elle propose est d’une telle évidence, qu’on voit surgir des choses impensables, irréductibles, des musées qui ne servent à rien, du respect pour des animaux « inutiles », des hôpitaux où soigner tout le monde avec le même amour. Oui, il s’agit bien de cela, et le miracle du miracle c’est que l’évidence proposée par l’intelligence collective apparaît, une fois qu’elle a été installée, même pas comme étrange, mais comme allant de soi. J’ai été fort surpris le jour où un étudiant venant d’un pays sans couverture sociale m’a dit, sortant de l’un de nos hôpitaux : « Mais, c’est de l’amour, çà ! »
Ce que l’intelligence collective dit de sa petite voix si calme et si profonde, c’est aussi qu’il est possible de débattre non seulement sans rechercher la victoire, mais sans même rechercher le consensus, attisant au contraire les conflits mais uniquement par amour de la vérité, chacun attendant de ceux qui ne sont pas de son avis de comprendre un peu mieux et à nouveau frais ce qu’il croyait avoir déjà compris. Cela signifie vivre pour de bon, et non pas faire semblant, même sincèrement.
Ça donnerait des universités où il irait de soi qu’une thèse de doctorat sert d’abord à faire de la géographie, de la sociologie ou de la paléontologie (je choisis prudemment mes disciplines, qu’il ne soit pas dit que j’ai cité la philosophie…), et non pas à obtenir un poste qui fortifie les positions d’une chapelle. Ou bien encore comme allant de soi des gouvernants qui adopteraient un discours capable d’ouvrir des possibles qui ne seraient pas du tout ceux qu’ils attendaient, et qui s’en réjouiraient. Des financiers qui sauraient à quel point leur unique préoccupation est l’économie réelle. Ou bien une Église qui oserait se remettre en question avec assez de hardiesse pour non pas suivre la tradition, tapis dans lequel il arrive qu’elle se prenne les pieds de peur de marcher à côté, mais qui la comprenne en la créant.
Intelligence collective, je ne suis capable de songer qu’à des inventions qui ont existé ou qui existent presque. Je t’en prie : étonne-moi !
Pour une éthique de la non-puissance - Margaux Cassan

Coronavirus : les banques centrales impuissantes face à la panique des marchés. (La Croix, 16 mars). Coronavirus : l'impuissance est devenue le modus operandi du pouvoir (Marianne, 31 mars). Les États-Unis face au virus. La première impuissance mondiale (Libération, 1er avril). Coronavirus : à l'hôpital de Saint-Denis, les soignants face au même sentiment d'impuissance qu'au début du Sida. (Le Monde, 4 avril).
Dans ces quelques titres, l'impuissance revient comme l'horizon d'une indépassable fatalité. Face au virus, seules les technologies semblent voler à notre secours : la télémédecine sauve des vies ; le télétravail nos économies ; et les téléphones le lien social, les amitiés, les amours et les familles séparés.
Jacques Ellul, à qui j'ai consacré presque tous mes travaux, qui a signé deux ouvrages de référence où il postulait que la technique était le fléau de la modernité [La technique ou l'enjeu du siècle ((1954) puis Le système technicien (1977)] se serait-il trompé ?
Tout au long du XXème siècle, Jacques Ellul (1912-1994), historien du droit, sociologue libertaire, théologien à ses heures perdues a alerté ses contemporains contre les dérives du progrès technique, de la mondialisation, de la course après l'argent. Non pas qu’il ne soit, comme on l’a beaucoup dit, un réactionnaire doublé d'un nostalgique, mais il savait combien il était facile de noyer l'éthique au nom de ces progrès-là. Le technicien ne se préoccupe pas de savoir l’usage que les hommes décideront de faire de son invention. « Dès qu’on peut, on fait », voilà son adage.
Et c’est bien ce qui se passe aujourd'hui. L'éthicité de telle ou telle possibilité - pouvoir voyager n'importe où en avion à très bas coup, manger des produits importés à très bas coût, se faire livrer sans se déplacer pour gagner du temps, acheter du textile à très bas coût - n’est jamais un sujet puisque c’est, précisément, le propre de la puissance d’être en quête de toujours plus de puissance.
Il ne s’agit pas de le condamner ni d’ailleurs de le regretter. Nous voyons sur quels bienfaits elle peut aussi déboucher. Mais il n’est pas non plus question de se résigner et de regarder la puissance nous dépasser, se nourrir elle-même et crever un peu plus le plafond fragile du ciel.
C’est dans ce cadre réflexif que Jacques Ellul peut nous être utile en proposant une « éthique de la non-puissance ». L’idée est simple : doit-on nécessairement faire tout ce que les normes institutionnelles n’interdisent pas ? Ne peut-on pas décider de ne pas vouloir avant d'être contraint ? La non-puissance désigne le « choix de ne pas user des moyens de puissance que l’on pourrait avoir ». Plus encore : d’envisager que la puissance puisse être, parfois, sublimée de ne pas être utilisée. Faire le choix de « ne pas », c’est assumer sa puissance d’agir et exercer, parfois, son savoir-s’extraire.
"Il ne faut pas engager des actions qui peuvent avoir des effets irréversibles. Cette éthique, cette décision de la non-puissance, est, me semble-t-il, fondamentale."
Certains reconnaîtront dans cette démarche le modèle christique qu'Ellul revendique. Quand Jésus, le Tout-Puissant, est venu parmi les hommes, il a pris la décision de la retenue, de l'humilité, de la non-puissance. "Non-puissance lorsque Jésus demande à Jean-Baptiste d'être baptisé par lui alors qu'il détient la possibilité du baptême de feu. Non-puissance lors des trois tentations: par trois fois lui est proposé de manifester sa puissance divine, et par trois fois Jésus refuse." D'autres, les amoureux de la littérature, y percevront l’attitude magistrale de Bartleby, le personnage d’Herman Melville, qui, après s’être montré docile, refuse certaines tâches qui lui sont assignées. Rébellion singulière, de biais, sans résistance. Un simple « je préfèrerais ne pas ». D'autres encore, une filiation avec Gandhi ou le taoïsme. Peu importe, du moment que la démarche n'est ni paresse ni passivité.
La non-puissance n’a rien d’une apologie de l’impuissance. “L'impuissance, rappelle Ellul, c'est ne pas pouvoir à cause des circonstances de fait, à cause des limitations de notre nature, à cause de notre condition”[1]. La non-puissance, au contraire, est une posture révolutionnaire, un «pouvoir de contestation, de protestation, mais sans arme ni armure». L’expression le dit bien : il est question d'apprendre à dire « non ! » à la puissance quand elle nous mène à la catastrophe, et ainsi, d'augmenter la puissance elle-même. Comme la liberté, la véritable puissance est toujours grandie quand elle s'accompagne de contraintes.
« La non puissance est un choix : je peux et ne le ferai pas. »[2]
C'était il y a 42 ans.
Combien de temps faudra-t-il pour offrir à ce cri d'alarme l'écho qu'il mérite ? 
[1] ELLUL, Théologie et technique. Pour une éthique de la non-puissance, Labor et Fides, 2014, pp. 314-315
[2] ELLUL, Ce que je crois, Grasset, 1987, p. 199




Illusion, utopie et espérance - Jean-Pierre Winter



« Il n’y a pas de science de l’homme, ce qu’il nous faut entendre au même ton qu’il n’y a pas de petites économies. Il n’y a pas de science de l’homme, parce que l’homme de la science n’existe pas, mais seulement son sujet. » Lacan
 Déjà Sophocle, écrivant Œdipe, avait construit sa tragédie comme une méditation sur l’épidémie de la peste. Seul le dévoilement de la vérité sur l’assassinat du roi Laïos pourrait sauver la ville de Thèbes. Sophocle conçoit donc qu’une série de mensonges, de crimes et de transgressions, sus ou insus, ont précédé la catastrophe. Sortir de la peste se paye du prix douloureux d’une reconnaissance publique des turpitudes qui l’ont rendue possible. L’’enjeu du jour d’après est donc celui de la Vérité. Que son dévoilement aboutisse à ce que Créon succède à Œdipe n’est pas fait pour nous rassurer. Qui succèdera à Macron ? Que pouvons-nous espérer qui ne soit pas très vite source de déceptions et de désespoirs ?  Sophocle disait : « Je n’ai que mépris pour le mortel qui se réchauffe avec des espérances creuses ». Et Freud s’adressant au pasteur Pfister : « …je ne puis donner aux questions formulées plus haut qu’une réponse subjective, c’est-à-dire fondée sur mon expérience personnelle. Je suis obligé d’avouer que je fais partie de cette catégorie peu nombreuse d’hommes indignes devant lesquels les esprits suspendent leur activité et auxquels le suprasensible échappe, de sorte que je ne me suis jamais trouvé capable d’éprouver quoi que ce soit qui pût faire naître en moi la croyance aux miracles. »  Pouvons-nous néanmoins concevoir un plan réaliste qui ne soit pas juste l’énoncé propre à satisfaire nos vœux et nos désirs les plus imaginaires. Ces vœux toujours un peu névrotiques quand ils ne représentent aucun engagement, aucune responsabilité ? Certes les plus sincères de nos dirigeants ambitionnent de régler le bonheur du plus grand nombre mais nous savons bien que, dans la pratique, les résultats vont dans le sens contraire de ce que nous avons espéré. Ces intentions, énoncées en temps de crise, forgent des utopies parce que, littéralement, elles se construisent hors lieu.
L’espérance, elle, est un affect, c’est-à-dire, selon Spinoza, une idée confuse qui est là pour affirmer l’existence de notre corps. Mais du coup, cet affect « oriente notre pensée dans un sens ou dans un autre » selon les intérêts non de la raison mais du plaisir ou du déplaisir éprouvé. C’est pourquoi les marchands d’espoir ont tant de succès.
Les marchands d’illusion sont, eux, d’une autre espèce : ils offrent à ceux qui les écoutent un accès à la satisfaction narcissique. Le savant Laplace disait : « La révolution diurne du ciel ne fut qu’une illusion due à la rotation de la terre ». Il pensait illusion d’optique ! Mais c’était surtout une illusion due au désir que l’Homme a de se croire au centre de l’Univers alors qu’il sait ne pas être seulement au centre de lui-même. L’illusion conduit nécessairement, quand elle se déchire, à la désillusion tragique et souvent violente. Le contraire de l’illusion c’est l’erreur. Et la reconnaissance de l’erreur qui est le propre de la science ne produit pas les mêmes effets que la perte des illusions.
A la fin de « L’avenir d’une illusion » Freud se demande si le recours à la science pour décider du sort du monde n’est pas une illusion de plus, une nouvelle religion. Et il faut bien admettre que cette question est d’actualité à l’heure où nos gouvernements en appellent aux comités scientifiques pour décider de ce qu’ils doivent faire. Sa réponse est claire : « Non, notre science n’est pas une illusion. Mais ce serait une illusion de croire que nous pourrions recevoir d’ailleurs ce qu’elle ne peut nous donner. »
La Science (avec une grande Scie, comme disait Jarry) ne promet rien mais elle « ne pense pas » (Heidegger). Et en conséquence elle est désubjectivante. Elle ne tient aucun compte des effets que ses découvertes engendrent pour le meilleur et pour le pire. Nul, aujourd’hui, n’ignore ce qu’il doit au progrès scientifique mais chacun sait de quelle anxiété nous payons ces avancées. Le monde de demain s’annonçait depuis quelques décennies et se rend manifeste avec la crise mondiale que nous subissons. Saurons-nous résister à la déshumanisation qu’engendre la révolution numérique ? Saurons-nous reprendre la parole que nous avons progressivement abandonnée au profit des machines parlantes, des robots sans visages qui répondent sans être responsables ? Saurons-nous nous sevrer du règne séducteur des images ? Nous l’avons constaté : notre univers est voué, toujours un peu plus, aux fakes-news et à l’opinion qui est volatile et le plus souvent facilement haineuse parce qu’anonyme. Avec la parole c’est la Vérité qui fout le camp. Souvenons-nous : l’une des dix plaies d’Egypte, rendue nécessaire pour que les hébreux se libèrent de leur esclavage, est l’épidémie de la peste. Or, en hébreu, le mot peste « dever » est le même que le mot parole « davar ». Façon de dire que c’est le rapport vicié à la parole qui est source d’épidémies. Pour le dire autrement, demain il s’agira de restaurer ce qui s’évanouit sous nos regards impuissants : le fait que « de notre position de sujet nous sommes toujours responsables » (Lacan). Se situer en marge des utopies, des illusions et des espérances nous écarte des « tendresses de la belle âme » qui sont le plus souvent au service des intérêts égoïstes et économiques. Raison pour laquelle tous nos souhaits sont vains et vides. C’est peut-être ce qui se dit le soir du Yom Kippour lors de la récitation psalmodiée du Kol Nidré : « Tous les vœux, serments, renoncements, bannissements, malédictions, jurements…tous ces engagements, nous les regrettons : qu’ils soient dénoués, pardonnés, rejetés, anéantis… » Et pourtant, dit le Talmud : « Lorsqu’un homme fera un vœu à l’Eternel, ou un serment pour se lier par un engagement, il agira selon ce qui est sorti de sa bouche ». On le voit : la voie est étroite.
Renaître - Le monde d’après l’archipel des confins - Jean-Philippe Pierron

C’était le 14 mars 202… Nous étions partis précipitamment, ma femme, ma fille ainée et son compagnon, et mon grand fils, pour prendre le dernier bateau en partance. A bord, à peine la passerelle désolidarisée du quai, le capitaine quelque peu embarrassé, nous indiqua qu’en dernière minute, et à la vue des circonstances – une contagion s’était annoncée sur le pays et il ne voulait pas risquer la quarantaine - il avait été contraint de hâter le départ et de changer de destination. La croisière allait changer de nature. Nous ignorions notre destination exacte. Le but du voyage devenait soudainement incertain. Voyager pour aller où et pour quoi faire ?
Le bateau voguait déjà depuis de longs jours sur des flots qu’un matelot nous dit s’appeler « la Mer du temps suspendu ». Après avoir laissé à bâbord l’île d’Utopia, une île que seuls quelques marins expérimentés savent trouver mais qui n’est indiquée sur aucune carte maritime, nous avons vogué longtemps, lentement dans l’archipel des Iles des confins. Ce n’est qu’un peu plus tard, je ne saurai dire exactement quand, tant les jours ressemblaient aux autres jours, que nous avons accosté et pu mettre pieds à terre. Nous, c’est-à-dire ma famille. En effet, et à notre grande surprise, aucun autre voyageur n’est descendu avec nous, ni n’a pu se joindre à nous. Les consignes étaient strictes avaient dits le Capitaine. Il fallait entre nous tous, si nous voulions avoir une chance de survivre, des distances spatiales. Raison pour laquelle il avait eu l’idée, nous expliqua-t-il en quelques mots, de nous conduire jusqu’à cet archipel, idéal à cette fin du moins. C’est ainsi que nous avons pris possession de ce que nous allions bientôt appeler notre île : l’île du confinement. Nous allions vivre ensemble, vraiment ensemble très vite et pour longtemps, au risque de nous insupporter mais dans l’inventivité de manières de prendre soin les uns des autres, par la cuisine et le souci du ménage, dans les rythmes, les petites attentions, le souci des rendus scolaires, universitaires ou professionnels, et l’invention d’un soin des autres, de tous ces autres, que nous avions laissé au loin en partant.  Ce qui commença ce jour-là, nous ne le sûmes qu’après, bien après. Cela allait nous transformer sans commune mesure, au-delà et à un autre endroit que ce que nous avions imaginé. Je voudrais, maintenant que cette histoire est déjà derrière nous, mais tellement ancrée en moi, vous raconter ce qu’il nous est arrivé lorsque, après plusieurs mois d'absence, nous sommes rentrés au pays. Entre temps, chose étrange, ce dernier avait changé de nom. Il se nommait maintenant le Monde d’Après.
Peu avant notre retour, alors que nous nous apprêtions à retrouver notre maison, notre quartier, nos habitudes, notre travail, et même le bruit des moteurs que nous avions hâte d’entendre vrombir, une crainte nous envahit. Qui allait croire ce que nous avions vécu ? N’était-ce là qu’un rêve ou bien l’expérience concrète d’une autre allure de vie ? Ce que nous avions expérimenté seuls, sur notre île, d’autres l’avaient-il également éprouvés ; et si oui, pouvions-nous en faire l’occasion pour changer nos modes de vies et même notre société ? Et dans l’affirmative, comment cela allait-il se faire ?
De fait, à peine le pied posé à terre, nous fûmes très vite gênés. D’autres voyageurs, ils étaient très nombreux, qui revenaient vraisemblablement comme nous de l’Archipel des confins, nous scrutaient. Nous nous regardions interloqués. Nous ne comprenions pas ; nous ne comprenions plus et, pour tout dire, nous n’avions guère envie de comprendre, la langue qui se parlait là. En effet, une maladie avait dû attaquer les mots en notre absence. Seul, un préfixe semblait avoir survécu. Il avait contaminé la langue. Il en était le cœur. Semblait s’être imposé, dans le ronron mécanique de cette pauvre langue, le préfixe re- qui, dans ce dialectique local, signifie à peu près : « retour à un état initial, revenir à un état antérieur, annuler le temps ». Assez indigente, la langue des re- avait du se disséminer de façon virale. Reporter, reprendre, recommencer, redémarrer l’activité, faire repartir l’économie, rouvrir, en étaient les maitres mots que nous entendions partout. Nous devrions assez facilement apprendre à la parler, pensions nous. Mais nous n’en avions guère le goût. Parmi ces mots, « reporter, reprendre, renaitre » s’offraient à nous pour raconter, sans la trahir, notre expérience. Lequel parmi ces concurrents l’emporta, c’est ce que nous voudrions vous faire savoir. 
Très vite, nous sûmes que le mot « reporter » n’était pas adéquat pour exprimer notre expérience. Reporter pour d'autres temps toutes les activités -dîner, mariage, examens, etc. - prévus au printemps, mettait l’expérience de l’île des confins entre parenthèses, comme si cela avait été une utopie qui n’avait jamais eu lieu, comme un non-lieu. Parler ce mot, c’était comme si on nous demandait de taire ce que nous avions vécu. Nous ne le retînmes pas.
Nous rejetâmes également, celui qui était le plus en vogue : « recommencer ». Outre qu’il partageait avec le mot « répéter » la même amnésie, il était effrayant de cynisme sous son habillage réaliste. Outre que la crise avait permis d‘écraser les concurrents les plus fragiles (précaires, entreprises sous tension, pays dépendants) et de déployer comme jamais jusque-là un dispositif qu’on nommait alors « numérique », une idéologie mercantile imposait ses mots et sa logique de virtualisation totale de notre rapport au monde en mode télé : télé-éducation, télétravail, télémédecine. Tout ce que nous avions appris sur l’île du Confinement, à savoir que les soins éducatifs, sanitaires, sociaux, environnementaux passent par des corps insubsituables, des affects qui les incarnent, et des soucis qui se manifestent dans l’attention et non pas sous le mode d’une notification numérique, ne pouvait, ni surtout ne devait être écrasé.
Aussi nous nous décidâmes de commencer à parler. Nous ne pouvions nous taire. Nous devions raconter autrement. Avec d’autres, nous avons choisi le plus fragile de tous les mots de cette nouvelle langue : « renaitre ». Re-naître laissait résonner l’écho de ce que nous avait fait abandonner le confinement et ce, qu’en nous et entre nous, l’épreuve des confins nous avait aidé à (nous) trouver. Renaître suppose d’abandonner mais appelle de nouveaux accordages. En famille, nous nous étions déconditionnés. Nous avions appris un nouvel art de s’ajuster ensemble dans le concret des rythmes journaliers, des tours de cuisine ou de ménage comme il y a un tour de quart sur un bateau. Il est possible de renaître. L’île du Confinement a fait exister le tiers lieu utopique d’autres manières de vie, d’autres allures d’existences, mettant en suspens la domination du rythme et de l’organisation qu’imposait tacitement l’activité économique jusque dans nos vies intimes et familiales. Le confinement a été l’occasion d’expérimenter une utopie concrète. Nous y avons appris à perdre, pour pouvoir re-naitre à nos désirs d’être. Comment avons-nous pu attendre ce maudit virus pour vivre une proximité que même nos vacances ou nos « lunes de miel » ne nous avaient jamais offertes ? Nous avons dit, à l’époque, « renaitre ». Nous le disons encore maintenant, longtemps après cette histoire.
Nous disons, et je te dis cher lecteur, chère lectrice, "renaître" pour attester que la possibilité d’un « Sur-vivre », comme les artistes parlent de sur-réel, a déjà commencé. Je l'ai, tu l'as, nous l'avons vécu. 
Il parait, m'a-t-on dit, que l’île du Confinement, qui n’ignore pas les arrachements douloureux de toute Passion, se nomme sur d’autres cartes, plus spirituelles celles-là, l’île de Pâques.



Une amplification de la mortalité ordinaire - Guillaume Cuchet



On dit beaucoup, dans les médias et parmi les observateurs qualifiés, que l’épidémie actuelle de coronavirus délimitera dans notre histoire un « avant » et un « après ». C’est même devenu un lieu commun de la couverture de l’événement. J’en doute un peu pour ma part, même si l’historien, qui préfère généralement arriver après les batailles et dont l’avenir (on le sait) n’est pas la période de prédilection, est aussi démuni qu’un autre pour en juger. Risquons-nous y pourtant, puisqu’on nous a posé la question.
Qu’on ait affaire à un événement majeur, nul n’en peut douter : la moitié de la planète est confinée, l’économie mondiale est à l’arrêt et les médias ne parlent plus que de cela depuis plusieurs semaines. Mais cela n’implique pas nécessairement qu’il aura des conséquences majeures, comme le 11 septembre 2001 : il pourrait n’avoir été, sauf arrangement marginal, qu’une suspension provisoire du cours des choses. Ce qui pose la question plus générale de savoir ce qui fait la capacité de rupture d’un événement. Deux choses a priori : qu’il ait en lui-même une force de frappe suffisante pour bouleverser les fondamentaux de la situation antérieure et que les contemporains aient la volonté convergente (le point n’est pas sans importance) d’en tirer pour l’avenir des conséquences durables. Or je ne suis pas sûr que, sur l’un et l’autre plans, l’événement soit de nature à transformer en profondeur la situation qui était la nôtre il y a un mois encore.
Techniquement, il correspond au retour d’une forme de mortalité extraordinaire, laquelle avait pratiquement disparu de notre régime démographique depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale[1]. « De la peste, de la faim et de la guerre, libérez-nous Seigneur » disait la prière d’un long Moyen Âge, qui s’est prolongé fort avant au XIXe et XXe siècle. La dernière famine en Europe (irlandaise) date de 1846, la dernière épidémie vraiment meurtrière (la grippe espagnole) de 1918-1919, la dernière guerre vraiment sanglante de 1939-1945. La mortalité extraordinaire a donc pratiquement disparu et, avec elle, ce stress funéraire spécifique qu’est l’imprévisibilité de la mort à tout âge. Moyennant quoi nous avons pu désinstaller collectivement la culture qui permettait, bon an mal an, d’y faire face, événement qui n’est sans doute pas étranger aux phénomènes de « sortie de la religion » enregistrés dans les pays occidentaux depuis les années 1960 et signalés par les historiens des mentalités des années 1970 sous le nom de « nouveau tabou de la mort ».
Ce retour de la mortalité extraordinaire est par ailleurs limité puisque, dans les conditions de sa prise en charge actuelle, la maladie tue peu (même si ce peu est toujours trop) et qu’elle respecte globalement l’ordre de passage des générations face à la mort (à la différence du sida, par exemple, qui a eu, lui, des conséquences très importantes). A la limite, il s’agit plus d’un phénomène d’amplification de la mortalité ordinaire que d’une véritable crise de mortalité extraordinaire, que Pierre Goubert définissait, pour le XVIIe siècle, par un doublement de la mortalité ordinaire (là on est à plus 30 ou 40 % sur les semaines hautes de la vague). C’est même surtout le contraste entre la minceur de l’événement sur le plan démographique (qui ne laissera sans doute pas de traces dans la pyramide des âges) et l’ampleur de ses conséquences, sanitaires, économiques (surtout), sociales, psychologiques, qui est frappant. Il témoigne surtout, je crois, du fait que nous en avons perdu l’habitude et que nous avons développé à son endroit une forme d’hypersensibilité d’autant plus vive qu’elle prend à rebours la conception idéale que nous nous faisons désormais de l’existence, comme devant se terminer paisiblement vers 80 ou 90 ans dans une forêt de tubes bienfaisants (d’où, accessoirement, le principe théorique de la réanimation pour tous).
Dans ces conditions, sauf évolution dramatique de la situation, je ne crois pas que la force de frappe de l’événement sera suffisante pour bouleverser les fondamentaux de la situation antérieure. Le réflexe pénitentiel inhérent aux grandes épidémies du passé (la faute à qui ou à quoi ?) ne revêt plus guère de formes théologiques (« Mes frères, Dieu est en train de balayer le monde » disait le curé d'Ars en 1832 au moment du choléra), mais il n’a pas disparu et il prend volontiers un tour accusatoire. Chacun a tendance à voir dans l’événement la confirmation de ses analyses antérieures (la faute à la crise écologique, à la mondialisation libérale, aux économies mal entendues en matière d’Etat-Providence, au prométhéisme de la condition moderne, etc.), en dépit de son caractère « naturel » et aléatoire. Dans ces conditions, le plus probable est que les conséquences de l’événement seront surtout économiques (la crise qui ne va pas manquer de se produire à la sortie) et sanitaires (une réorientation partielle de la dépense publique au profit du système hospitalier). La prochaine fois, en somme, nos stocks de masques seront mieux pourvus et nous serons plus rodés aux techniques du dépistage et du confinement. Espérer plus et mieux peut paraître hasardeux, mais l’avenir n’est pas écrit.
[1] Je me permets de renvoyer ici à mon article « Le virus ou la mort imprévisible que nous avions oubliée » dans Le Figaro des 11 et 12 avril 2020.

Continuité ou discontinuité pédagogique ? - Franck Damour

« La question est de savoir si la crise majeure que traverse le monde est une occasion, un kairos qui, interrompant les temporalités usuelles du temps chronos, pourrait ouvrir un temps nouveau : son amorce peut-être ? », s’interrogeait récemment François Hartog dans un article sur les effets de la crise du Covid-19 sur nos temporalités[1]. Cette opposition entre kairos et chronos a d’abord été élaborée par des théologiens pour penser les effets de la Première puis de la Seconde guerre mondiale[2]. Oscar Cullmann opposait le chronos, ce temps cyclique des Grecs, au kairos, ces événements décisifs, autant de « nuits » et des ruptures qui jalonnent un temps biblique tendu entre Création et Royaume[3]. Paul Ricœur, et bien d’autres, ont montré les limites de cette opposition largement reconstruite, tant le chronos ne domine pas le monde grec et tant le kairos biblique se vit selon d’autres dialectiques que celle opposant le linéaire et le cyclique[4]. Aussi l’opposition entre ceux qui pensent que la catastrophe actuelle ouvrira radicalement un espace utopique et ceux qui appellent déjà à travailler plus pour renouer avec la production d’avant, ressemblera sans doute plus à une longue gradation faite d’espoirs et de remords qu’à un fossé. C’est à peu près l’expérience vécue depuis un mois par les élèves, leurs parents et enseignants : derrière la rhétorique officielle sur la « continuité pédagogique », quelle est la part de la « discontinuité » ? Comment le chronos de la continuité s’est-il entremêlé au kairos de la discontinuité ? Et qu’est-ce que cela nous dit de « l’école d’après » qui a immédiatement fleuri dans les esprits ?  
L’école est un lieu d’observation d’autant plus décisif que l’expérience récente est à fort coefficient démultiplicateur. En effet, l’injonction institutionnelle à « la continuité pédagogique » a été assumée par les enseignants, les parents et les élèves – tout en sachant qu’il n’y avait qu’une « continuité » toute relative. Jamais l’école n’a connu, à une aussi large échelle, ce qui a été vécu pendant les quatre premières semaines du confinement. De façon excessive d’ailleurs, car bien vite les appels à « lever le pied » ont été lancés pour préserver les uns comme les autres d’un épuisement certain. Il n’empêche qu’un investissement exceptionnel a été réalisé, sous le signe d’une certaine urgence, voire très vite d’une refondation. Certes, cet effort n’a pas pu emporter tout le monde, loin de là : trop de personnes auront été laissées sur le carreau. Dans les sections professionnelles, dans les zones blanches, dans les quartiers ou villes en déclassement social, dans les familles en tension, la dématérialisation forcée laissera des dommages sans doute difficiles à compenser. Certains élèves qui étaient en rupture auront pu renouer avec le goût d’un investissement personnel, mais cela reste un phénomène marginal. A n’en pas douter, une fois le chemin des écoliers rouvert, il faudra en priorité se soucier de tous ceux qui auront décroché. Pour relever ce défi, gageons que l’expérience d’intelligence collective et le retour aux fondements qui auront été vécus par ailleurs sera utile. Car, malgré toutes ces limites, une expérience de refondation démocratique de l’école comme « bien commun » a peut-être vu le jour sous la forme d’une expérience vécue. Trois éléments me semblent ressortir après un mois d’école à distance.
Elle a un premier effet qui peut sembler paradoxal : désacraliser le numérique, le profaner et le rendre à l’usage commun. En effet, depuis plusieurs années, une querelle larvée clive bien des salles de classe entre les « numériques » et les « anti ». Cette numérisation à outrance n’a en rien renforcé la position des tenants du tout-numérique, des chantres de l’école de l’intelligence où le maître serait devenu un simple assistant, une sorte de médiateur culturel : tout le monde a pu mesurer l’importance centrale de la relation et fonder cette relation sur une double maîtrise des contenus et de l’expérience pédagogique. Mais nous avons aussi découvert que les outils numériques ne sont pas rétifs à la domestication ! Ce ne sont pas les outils qui se sont imposés aux maîtres, ni ces derniers qui ont imposé leurs outils : les outils intégrés dans des dispositifs pédagogiques, de façon hésitante, avec des regrets et des audaces, ont été pris dans une négociation constante qui rassembla les élèves, les familles, les enseignants et le savoir. C’est dans ce bricolage et cette négociation que réside la fécondité de ce qui a été vécu. Les formations diffusées dans les trois dernières semaines, les échanges de pratiques entre enseignants ont permis aussi des retours d’expérience qui ont déjà transformé certaines applications. Les outils numériques sont devenus des objets communs et un peu moins des objets clivants.
Second fruit, l’expérience de l’intelligence collective dans un métier où la classe est trop souvent sanctuarisée, où la pratique collective est trop souvent vécue comme contre-nature par des personnes dont la formation intellectuelle s’est faite dans un dialogue solitaire avec quelques manuels. Il a fallu que les murs de la classe et de l’établissement n’existent plus matériellement, qu’ils se vident d’une grande part de ses habitants, pour qu’ils retrouvent leur sens et essence : un collectif. Il a fallu que la machine se grippe pour qu’elle se libère de l’automatisation fantasmatique qui tient lieu d’efficacité.
Car rien de tout ceci ne fonctionne si la relation n’est pas replacée au centre du système éducatif. Ni l’élève, ni le savoir, ni le professeur, ni les parents ne sont au centre du système : seulement la relation entre tous ses membres qui ensemble en font un bien commun. L’école à distance a fait ressortir en creux que la relation est au centre de tout. Tel est le troisième fruit de cette saisissante expérience.  
D’autres leçons sans doute seront à tirer, mais on voit que la continuité n’a été rendue possible que par les discontinuités que le discours ministériel entend masquer. Il faudra les cultiver contre tous ceux, les plus nombreux sans doute, qui veulent que le business as usual reprennent ses droits, parfois tout simplement pour pouvoir assumer la fin du mois. La dichotomie entre fin du monde et fin du mois qui clive notre pays depuis plusieurs années ne va pas se résorber comme par magie. Alors, simple parenthèse que nous aurons bientôt refermée ? Ou expérience radicale qui va tout changer ? Le kairos a besoin du chronos pour s’opposer et exister ; les rites et institutions du chronos ne sont qu’une itération de kairos fondateurs. La question qui se pose à nous est celle de l’inscription de cette expérience du kairos dans des institutions culturelles, politiques, pédagogiques qui pourront la transmettre. Pour cela, il faudra sans doute ne pas laisser le kairos être transformé en slogan, en ces temps d’habileté rhétorique, si l’on veut que ce qui a été vécu demeure un bien commun[5].
[1] François Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », AOC media, Analyse Opinion Critique, 1er avril 2002.
[2] De Karl Barth à Rudolf Bultmann, en passant par Martin Buber et Abraham Heschel.
[3] Oscar Cullmann, Christ et le temps, Neuchâtel/Paris, Delachaux et Niestlé, 1947.
[4] Paul Ricoeur, « Les temps du Dieu biblique », Esprit 2013/1 (Janvier), p. 110-125.
[5] https://blogs.mediapart.fr/marc-bablet/blog/020420/ne-laissons-pas-le-pouvoir-voler-le-recit-de-l-ecole-au-temps-du-confinement



Vers un monde (presque) sans prison ? - Denis Salas



« Vidons les prisons ! » fut un mot d’ordre lancé sur les réseaux sociaux (le hashtag #ReleaseThemNow) au début de l’état d’urgence sanitaire. Malgré l’ampleur inédite de la pandémie actuelle, cette question a souvent été posée dans le passé. La peur de la contamination traverse toute l’histoire de la prison républicaine. Après de longs débats, la IIIème République opta pour le modèle cellulaire contre les vastes cellules collectives, source de contagion physique et morale. Sauf que cet objectif louable ne sera jamais atteint. Dans un débat public envahi par l’inquiétude et l’insécurité, la surpopulation carcérale n’a cessé de progresser. Au point d’atteindre un pic avant la crise sanitaire que nous vivons (prés de 71.000 détenus pour 60.000 places et 1600 matelas au sol) et de rendre illusoires les mérites de la cellule individuelle sans cesse invoqués depuis lors.     
Il n’est pas étonnant que face à l’avancée du Covid-19, la première réaction fut d’imposer aux détenus un surcroit de discipline collective (promenade confinée, suppression des parloirs…) ce qui a entrainé les premières mutineries. Comment supporter un isolement aussi punitif pour une population pénale dont on connaît le taux élevé de suicides et de troubles mentaux ? Assez vite, une politique hygiéniste s’est imposée : faire baisser la densité carcérale, demander aux tribunaux d’éviter les courtes peines et placer en libération anticipée les détenus en fin de peine. Ce qui revient à admettre, au fond, que la prison est dangereuse et la liberté salutaire. L’épidémie bouleverse ainsi notre aversion au risque qui n’est plus incarné par la délinquance mais par un virus. En sorte que presque 10 000 détenus ont été libérés même s’il faudrait aller plus loin. Cette politique de prévention efficace -   à ce jour, on compte un détenu décédé en France - nous rapproche de l’Italie mais nullement des Etats-Unis et sans doute de la Chine, faute de chiffres fiables.  
Voilà pourquoi la comparaison souvent faite avec la dernière guerre n’a guère de sens de ce point de vue. A aucun moment le régime de Vichy n’a relâché sa poigne répressive. Entre 1941 et 1942, les prisons ont été des foyers d’infection. A Riom, on compte 120 morts au premier trimestre 1941, 182 à Poissy l’année suivante…On évalue à 20% le taux de mortalité carcérale en 1941 et 1942. Beaucoup plus dans les derniers bagnes où « l’abandon à la mort » fut pratiqué au point que Robert Badinter évoque un crime contre l’humanité. C’est lorsque les villes furent menacées par une épidémie d’origine carcérale qu’on a accepté l’intervention de la Croix Rouge avant que la fureur punitive ne devienne dévastatrice à la fin de la guerre.    
Or, voilà que nous enjambons cette période sombre pour renouer avec une promesse faite il y a plus d’un siècle : l’encellulement individuel proclamé en 1875 et réaffirmé en vain depuis lors. Pourtant cet objectif ne convainc guère. La prison cellulaire – le précédent de la guerre le montre - ne nous prémunit guère à elle seule des épidémies d’aujourd’hui et de demain. On peut même dire qu’elle condense toutes les contagions carcérales dans l’histoire pénitentiaire - maladie, récidive, mutineries… Combien de temps ce discours réformiste sur la prison masquera-t-il son échec ? Sans doute faudra-t-il que la politique réductionniste actuelle ne soit pas un feu de paille. Ni un choix de gestion de flux imposé par l’état d’urgence sanitaire. Ni une criminologie de guerre valable seulement en période exceptionnelle. Au contraire, une fois le confinement levé, nous devrions maintenir l’idée que la détention est l’exception et la liberté la règle en pensant à ce moment où plusieurs milliers de détenus ont été libéré sans mettre en danger notre sécurité. Il ne tient qu’à nous de transformer un paradoxe  né d’une circonstance exceptionnelle en un rappel d’un droit fondamental.   
Car si l’incarcération est la réponse momentanée à une réprobation collective, cette finalité n’est que le premier temps de la peine. Au-delà, il y a le sens que nous lui donnons dans la durée. Sans cela, la cellule ne serait qu’un mur perpétuel. Si les murs tombent, les portes de la liberté s’ouvrent. Un travail modeste est un premier pas. Un hébergement, souvent dû à des liens d’amitiés, un second. Une compagne ou une famille devient un bonheur inespéré. Une vie de couple ou une foi religieuse permettent de renouer avec une vie vivante. Démarche qui n’est pas simple et demande d’être préparée et soutenue. Ce que font actuellement, même si nul n’en parle, les acteurs de la probation. Car si la peine est une souffrance, la réinsertion est une épreuve.  
Dans son Journal de Prison mis en accès libre par la revue Esprit, Emmanuel Mounier raconte sa détention entre janvier et février 1942 marquée par une éprouvante grève de la faim. Il mesure pour la première fois sur les visages de ses codétenus la vacuité du temps incarcéré. Il dédie sa volonté de « vaincre à corps perdu » à un peuple persécuté sans être certain que ce combat change cette immense indifférence à ces « malades sociaux », signe cruel de notre échec. « Jeûner treize jours, écrit-il, le 6 juillet 1942, sans d’autres tourments que celui d’un acte qui, en durant, bouscule les jardins taillés de la conscience. »  A notre tour, nourri par notre propre expérience quotidienne de la claustration, saurons-nous porter un regard moins uniformément carcéral sur la peine ? Et bousculer la frontière épaisse qui nous sépare de cet « autre » que l’on châtie faute d’y voir un « semblable » qu’il faut réintégrer.  

       


Eloge de toutes les attentions - François Ernenwein



« Prenez soin de vous ». Cette injonction répétée en boucle depuis le début de la pandémie, sorte de mantra destiné à signifier son attention à ceux que l’on croise. En vari ou en virtuel.
Ces marques répétées de sollicitude, pendant ces temps troublés, forment une sorte d’écume chaleureuse sur nos liens quotidiens, elle marque une civilité renouvelée quand l’inquiétude et l’incertitude l’emportent.
Cette traversée de la maladie ou du confinement a pourtant d’abord été rendue possible ou moins pénible, par l’engagement professionnel, bienveillant ou bénévole de millions d’individus.
La crise a récréé des liens qui n’avaient pas disparu, mais qui s’étaient étiolés et souffraient d’une forte dévalorisation quand dominait la culture de la « gagne » et des « premiers de cordée ».
La crise sanitaire a mis au jour des dépendances et les vulnérabilités oubliées par aveuglement ou indifférence. Elle a agi comme un puissant révélateur de ce qui est essentiel à nos vies.  Elle a réhabilité les actes et les acteurs de la sollicitude, à l’hôpital, dans les EHPAD, mais aussi dans des services divers (caissières, éboueurs, cantonniers, livreurs et chauffeurs manutentionnaires des entrepôts) jusqu’ici formidablement dévalorisés. Elle a aussi engendré de nouvelles solidarités de voisinage, des marques inhabituelles de proximité en ces temps d’éloignement sanitaire.
Comme Atlas, tous ces engagements et tous ces risques souvent pris, ont porté le pays à bout de bras quand la mort rodait, que tout semblait s’étioler.  L’attention aux vulnérabilités, aux fragilités humaines, ce retour de la philosophie du Care, critiquée - à droite et à gauche - pour sa pente bienveillante ou trop bisounours, a démontré sa pertinence en temps de crise.
Là, comme ailleurs, il faudra en tirer des conséquences sociétales, sociales et politiques. Des pistes se dessinent, des formes d’attentions nouvelles aux hommes, aux femmes et à la planète vont s’imposer. L’intérêt général et son principal garant, l’Etat, seront réhabilités. Les axes mêmes de notre développement devront, eux-mêmes, être repensés. C’est devenu une évidence. Mais pas encore parfaitement partagée.
Des métiers jugés mineurs, voire méprisés hier, et mal rémunérés se sont montrés aujourd’hui, parfaitement indispensables au maintien du tissu social. Pas seulement dans le champ de la santé et pas seulement les médecins, mais toutes ces personnes comme les aides à domicile, les aides-soignants des hôpitaux ou des EHPAD. Par ailleurs, les protections sociales en cours d’élaboration couvriront - et c’est très bien-  ceux qui disposent déjà d’un statut :  agent publics fonctionnaires, salariés du privé sous contrat.
Mais des entreprises commencent à vouloir se séparer de leurs CDD. Les personnes en situation de précarité salariale ou sociale ont, d’ores et déjà, été profondément frappées par le confinement et le seront encore plus demain. Ces catégories – livreurs et beaucoup de tous services en auto- entrepreneuriat - sont poussées par la fragilité de leur statut à prendre le plus de risques puisqu’elles sont quasi-contraintes à poursuivre leur activité. 
A l’issue de la crise, les hiérarchies sociales et de revenus devront absolument être chamboulées. Ces personnes précaires se sont montrées indispensables à la régulation sociale. Ce sont ces « invisibles » qui ont permis que notre vie quotidienne n’ait pas été totalement invivable pendant le confinement. Faut-il encore ajouter des dérégulations du droit de travail comme c’est le cas dans le plan d’urgence sanitaire…l Les mieux protégés ne devraient pas l’oublier aujourd’hui et continuer à y penser sérieusement demain : la crise sanitaire a, malgré ses apparences égalitaires, encore creusé les inégalités de vie et de destin.



Merveille et misère de la science face à l’épidémie - Hervé Le Bras



L’épidémie met en pleine lumière les progrès remarquables de la microbiologie. On connait la forme exacte du coronavirus, son code génétique, les formules chimiques des protéines qu’il est capable de synthétiser, le rôle de la majorité d’entre elles dans la destruction de la cellule hôte, dans le camouflage du virus, dans sa reproduction en milliers d’exemplaires. On entrevoit ainsi les possibilités d’enrayer son expansion en ciblant telle ou telle des protéines qu’il produit, en accélérant par exemple la raréfaction de la cytosine qui est l’un de ses points faibles.
En regard, la connaissance épidémiologique, statistique, sociale, anthropologique de l’épidémie parait bien limitée. Après trois mois d’augmentation de la contagion et près de 15 000 décès, l’INSERM est tout juste capable d’estimer le nombre de personnes contaminées en France entre 1 % et 6 % de la population, donc entre 650 000 personnes et 4 millions. Personne ne sait exactement combien de temps le virus survit dans les aérosols ni quelle est la taille minimale des gouttelettes à l’intérieur desquelles il peut se répandre. Personne n’est capable d’expliquer la plus ou moins rapide progression de l’épidémie et sa stabilisation dans les départements français, les régions italiennes, espagnoles, les États américains. En trois jours, l’estimation du nombre total de morts que causerait l’épidémie est passée aux États Unis de 100 000 à 80 000 puis 60 000.
Ce genre de connaissances serait-il plus difficile à atteindre que le code génétique du virus et son mode d’action sur les cellules ? Cela parait peu vraisemblable. Ainsi, une simple enquête par sondage sur un millier de personnes permettrait de déterminer avec une sécurité de 95 % la proportion de personnes porteuses du virus à +/- 0,7 % (quand elle est inférieure à 10%). Ce ne serait pas une enquête par internet ou par téléphone telle que la pratiquent les instituts de sondage, mais une vraie enquête à l’ancienne où les mille personnes seraient tirées au sort parmi toute la population, puis soumises au test. Le coût serait plus élevé que les enquêtes habituelles, mais resterait très raisonnable, de l’ordre de 50 000 euros maximum. Les personnes sondées auraient l’obligation de se soumettre au test tout comme on a l’obligation de répondre au questionnaire du recensement. Le niveau de la contagion variant sans doute beaucoup d’une région à l’autre, puisque à la date du 13 avril, on a compté 600 morts dans le Haut Rhin et un seul en Ariège, plusieurs enquêtes régionales pourraient être effectuées. Le seul à avoir parlé de cette possibilité est William Dab, un ancien directeur de la santé en France.
Une telle enquête apprendrait aussi quels sont les âges les plus touchés, les professions, les catégories sociales, les niveaux d’éducation. Des questions pourraient être ajoutées sur les déplacements effectués, sur le type de logement, etc. Je prends cet exemple car il est proche de ma pratique, mais on peut aussi envisager des recherches sur les aérosols, sur l’efficacité des masques, sur les distances dites sociales. Il y a là un champ immense certainement moins coûteux que la microbiologie, moins spectaculaires aussi.
Pourquoi ce désintérêt pour de telles recherches ? Les Français fondent leur connaissance et leur comportement de plus en plus sur le ressenti et de moins en moins sur les faits, surtout lorsqu’ils sont de nature statistique. Certains « penseurs » dénoncent même la « tyrannie des nombres ». On peut remettre en cause certaines normes numériques, par exemple les seuils de tolérance aux étrangers ou le nombre de procès verbaux qu’un policier doit dresser chaque mois, mais la plupart des statistiques ne consistent pas en normes. Elles décrivent des faits qui ne sont pas accessibles à la perception individuelle. Qui est capable d’indiquer la proportion d’immigrés qui ont la nationalité française, ou la différence de revenu disponible entre un retraité et un actif ?
La configuration actuelle est l’inverse de celle qui prévalait au milieu du XVIIème siècle. À cette époque où les épidémies faisaient rage, la peste revenant près de tous les dix ans, les connaissances microbiologiques étaient quasiment nulles. Les explications de la contagion allaient de la punition divine à l’influence de l’air et des miasmes. Au contraire, l’explication sociale par les statistiques et l’observation des faits a pris son envol à ce moment-là. Ainsi de la connaissance de la mortalité. Le terme signifiait alors l’augmentation subite des décès causée par une épidémie. On pensait généralement que les décès avaient deux autres causes, les accidents qui étaient nombreux, et l’âge, non pas celui que nous mesurons, mais les âges climactériques, ceux divisibles par sept et par neuf et, encore plus dangereux, les grands climactériques, 49, 63 et 81 ans, produits de 7 et de 9.
En rassemblant les bulletins de décès des paroisses de Londres, William Petty et John Graunt ont remis en cause ces croyances, avec la construction de la première table de mortalité par âge jamais publiée au monde, dans leur ouvrage, Natural and political observations, paru en 1661. Vingt ans plus tard, dans les Philosophical transactions, Edmund Halley a ruiné la théorie des âges climactériques et montré la grande variation des risques de mortalité selon l’âge. Dès lors, les progrès de la connaissance des épidémies et de la mortalité ont été continus et le succès de la lutte contre elles a suivi. William Petty, qui avait été l’assistant de Hobbes, lui-même assistant de Francis Bacon, était un natural philosopher comme on les nommait. Il avait été l’un des douze fondateurs de la Royal Society, la première académie moderne des sciences. Lui et ses compagnons croyaient aux vertus de l’expérimentation, de l’appareillage, du calcul, de la statistique. Son proche ami Robert Boyle, membre aussi de la Royal Society est crédité de l’invention du laboratoire moderne et de l’expérimentation scientifique avec sa pompe à air destinée à étudier le vide. Ce qu’on nomme en France la loi de Mariotte est appelée partout ailleurs loi de Boyle car il l’a établie avec sa pompe.
La confiance dans l’expérimentation, dans l’établissement des faits, dans la puissance des nombres et des calculs ont permis ces progrès décisifs. Force est de constater qu’ils sont remis en cause ces temps-ci, non pas à l’échelle microscopique, mais à notre échelle, celle des études statistiques et comportementales.
Sur les débuts des statistiques et de l’expérimentation : H . Le Bras : Naissance de la mortalité, Gallimard, 2000 ; S. Shapin, S. Schaffer : Leviathan and the air pump, Princeton University Press, 1985.




La vie nue et notre démocratie - Gaël Giraud sj




Privatiser la santé, c’est lui donner un coût qui, inévitablement, sera trop élevé pour les plus modestes d’entre nous. C’est nier aux plus pauvres le droit de vivre en bonne santé et faire courir à tous un risque que la pandémie révèle au grand jour : celui d’être tous contaminés, riches et pauvres. Le coronavirus met donc en évidence une vérité simple : aucune société humaine ne peut endiguer une telle pandémie (et ce n’est pas la dernière) sans un système sanitaire public puissant. Mais ce “retour” nécessaire de l’Etat s’accompagne d’un choix décisif qu’ont à faire nos sociétés. Les techniques de surveillance destinées à traquer le virus ouvrent en effet la voie à une radicalisation de l’embrigadement policier des citoyens. Massivement utilisés en Chine,  les caméras de surveillance reliées à des algorithmes d’identification des visages, les applications sur nos téléphones portables connectés, les bracelets capables d’enregistrer notre pouls en permanence sont autant de gadgets technologiques efficaces, certes, pour identifier les porteurs et les mettre en quarantaine. Mais ils le sont tout autant pour contrôler une population. Le million de Ouïgours qui croupissent aujourd’hui dans les camps de rééducation du Xinjang en savent quelque chose. Or l’histoire est remplie de mesures adoptées dans l’urgence qui n’ont jamais été abolies, même une fois le danger disparu. La dernière en date, ce sont les mesures d’urgence adoptées par le gouvernement Hollande face à la menace terroriste, et inscrites dans le droit commun par le gouvernement Macron[1].
Si les mesures prises pour faire face à la crise sanitaire devaient servir d’alibi à un renforcement de l’arsenal policier de nos régimes réputés démocratiques, alors cette crise donnerait raison au philosophe vénitien Giorgio Agamben. L’une de ses affirmations fortes est en effet[2] que le pouvoir se manifeste à travers l’exercice d’un droit d’exception par lequel le souverain dispose de la vie humaine. Plus précisément, par la décision, réservée au souverain, de bannir un individu hors de la vie de la Cité. Le réduire à une “vie nue”, reconduite à sa plus simple expression biologique. C’était le cas, notamment, dans le droit romain archaïque : l’homo sacer était cet homme privé de tout droit par décision souveraine, indigne d’être sacrifié pour les dieux mais que chacun pouvait tuer sans commettre d’homicide. Une vie vouée à la mort en toute impunité.
Cette thèse conjugue l’héritage de Michel Foucault et de Carl Schmitt. De Foucault, Agamben a retenu que, depuis le 18ème siècle, le pouvoir politique en Occident se préoccupe avant tout de biopolitique et s’adresse « à la multiplicité des hommes comme masse globale affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie[3]», parmi lesquels les épidémies jouent un rôle décisif. Du juriste allemand Carl Schmitt, Agamben pense avoir  appris que la souveraineté se définit par le régime d’exception grâce auquel le souverain peut s’extraire du cours normal du droit, décréter un état d’urgence éventuellement perpétuel, comme en France, s’arroger les pleins pouvoirs comme en Hongrie, ou prolonger ad nauseam sa dictature, comme en Russie. Ce qui est neuf, selon Agamben, c’est que cette violence s’exerce désormais au nom d’une politique réduite à une économie  gestionnaire.
Jamais, peut-être, la thèse d’Agamben n’a parue aussi vraie : 1) désormais, le pouvoir souverain semble disposer de nous en nous contraignant à un confinement qui prive beaucoup d’entre nous des relations sociales élémentaires qui donnent forme à nos vies et sens à nos corps ; 2) pour des motifs d’économie budgétaire, il livre à la nudité d’une vie vouée à la mort en toute impunité ceux d’entre nous qui sont fauchés par le virus faute d’un système sanitaire public en mesure de remplir sa fonction. Cette économie-là “tue”[4]. Or il faut le rappeler : la pandémie était prévisible et le confinement aurait pu être évité. La Corée du Sud, Taïwan, Singapour et le Vietnam y ont échappé grâce à une politique de dépistage systématique que l’Allemagne a eu l’intelligence d’imiter en partie.
Déjà Caïphe expliquait : “Il est de votre intérêt qu’un seul homme meurt pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière” (Jn 11, 50). Un calcul qui préfigure les arguments de ceux qui, aujourd’hui, soupèsent le nombre de nos morts en face du nombre de points de PIB perdus par mois de confinement.     
Il est pourtant possible de donner tort à Agamben : en investissant dans  notre hôpital public et en reconstruisant la confiance des citoyens envers les autorités publiques et la communauté scientifique. Une population éduquée, informée de manière transparente par un gouvernement qui collabore honnêtement avec la communauté médicale est mille fois plus efficace pour enrayer une pandémie que tous les drones du monde. Le simple geste de se laver les mains avec du savon a sauvé des centaines de millions de vies depuis le 19ème siècle.
            Et une telle population est aussi capable d’animer une délibération démocratique. Mais Caïphe préfère l’hystérie des foules qui finissent par crier : “nous n’avons pas d’autre roi que César !” (Jn 19,16).
[1] François Surreau, Sans la liberté, Gallimard, coll. « Tracts » n° 8, 2019.
[2] G. Agamben, Homo sacerLe pouvoir souverain et la vie nue, trad. M. Raiola, Seuil, 1997,
[3] M. FoucaultIl faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1975-76, Hautes études, Gallimard/Seuil, p. 216.
[4] Pape François, discours de Santa-Cruz, 9 juillet 2015.




Le prix de l’humanisme - Camille de Villeneuve




« Nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois ». C’est le titre que Mediapart donne à l’interview d’un historien de la Grande Guerre. L’historien analyse la crise que nous traversons en la comparant au premier conflit mondial. Je propose de rester vigilant face à la rhétorique du « monde d’hier ». Je ne crois pas à la pertinence de l’énoncé « rien ne sera plus comme avant » et je crains ses effets de manche. Il empêche de prendre la mesure de ce qui, au contraire, persiste et s’amplifie à la faveur de la crise : notre facilité à consentir à la privation de nos libertés, qui a une longue histoire.
Il est bien évident que notre expérience collective du monde ne sera pas la même. Elle change à chaque crise qui marque la conscience et la mémoire communes. Mais il s’agit de nommer convenablement ce qui nous arrive. Selon certains, nous aurions mis à bas un tabou majeur en acceptant collectivement que les malades en EHPAD ne soient pas accompagnés vers la mort pour éviter les contagions. On a observé le même type de recommandation sanitaire au plus fort de l’épidémie de sida. On voudrait encore que les peuples occidentaux prissent soudain conscience de la précarité de l’existence. Il n’a pas fallu le Covid19 pour que nous nous découvrions mortels.
L’épidémie révèle en revanche un postulat incontesté : chaque vie humaine vaut d’être sauvée au prix de la viabilité des acteurs économiques. Le Covid19 révèle la valeur mais aussi le prix de l’humanisme.
Dans notre pays, aucun parti politique ne s’est opposé au confinement. Les pays libéraux d’abord réticents y ont finalement consenti. L’épidémie met à nu les besoins fondamentaux de nos sociétés. Elle met en valeur tous les personnels de santé, et pas seulement les médecins et les spécialistes. Les parents auront pris la mesure de l’importance de l’éducation scolaire, de la difficulté du métier d’enseignant, de l’importance d’une formation de qualité pour eux. On peut espérer que nous aurons compris que les budgets de la santé et de l’éducation doivent être protégés et soutenus.
Mais la crise révèle aussi que l’humanisme a un prix considérable. Le Président de la République a fait des promesses et affirmé que l’Etat y subviendrait. Il applaudit aujourd’hui les soignants. Soutiendrons-nous avec la même chaleur tous ceux qui mettront la clé sous la porte ou se trouvent dès à présent dans une situation financière impossible ? La formule de Foucault qualifiant la gouvernance contemporaine, « faire vivre et laisser mourir », est plus que jamais d’actualité. Faire vivre signifie aussi laisser dépérir nombre de salariés, de professions libérales, d’acteurs économiques fragiles qui ne passeront pas le cap. Les débats politiques qui suivront le déconfinement ne manqueront pas de l’interroger, peut-être pour le pire.
Par ailleurs, les besoins fondamentaux sont toujours en tension avec les droits de l’homme. L’expérience montre que nous sommes capables de nous habituer à tout pour que nos besoins vitaux soient satisfaits, moins pour que nos droits soient respectés. Nous nous sommes habitués à l’état d’urgence, à l’omniprésence de la police, aux opérations armées, aux morts militaires. Nous nous habituerons sûrement aux alertes sanitaires qui nécessiteront une surveillance et une police qu’alimenteront les dénonciations et les plaintes. Il s’agira de développer une vigilance citoyenne particulière, car nous n’aurons pas les mêmes moyens de protéger nos libertés si nous sommes suspects de mettre alors en question le bien-fondé de dispositifs qui visent à protéger la vie. Il n’est pas étonnant que certains pays aient profité de cette crise pour remettre en question les fondements de l’Etat de droit.
Le monde n’est jamais comme avant et nous l’éprouvons particulièrement dans ce temps de confinement. C’est aujourd’hui que nous souffrons de ce que nous n’avons plus, et que nous en jouissons à des degrés qui révèlent les fractures sociales. Le confinement nous rappelle la possible violence du foyer et de la famille, et la nécessité des espaces publics. Il témoigne aussi d’une capacité collective à l’autodérision et au jeu qui vaut toutes les utopies sociales. Le confinement peut nous permettre de contempler l’encagement de nos imaginations, de nos désirs, de nos libertés, et d’inventer, à la faveur d’un rythme et d’une temporalité neuves, des lignes de fuite.



L’économie circulaire, une utopie réaliste pour demain ? - Cécile Ezvan




La pandémie actuelle de Covid19 illustre à la fois la fragilité de nos systèmes de production et la logique d'interdépendance dans laquelle s’est construite notre économie mondialisée.
Jusqu'à janvier dernier, seuls de rares spécialistes des entreprises pharmaceutiques ou de la sécurité du médicament se préoccupaient du fait qu'une grande partie de l'approvisionnement mondial en antibiotiques dépende de quelques usines situées en Mongolie intérieure. Cette localisation était cohérente avec des théories économiques bien établies, consistant à optimiser les flux et à rechercher les biens les plus rentables, sans se soucier ni de leur origine géographique, ni des facteurs politiques et humains pouvant fragiliser leurs modes d’approvisionnement.
A l’heure où une partie de l’économie se relocalise par la force des choses, nous apprécions les circuits courts, les fruits et légumes frais produits localement et ces entreprises françaises qui mettent à disposition leurs ateliers et leur savoir-faire pour fabriquer des masques. La solution n’est-elle pas tout simplement de relocaliser l’économie ? Au moins pour certains secteurs stratégiques comme l’alimentation, la santé, les supports d’information et de communication.
Ce n’est pas si simple. Nous limitons les effets de la crise en échangeant entre pays des informations, des ressources et des capacités. Amartya Sen l’a déjà démontré pour les famines[1]. Les coopérations internationales en matière de santé illustrent bien ce que nous avons à gagner à coopérer. La crise économique, qui s’annonce dans l’ensemble des pays, et qui sera accentuée dans certains pays du Sud totalement dépendants du commerce international, montre aussi ce que nous avons à perdre si nous n’y parvenons pas. Grâce à la responsabilité collective qu’elle impose, aux solidarités qu’elle entraine, à la complémentarité du corps social qu’elle rend sensible, la crise actuelle incite plutôt à maintenir un monde commun dans lesquels les accords multilatéraux, le commerce international et les échanges resteront possible.
Si nous avons pu optimiser nos chaînes de production mondiales, sans être assez vigilants quant aux effets collatéraux sur les écosystèmes naturels ou sur la résilience sanitaire de nos sociétés, c’est  sans doute parce que certaines décisions économiques restent guidées par des principes d’un autre âge : au début du 19ème, les ressources naturelles semblaient si infinies qu’elles n’étaient pas intégrées aux réflexions économiques[2], de nouvelles terres venaient d’être découvertes, et personne n’aurait imaginé qu’un virus puisse mettre un jour à l’arrêt le commerce international alors en plein essor. Les questions des limites planétaires, du changement climatique et de la croissance des inégalités ne se posaient pas non plus avec la même acuité qu’aujourd’hui. Puisse la crise être l’occasion d’actualiser ces principes à l’aune de la réalité : une planète aux ressources finies, dont il faut partager l’usage entre tous, en limitant le recours aux énergies carbonées.
L’économie circulaire, minimisant les flux de matière nets et favorisant les circuits courts, est-elle une utopie réaliste pour l’économie d’après ? Appliquée à des domaines aussi divers que l’architecture, la chimie, l’agriculture, ou l’écologie industrielle, elle pourrait être une bonne source d’inspiration. L’une des conditions de la résilience d’un écosystème, autrement dit de sa capacité à se reconstituer après une importante perturbation, est aussi sa diversité. En biologie, il s’agit de la diversité en termes d'espèces ou génétique au sein d’une même espèce. On peut imaginer que la résilience de nos modèles économiques sera facilitée par la diversité de leurs sources, géographiques, culturelles, sociales et par notre capacité à partager ce qui fonctionne bien. Internaliser les flux tout au long des chaines de production circulaires est l’un horizon à viser à l’échelle globale. D’autant que les entreprises qui mettent en œuvre ces principes circulaires le font à travers des coopérations multi-acteurs : en créant des communautés de consommateurs qui partagent leurs pratiques, des partenariats industriels autour du ré-emploi des ressources, des réseaux de distribution commun, ces entreprises contribuent à réduire nos impacts nets sur l’environnement, et ce sans pour autant nécessairement dégrader notre qualité de vie.
En limitant notre mobilité, nos rythmes de vie et nos consommations, le confinement nous permet aussi d’expérimenter une forme de décroissance. Certains d’entre nous ont modifié leur rapport aux objets et mis en œuvre de nouvelles capacités : faire circuler les livres ou les jeux de société entre voisins, transformer ses vieux draps en sur-blouse pour les soignants ou en masques, réparer des objets cassés ou les mettre à disposition des enfants pour bricoler, telles sont les pratiques circulaires de ces dernières semaines. Hartmut Rosa expliquait que seul un rapport personnel aux objets nous permettait d’entrer en résonance avec eux[3]. Un tel rapport nait lorsqu’on contribue à les fabriquer, à les entretenir, à les partager avec d’autres. Puisse cette période nous rendre davantage sensibles aux objets qui nous entourent et à notre milieu en général, pour être capables d’entrer en résonnance et de reprendre pied sur terre et dans nos vies.
[1] Amartya Sen, Poverty and famine. An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford: Clarendon Press, 1982. Dans le cas du Bengale en 1943, Amartya Sen a montré comment au-delà de la pénurie alimentaire, l’absence d’information fiable sur les denrées disponibles et la suspension par le gouvernement britannique du commerce du riz et des céréales entre les différentes provinces indiennes avaient aggravée la crise.
[2] Jean Baptiste Say, Traité d’économie politique, 1804 : « Les ressources naturelles sont infinies et inépuisables, car sans cette propriété, nous ne pourrions les obtenir gratuitement. Comme elles ne peuvent être ni multipliées, ni renouvelées, ni épuisées, elles ne sont pas un enjeu économique »
[3] Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive. Découverte (La), 2012



Désir immunitaire et prise de risque - Dorothée Browaeys (présidente de TEK4life)




Avec la menace pandémique, nos peurs se succèdent et ne se ressemblent pas. Passé le pic épidémique, nous nous surprenons à désirer… être contaminés pour être enfin immunisés ! Ainsi le 2 avril, la cabinet Presans organisait un webinar sur le thème « devons-nous nous exposer délibérément au coronavirus ? » Car suspendre la vie pour rester vivant a bien quelque chose d’aberrant, d’intenable sur la durée… Nous commençons à comprendre qu’il faut négocier avec le virus, dans une gestion du risque subtile et adaptative. Rien à voir avec une guerre, car « les virus ne sont pas des ennemis en tant que tels », explique la virologue allemande Karin Mölling. L’auteur du livre Viruses, more Friends than Foes (Virus, davantage amis qu’ennemis ; éd. World Scientific) rappelle que nos systèmes immunitaires se forgent au fur et à mesure des rencontres d’intrus qui tentent d’envahir nos organismes. Ainsi les expositions sont comme des apprentissages. Pasteur fut le premier à saisir le principe de la vaccination, en cherchant la dose minimale de charge virale pour déclencher la fabrique des anticorps sans menace pour le patient. Plus fondamentalement encore, la biologie actuelle nous raconte que notre génome est un « cimetière de rétrovirus fossiles », fruit d’une coévolution longue et permanente avec les virus, véritable machine de l’évolution. Ces êtres non autonomes, réduits à une « cassette génétique » sont des envahisseurs qui fichent leur information dans l’ADN de leurs hôtes. Ce faisant, ils détournent la machinerie cellulaire pour se multiplier ou bien rendent de nouveaux services… En inventant tous les scénarii, depuis le parasitisme, le mutualisme ou le simple opportunisme, les virus sont des fabriques à diversité. Des alliés en somme…
Pourquoi évoquer cette complexité biologique, alors que nous sommes calfeutrés dans nos maisons, tous « assignés à résidence » pour nous protéger. Parce qu’il ne faut pas se tromper : l’histoire nous enseigne que la seule protection est celle de l’immunité. Celle que l’on acquiert par une exposition (maîtrisée quand on dispose de vaccins). Ainsi, le paradoxe est devant nous… Nous ne pouvons nous soustraire au langage organique. Impossible d’acquérir la réaction corporelle protectrice sans le contact avec l’intrus.
Quels sont nos atouts ? Nous ne sommes plus au Moyen-Age et nous disposons d’un portrait-robot de ce SARS-CoV-2, de capacités diagnostiques et sérologiques. Par chance, ce coronavirus épargne les jeunes, contrairement au H2N2 de la grippe asiatique qui fit 100 000 morts en France en 1957-1958. Le bémol vient de chercheurs chinois qui constatent une faible production d’anticorps neutralisants (IgG) chez 175 malades hospitalisés à Shanghaï. Si le taux de létalité varie de 3% à 8%, le point clé de la défense réside dans l’organisation du dépistage et des soins !
Alors, nous pouvons négocier des « prises de risques raisonnées », si nous organisons la capacité de dépister la présence du virus et de caractériser le statut immunitaire de chacun, tout en protégeant les plus vulnérables d’entre nous. Toutefois, malgré nos moyens techno-scientifiques, nous ne pouvons aucunement prétendre maîtriser le phénomène épidémique. Le philosophe Hartmut Rosa décrit combien nous sommes désemparés face à ce virus. « Nos systèmes ne peuvent pas le contrôler et nous ne le voyons même pas ; nos sens sont incapables de signaler le danger (…) Cette peur est un monstrueusement incontrôlable. Le coronavirus est la manifestation du pire cauchemar de la modernité : le monde qui se rend indisponible » (« Le miracle et le monstre. Un regard sociologique sur le coronavirus », AOC, 2 avril 2020).
L’apprentissage immunitaire revêt une dimension métaphorique, chère à Thomas Pradeu (L’identité, la part de l’autre, avec Edgardo D. Carosella, Odile Jacob, 2010).
En effet ce langage biochimique permet d’incruster une trace de l’autre en soi. Rappelons ici que la racine étymologique de l’immunité est le munus : le service, l’offrande, le bienfait. Aussi peut-on s’interroger sur nos « porosités » aptes à nous transformer, à l’heure du confinement généralisé ?
Certes, la pandémie exhibe notre vulnérabilité commune. Elle a soumis le monde économique à l’impératif sanitaire. Cette expérience de fragilité fait ressentir notre communauté de destin. « L’homme n’est pleinement homme qu’à la mesure de son défaut d’être », souligne Jean Lauxerois (La beauté des mortels, Desclée de Brouwer, 2011). Ce manque originaire apparait comme constitutif que toute communauté, selon Robert Esposito, à la suite de philosophes du XXe siècle comme Georges Bataille ou Hannah Arendt. Il appelle à l’hybridation, à l’altérité (voire à l’altération, principe même de l’immunité).
Reste à savoir si nous sommes capables de nous confronter à l’inconnu, l’imprévisible, l’indéterminé… pour nous prémunir contre « la civilisation de la panique », questionne Peter Sloterdijk, autre philosophe allemand qui dénonce l’«âge de la sur-réaction. La question à se poser est au fond de savoir de quelle dose de catastrophe l’homme a besoin pour enfin réagir » (Anne-Sophie Moreau, « Le coronavirus aura-t-il raison de notre modernité ? » Philonomist, 5 mars 2020). L’auteur de la trilogie des Sphères a longuement étudié les processus de protection personnelle et sociale. Dans le cadre du Collegium international - constitué notamment par Michel Rocard et Stéphane Hessel - il promeut l’avènement « d’un système de solidarité global suffisamment fort pour servir de système immunitaire au Tout dépourvu de défense – que nous nommons nature, Terre, atmosphère, biosphère, anthroposphère » (contribution lors du colloque «Un monde en sursis », trad. O. Mannoni, Palais du Luxembourg, Paris 15 juin 2009).



Décoloniser le développement - Victoire Caïla





La pandémie de Covid-19 multiplie les invitations à penser le « monde d’après ». Le temps de crise et le repli du confinement ouvrent une brèche où rêves personnels et utopies sociales se faufilent dans notre imaginaire. En exposant davantage les inégalités et les échecs du modèle de développement néolibéral, cette crise nous impose de nous réinventer : d’imaginer de nouvelles manières d’être au monde, en relation, de se nourrir, de prendre soin et d’organiser les activités économiques et sociales. Le ralentissement brutal de l’économie mondiale vient nous rappeler, s’il était nécessaire, l’urgence de la quête d’un nouveau modèle de société écologique et solidaire. D’autant plus que la crise climatique, qui elle n’est pas en pause, risque d’aggraver davantage ces inégalités exacerbées par le coronavirus. Malgré toutes ces invitations à la réflexion pour « penser le monde d’après », il semble que le Vieux monde soit bien accroché à ses privilèges et ne compte pas se laisser enterrer si facilement, comme en témoigne la multiplication des prises de parole en faveur de la relance économique et de la croissance. Pour que ces initiatives fertiles ne soient pas vaines et que le « monde d’après » ne se cantonne pas à la répétition du « monde d’avant », peut-être faut-il revisiter radicalement notre conception du développement et les idées de bonheur et de progrès qui lui ont été associées. En cela, les mouvements sociaux et les pensées critiques du développement en Amérique Latine ont beaucoup à nous apprendre et peuvent être une source d’inspiration pour penser le « monde d’après ». Parce qu’il a été un véritable laboratoire du néolibéralisme, le continent latino-américain a permis l’émergence de mouvements sociaux et de discours critiques du développement extrêmement puissants : la théorie de la dépendance, la théologie de la libération, le Buen Vivir ou encore les expériences communautaires du mouvement zapatiste au Mexique et les multiples mouvements de défense de l’environnement ont contribué à chambouler cet ordre établi.
L’Amérique Latine est probablement la région du monde où les logiques néolibérales ont été poussées à leur paroxysme, imposant un modèle de développement extractiviste fondé sur l’exploitation et l’exportation des ressources minières, énergétiques et agricoles. Paradoxalement, le continent qui est la plus grande réserve mondiale de biodiversité est également le théâtre d’un véritable désastre socio-environnemental : déforestation, pollution, disparition de la biodiversité, accaparements de terres, déplacements de population, assassinat de leaders sociaux, financement de groupes paramilitaires par des entreprises multinationales, perte d’identité et des savoirs traditionnels. Les promesses de développement basées sur le capital, les technologies et la croissance ont échoué à réduire la pauvreté et les inégalités.
Au début des années 2000, le « tournant ontologique » en anthropologie incarné notamment par Philippe Descola et Eduardo Viveiros de Castro s’est attelé à déconstruire le dualisme nature/culture qui structure la pensée occidentale à partir des pensées indigènes.  Les travaux de Philippe Descola ont montré comment la modernité occidentale s’est structurée autour de cette ontologie dualiste et que non seulement celle-ci était loin d’être universelle mais qu’il existait d’autres façon d’être au monde. De cette partition entre nature et culture découle un régime de domination et d’exploitation de la nature. En effet, en nous pensant hors de la nature, nous ne pouvons que la détruire. Derrière la notion de développement se trouve l’idée que le territoire doit être exploité. Associée à l’idée de progrès et de bonheur, elle impose l’idée d’une marche à suivre et d’une destinée de l’humanité. En réalité, elle contribue à l’accaparement et la concentration des richesses par un petit nombre, l’augmentation des inégalités, la destruction et la privatisation de la nature. Les penseurs du mouvement décolonial porté par Walter Mignolo, Arturo Escobar et Anibal Quijano ont poussé la critique encore plus loin. Selon eux, le discours développementaliste est un instrument de domination pensé par les pays industrialisés qui sous couvert d’une rhétorique émancipatrice impose une logique coloniale et oppressive. Ces critiques radicales de la mondialisation néolibérale à travers la notion de développement expriment le refus d’un monde unique, univoque et uniforme. Arturo Escobar dont l’appareil critique est profondément lié aux luttes ethnico-territoriales et aux initiatives alternatives au modèle néolibéral, défend l’idée d’un « plurivers » composé de plusieurs façons d’être au monde et d’entrer en relation avec lui.
L’écologie politique et la critique décoloniale ont émergé en réaction à cette histoire coloniale. Ce mouvement de déconstruction et de rejet du paradigme néolibéral propose de remettre l’humain et la nature au cœur du développement. Ces approches contre-hégémoniques qui allient critique sociale et nouvelle appréhension de la nature peuvent être particulièrement inspirantes pour penser des solutions de sortie de crise. D’une part, parce qu’elles sont porteuses d’un fort engagement en faveur de la justice sociale et d’un changement politique structurel majeur en proposant des compréhensions alternatives du monde. Et c’est ce que cette pandémie provoque : elle chamboule l’ordre établi et nos certitudes. D’autre part, parce que ces approches font le lien entre les différentes formes d’oppression issue d’un même système de domination qui oppose nature/culture, femme/homme, racisés/non-racisés, riches/pauvres, jeunes/vieux, Nord/Sud etc. Elles nous apprennent également que si les inégalités sociales, raciales, de genre et la crise climatique sont inextricablement liées, le changement social ne peut advenir sans l’inclusion et la participation de toutes et de tous aux solutions. L’activiste féministe Gloria Steinem, l’a très bien compris, elle qui a lutté toute sa vie aux côtés des militants pour les droits civiques et les droits des Amérindiens : « celui qui vit un problème est le meilleur des experts ».




La coopération avec la nature et entre les nations - Alain Grandjean




La crise sanitaire, sociale  et économique provoquée par le Coronavirus SARS-CoV-2 est  loin d’être terminée aujourd’hui. Il pourrait sembler présomptueux  et en plus indécent, alors que  tant de personnes souffrent, de vouloir commencer à en tirer des leçons. Pour autant, ce travail, même provisoire, est nécessaire pour donner du sens à cette tragédie – qui agit comme un révélateur - et surtout pour  tenter d’éviter, dans la mesure du possible,  qu’elle se reproduise. Je me limiterai ici aux trois considérations qui me semblent les plus significatives.
Si l’origine du coronavirus n’est pas encore établie précisément,  de nombreux scientifiques rappellent aujourd’hui les liens entre pandémie et crise environnementale[1]. La plateforme intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, le « GIEC » de la biodiversité) rappelle[2] que « les zoonoses[3] représentent une menace sérieuse pour la santé humaine[…]. [...] Les maladies infectieuses émergentes chez les espèces sauvages, les animaux domestiques, les plantes ou les populations humaines peuvent être amplifiées par des activités humaines telles que le défrichement et la fragmentation des habitats […] » . En aggravant la crise de la biodiversité et en modifiant les rapports entre les hommes et leurs milieux, le changement climatique aggrave encore ce risque. Ainsi, en Europe, le changement climatique a déjà favorisé les vecteurs de plusieurs maladies infectieuses pour l’homme.
Les appels[4] se multiplient pour prendre en considération l’impact des changements planétaires sur notre santé et éviter une posture réductionniste qui viserait à concentrer nos efforts uniquement sur la mise au point -certes indispensable – de traitements et vaccins sans vouloir appréhender et s’emparer des causes plus profondes.
Ce virus nous pousse à sortir de notre posture de « maître et possesseur de la nature » et de prédateur tout-puissant. Nous ne gagnerons pas plus la guerre contre lui que contre la nature. Nous devons au contraire apprendre à coopérer avec elle. De ce point de vue, il faut soutenir les initiatives comme « One health[5] » qui permettent de comprendre que la santé humaine, la santé animale et la santé planétaire sont interdépendantes. Plus globalement nous sommes au pied du mur et devons faire évoluer en profondeur notre modèle économique, comme nous y a invité le pape François dans son encyclique Laudato si. Agir pour la sauvegarde et l’embellissement de notre maison commune,  c’est aussi agir pour notre santé. Au niveau européen et français l’économiste Gaël Giraud a tracé récemment les lignes de ce que cela pourrait vouloir dire[6].
Par définition la pandémie est mondiale.  La limitation de son ampleur et de ses effets dépend beaucoup plus de notre capacité de coopération que de l’intensité de la compétition entre laboratoires pharmaceutiques. Il nous faut être transparents sur son extension pays par pays, ce que la Chine n’a manifestement pas été, retardant la prise de conscience de la contagion ; il nous faut prendre des mesures coordonnées ne serait-ce que sur le transport international ; il nous faut coopérer sur la fourniture de matériels médicaux de toutes sortes et notamment sur la recherche des traitements et vaccins.
Nous devons également  aider les pays les plus pauvres, incapables de soigner leurs habitants par  défaut d’infrastructures médicales, par exemple en annulant une partie de leurs dettes vis-à-vis des pays les plus riches.  Cette solidarité est nécessaire car freiner la contagion est l’intérêt de tous. Dit autrement cette lutte est un « commun » planétaire. Toute la difficulté est d’organiser cette solidarité dans un monde multipolaire, les Etats-Unis ayant cessé de jouer leur rôle de maître du jeu[7].
Cette  solidarité internationale ne s’est pas exprimée clairement à ce jour en Europe. La cause initiale est sans doute due au fait que l’Union européenne n’a pas  de compétence en matière médicale, ce qui a conduit à un manque de coordination des politiques très préjudiciable. Elle peut et devra être comblée en sortie de crise. Mais les difficiles discussions en cours entre les chefs d’Etats européens sur le traitement de la crise économique et  sociale ne laissent guère de doute : elles doivent déboucher  sur la création d’instruments de solidarité nouveaux, comme par exemple un fonds européen de « redressement », financé par l’émission d’euro-obligations, marque de cette solidarité. A défaut, il est malheureusement à craindre que les populations s’enfoncent encore plus dans un repli nationaliste voire « tribal », à la fois complètement inefficace face aux changements planétaires en cours et humainement régressifs. Cette solidarité doit bien sûr permettre d’accélérer la transition écologique dont l’Europe a besoin stratégiquement, tant elle est dépendante  pour ses approvisionnements en énergie et minerais rares.
A un moment où ni la Chine ni les Etats-Unis ne peuvent exercer un leadership crédible,  l’ Europe peut et doit le faire . Espérons que nos dirigeants soient à la hauteur de ce rendez-vous historique. 
[1] IPCC, 2019: Climate Change and Land: an IPCC special report on climate change, desertification, land degradation, sustainable land management, food security, and greenhouse gas fluxes in terrestrial ecosystems
[2] Dans son rapport adopté par les États-membres lors de sa septième session en mai 2019 à Paris,
[4] Voir par exemple https://www.liberation.fr/debats/2020/04/08/la-prochaine-pandemie-est-previsible-rompons-avec-le-deni-de-la-crise-ecologique_1784471
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/One_Health
[6] https://www.lefigaro.fr/vox/economie/gael-giraud-il-est-temps-de-relocaliser-et-de-lancer-une-reindustrialisation-verte-de-l-economie-francaise-20200410

L’hospitalité et l’humilité - Raphaël Gutmann




Vœu pieux ou choix anachronique au regard de l’actualité, notre cabinet de conseil en lerdership avait choisi de consacrer son livret annuel pour 2020 au thème de l’hospitalité. Cette décision nous avait semblé évidente, tant cette valeur archaïque nous paraissait marginalisée par nos contemporains de l’avant-17 mars dernier. La peur de l’Autre – étranger par ses origines, sa religion, son genre et plus globalement sa manière de voir et de vivre le monde – combinée à l’usage excessif des réseaux sociaux entravaient déjà la rencontre physique, condition sine qua none à l’hospitalité.
Au temps du coronavirus, cette pratique est encore plus menacée, à l’exception notable des hôpitaux, lieux d’hospitalité par étymologie où l’accueil et l’échange physiques se poursuivent. Ailleurs, les mesures barrières et le confinement, aussi nécessaires soient-ils, accélèrent l’avènement d’une civilisation « sans contact ». Utile pour régler ses achats, maintenir un ersatz de vie sociale, ou conserver une activité économique par le télétravail, le « sans contact » nous prive du plaisir du toucher, de l’odorat, mais aussi de celui de la vue et de l’ouïe en prise directe : il affadit la saveur de la vie. Encouragés à rester chez soi, et à ne sortir que pour s’approvisionner, la majorité des Français – en tout cas ceux qui en ont les moyens matériels et financiers – a adopté un mode de vie « hors-sol », qui repose sur l’efficacité de la mondialisation avec ses chaînes d’approvisionnement et l’utilisation des nouvelles technologies. Je crains que cette épidémie, qui nous rappelle nos manques, notre vulnérabilité et notre dépendance face à la nature, n’accélère l’évolution vers une société davantage coupée de la réalité physique. Aujourd’hui à l’abri, derrière l’écran protecteur de nos ordinateurs et de nos smartphones, la pratique de l’hospitalité est délaissée pour protéger notre santé.
Qu’en sera-t-il dans le futur ? A l’issue de l’épreuve que nous traversons, oserons-nous sortir de la « grotte » dans laquelle nous nous sommes réfugiés, ou continuerons-nous à nous claquemurer dans nos foyers aseptisés ? J’ai tendance à penser que le mouvement de repli sur soi l’emporterait, et que notre état « sans contact » et « hors-sol » passerait de transitoire à permanent. Dans ce cas, l’hospitalité disparaitra, puisqu’elle sera associée aux risques de contamination, de germes et de maladies. Pourtant, je garde espoir en notre faculté à retrouver la valeur et la joie du contact qui favorise la contagion, mais aussi les défenses immunitaires, et la fertilisation. Cela est vrai d’un point de vue physiologique comme dans les dimensions intellectuelle et spirituelle. Espérons aussi que l’excès de virtualité créera la nostalgie des rencontres physiques. Dans ce sens, l’un des termes les plus utilisés par nos dirigeants scientifiques et politiques ces dernières semaines laisse entrevoir cette possibilité. Il s’agit du mot « humilité ». Face au virus et à l’inconnu, ils reconnaissent qu’ils ne sont ni omniscients ni omnipotents. Ils nous mettent face à une réalité que nous avons tendance à éluder : notre mortalité. En écho à ces aveux, tonne l’ire d’apprentis prophètes qui, eux, ont réponse à tout. Ils affirment ainsi que l’épidémie est, selon leur sensibilité, une humiliation infligée par Dieu le Père, ou la revanche de Mère Nature. Dans les deux cas, le fléau punirait l’humanité de ses excès. Ces interprètes en quête de rédemption désignent évidemment des coupables : la Chine, la mondialisation, le changement climatique, les puissances de l’argent... Cette recherche expéditive de boucs émissaires prouve que malgré les nouvelles technologies, nos réactions ne sont pas si éloignées de celles de nos aïeux au temps de la peste ou du choléra.
De mon côté, l’appel à l’humilité exprime au contraire une chance que nous devons saisir. Il résonne telle une injonction à renouer avec l’humus, c’est-à-dire la terre. Humains, nous en sommes les enfants interdépendants, comme nous le rappelle les étymologies latine et hébraïque. Dans cette langue, le mot pour dire « terre » (adama) partage aussi la même racine que celui pour dire « homme » (ben adam). L’humilité nous rappelle donc notre humanité, faite de fragilités et d’imperfections. Or, s’il est une valeur essentielle pour les gens qui vivent de la terre, c’est bien l’hospitalité. Et cela malgré les risques qu’elle peut engendrer. Gardons en mémoire que notre civilisation a comme premier patriarche Abraham, un terrien dont la tente était ouverte aux quatre points cardinaux. J’espère dès lors que la crise actuelle nous permettra d’explorer notre humanité en cultivant le goût de l’hospitalité, qui participe au sel de la vie.



Reprendre la main - Elodie Maurot




Le confinement n’abolit pas la variété des situations de vie, mais il a une conséquence commune : il augmente la part du domestique et du soin dans notre quotidien. Courses (strictement alimentaires), rangement, ménage, cuisine, « école à la maison », tâches éducatives, animation de jeux, soutien en tous genres, attentions et dépannages pratiques… : les paroles et les gestes du soin ont pris la première place.
Le « monde d’après » est pour une large part hors de notre portée réflexive, mais l’espace du quotidien nous offre de « reprendre la main ». Au sens figuré comme au sens propre. Le bruit de la consommation s’est éteint : maintenant, si nous voulons améliorer le quotidien, il nous faut mettre la main à la pâte.
Dérisoire, Dangereux ? Faire l’éloge des tâches ménagères alors qu’elles ont été si longtemps le piège des femmes ? Rappeler l’importance du soin parental alors que nous le laissons si souvent à d’autres (nounous, éducateurs, enseignants, animateurs et autres baby-sitters du soir) ? C’est ainsi que la société du travail néolibérale nous veut : hors de nos domiciles, performants au travail, déléguant le soin quotidien, et consommant les nombreux biens et services rendus indispensables par cette organisation…
Mais qu’avons-nous perdu en sous-traitant le soin ? Personne ne nous l’a dit. Et qui oserait l’exprimer ? Ce serait si difficile à entendre tant il est déjà compliqué d’articuler aujourd’hui vies professionnelle et familiale. Faudrait-il en plus avoir mauvaise conscience ?
Pourtant, ce confinement nous enseigne. Les tâches ménagères sont répétitives, parfois monotones, souvent fatigantes, mais elles nous tiennent dans la vie – c’est même leur fonction première – et dans la réalité. Elles sont l’écho de notre corporéité et sa fragilité. Elles répondent à nos vrais besoins et, à ce titre, permettent de les distinguer de nos envies et désirs, si souvent manipulés par le discours publicitaire. Et si nous les écoutons bien, elles nous murmurent une précieuse leçon de vie : elles nous disent que nous sommes des humains comme les autres. Ni plus, ni moins.
A l’inverse, le soin des personnes nous rend uniques auprès de ceux que nous aimons. Soin des enfants, des aînés, du conjoint : au fil des jours, il est fait de milliers de gestes qui tissent des liens singuliers, construisent une histoire commune. Ce soin peut nous inquiéter parce qu’il nous requiert, nous convoque à la première personne. La psychanalyse nous a invités à la méfiance : n’est-il pas gros d’emprise, de dons abusifs ? De là, peut-être le consentement avec lequel nous nous en sommes éloignés ou nous en sommes laissés dépossédés. Le don gratuit du soin reste pourtant notre folle espérance. L’Evangile nous promet qu’il est possible et fécond : « Donnez, et vous recevrez une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans votre tablier ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira aussi pour vous. » (Luc 6, 38)
Pour qu’un monde nouveau naisse après la pandémie, nous devons d’abord le laisser s’incarner en nous. En réalisant le temps consommé par le soin des objets et du quotidien, nous apprenons que dans la possession des choses « assez, c’est bien »[1] (André Gorz). En prenant soin de nos enfants, nous avons la chance de réaliser que l’attention est la plus haute des activités (Simone Weil) et qu’elle exige temps et présence. Huit semaines de confinement, ce n’est pas de trop pour cet apprentissage.
Quand viendra la fin de cette parenthèse, peut-être aurons-nous pris goût à être des pourvoyeurs de soin. Il faudra alors interroger la place du travail dans nos vies - d’autant plus qu’il n’y aura sans doute pas de travail pour tous. Comme l’a souligné André Gorz, il y a un choix à faire entre travailler plus pour payer le soin fourni par d’autres ou travailler moins pour l’exercer nous-même. Il y a concurrence entre le travail maximisé et le soin. Ces jours-ci, le télétravail qui superpose les espaces domestiques et professionnels nous en donne une conscience plus vive.
Sans doute, à l’avenir, continuerons-nous à déléguer une part du soin. Mais nous ne le ferons plus de la même manière, en estimant que cela ne vaut ni un salaire, ni un temps plein. Nous le ferons même avec « crainte et tremblement », dans la conscience qu’une part de notre humanité s’y joue. Si nous sous-traitons le soin à la manière néolibérale, il nous faudra toujours des « domestiques »[2]. Si nous le partageons avec d’autres, il nous faudra des partenaires, compétents et responsables. Notre confinement a les nuances et le goût de l’espace privé, mais il prépare déjà une autre polis.
[1] André Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Galilée, 1988. Folio Essais, p. 183.
[2] Le retour des domestiques, Clément Carbonnier et Nathalie Morel, La République des idées, Seuil, 2018



Renouer avec la dimension utopique du politique - Laurence Devillairs




L’épreuve que nous traversons nous contraint à un principe de réalité : nous sommes arrimés depuis des semaines à un présent comme clos sur lui-même, sans issue. A peine peut-on s’autoriser à envisager demain. Et pourtant, c’est dans cette réduction des espaces que se dévoilent la nécessité d’une ouverture vers autre chose et l’urgence de renouer avec l’utopie. L’utopie, vraiment ? Ne sommes-nous pas, à l’inverse, condamnés à un devoir de réalisme ? Mais l’utopie est le moteur de chacun de nos actes, du plus modeste au plus audacieux. Qu’est-ce qu’agir, en effet, sinon ne pas se satisfaire d’un état de fait, refuser de se contenter de ce qui est ? Tout action, même la plus convenue, est utopique, car dissidente, animée de la conviction que cette réalité-là ne peut pas être la seule, que le c’est comme ça ne peut faire loi.
L’utopie n’est pas fuite mais espérance, au sens non pas d’une attente d’un au-delà mais de la capacité à solliciter, ici-bas, des manières inédites de penser et d’agir. L’utopie ajoute au réel des possibilités qu’il n’avait pas. Elle n’est pas aveuglement volontaire, comme peut l’être l’idéologie, car elle repose au contraire sur la connaissance rigoureuse, lucide, et opiniâtre du réel. Elle peut être pour nous, dans l’effort fourni dans le confinement comme aussi dans celui pour préparer demain, une résistance à ce qu’il serait aisé de laisser s’installer : l’empiètement, par une généralisation du télétravail, du professionnel sur le privé, du virtuel, fluide et rapide, sur la mise en présence, plus imprévisible et lente, l’assignation plus grande des femmes à des tâches d’intendance, la réduction de nos envies à ce qui est immédiat et vite rassasié, au détriment de la curiosité. L’utopie serait ainsi l’effort à consentir pour désamorcer ces pentes trop faciles, qui semblent déjà dessiner les contours de la société d’après, et escamoter ainsi la vigilance et l’inventivité auxquelles nous devrions pourtant nous exercer.
Et si l’utopie est une dimension de l’action, elle est aussi une vocation du politique. Non pas parce qu’elle correspondrait à une sorte de romantisme des lendemains qui chantent et qui changent tout – ce qu’ils n’ont le plus souvent fait qu’en étant liberticides et violents. Non pas parce qu’elle proposerait des alternatives irréalistes, ne tenant aucun compte des désirs, des envies et des contradictions de chacun. Mais si l’utopie est bien une dimension du politique, c’est parce que gouverner n’est pas seulement administrer ce qui est, gérer la situation présente. Le politique n’est pas destiné à devenir un expert : son rôle n’est pas de formuler des diagnostics et des analyses ; il est d’imaginer ce qui n’est pas et ce qui n’a pas encore été fait. Sa fonction est de faire le choix de voies non encore parcourues, et d’organiser l’espérance. Un homme politique doit voir demain, et le donner à voir, avec lucidité mais conviction aussi.
Cette dimension utopique du politique est d’autant plus cruciale en cette période de crise, de peur et de suspicion. Car elle permet d’unir autour d’une même capacité à agir, à relancer les espoirs. C’est à cet art de la projection raisonnée que se mesurent la force et la responsabilité du politique. Ce talent particulier de l’homme politique et du dirigeant ne prend pas sa source dans l’aplanissement des difficultés, mais, au contraire, dans une prise au sérieux de la complexité des hommes et des choses. L’utopie politique doit reposer sur un sens des nuances et des médiations, et non sur leur éradication. Elle n’équivaut en rien à un imbécile et dangereux il n’y a qu’à. Si, dans le monde qui vient, on ne sait pas renouer avec cette dimension utopique de nos actes et de l’action politique, il est alors à craindre que l’on assiste à des opérations de simplification : simplification des interactions, par l’usage exagéré du numérique, lequel, par sa modalité fluide et aérienne, gomme les résistances et les efforts, dans l’enseignement comme dans les entreprises, alors que ce sont ces résistances qui exigent une pensée plus nuancée ; simplification de nos envies, ramenées à du rapidement assimilable, alors qu’il nous faudrait cultiver le goût de ce qui est inconnu et compliqué. Le politique devra donner la prime à ce qu’il sera tentant de négliger : la curiosité, justement, la lenteur, les solidarités et initiatives spontanées, qu’elles soient individuelles ou collectives, la pacification par le civisme des « bonjour » et des « merci », cet art de mettre les formes que nous oublions si facilement, parce qu’il prend du temps et réclame de l’attention.
C’est autour de ce qu’on ne devine pas encore qu’il reviendra aux hommes politiques de mobiliser. Il est ainsi tentant, dans le contexte qui est le nôtre, de repenser aux discours utopiques de De Gaulle, le 18 juin 1940, prophétisant un triomphe alors que la France est à genoux, de Churchill, le 13 mai 1940, qui, en n’annonçant rien de bon, formule la plus puissante des promesses, celle d’être maître de ses lendemains. Car à quoi reconnaît-on une politique utopique ? Au fait qu’elle peut se réaliser, qu’elle se fonde sur un principe de réalité, un corps à corps avec l’histoire, ses limites et ses possibilités aussi.
Cette vocation utopique du politique est trop hâtivement confondue avec la remise en cause de l’ordre établi, l’instauration par la force d’une société où rien ne bouge, rien ne dévie. Mais l’usage raisonné de l’utopie politique, cette capacité de choix, respecte trop le réel et ses complications pour ne pas se risquer à vouloir le changer. Et parce que l’utopie en politique est indissociable d’une forme de charisme et donc d’un recours à la force des mots, il faudrait oser dire, peut-être pas avec de Gaulle ou Churchill, mais assurément avec Hugo : « Tenter, braver, persister, persévérer (…), étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait (…), tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise » (Les Misérables, chap. XI).



Le Prix des choses sans Prix - David Le Breton






Le coronavirus a mis en échec provisoirement le néolibéralisme, il a paradoxalement rendu nécessaire le soutien de l’Etat aux populations les plus affectées par la crise sanitaire. Les services publics se sont révélés un soutien majeur pour soutenir le lien social et maintenir les activités fondatrices de la vie quotidienne. Nous sommes dans une période de suspension, et il est malaisé de savoir comment les Etats et l’économie en tireront une leçon. La crise sanitaire rappelle l’étroite interdépendance de nos sociétés, l’impossibilité de fermer les frontières. Ni même d’ailleurs les frontières biologiques entre les composantes des innombrables mondes vivants, entre l’animal et l’humain. La pollution, le réchauffement climatique avec ses dérèglements nous le rappelle au quotidien. Le surgissement du coronavirus est un nouveau tour d’écrou. Un paradoxe d’ailleurs, c’est qu’en réduisant la circulation automobile et aérienne, en arrêtant d’innombrables activités polluantes, le virus procure une sorte de respiration écologique pour la planète, et notamment pour le règne animal. Après des années d’indifférence royale à l’encontre des revendications sociales, cette pandémie nous rappelle la nécessité anthropologique du partager. Nous sommes interdépendants pour le meilleur et le pire. Réinstaurer l'humanisme social violemment attaqué dans le monde entier par un capitalisme triomphant et cynique est un impératif, pour relancer le goût de vivre, protéger la diversité écologique de la planète et soutenir les plus vulnérables. « L’argent des uns n’a jamais fait le bonheur des autres » disait Pierre Dac, que nul n’a jamais contredit sur ce point.
Mon propos sera plus discret afin de rester dans les limites du possible au regard de l’imperfection ontologique du monde, il touche à l’existence est à la fois assurée et fragile, toujours quelque peu sur le fil du rasoir est vouée à une part d'incertitude. Chaque jour dévoile son lot inégal d'événements attendus et de surprises. Le matin ignore ce que réserve le soir. La condition affective et sociale n'est jamais donnée une fois pour toutes, elle impose un débat permanent avec les autres, avec les événements, au risque d'en être meurtri. L'existence n'est pas ciselée dans la calme évidence de son aboutissement comme un fil tendu au cordeau enjambant les difficultés du terrain. Elle est plutôt sinuosités du chemin, ambivalences. Elle est propre à engager sur des voies que rien ne laissait présager. L’individualisation du lien social, la personnalisation des significations et des valeurs induit l’éloignement des autres, avec les protections qu’ils étaient susceptibles d’offrir.
   Pourtant un monde sans risque serait un monde sans aléa, sans aspérités, et livré à l’ennui. Hypothèse cependant impensable car dès lors qu’un vivant existe, il est projeté dans les incertitudes de son milieu, et plus encore l’humain à qui les circonstances imposent des choix innombrables dont les conséquences restent toujours à venir. Si les autres ne sont pas nécessairement l’enfer pensé par Sartre, ils introduisent inéluctablement de l’imprévu. La projection tranquille dans la longue durée, avec l'assurance que rien jamais ne changera, que toute surprise est exclue, suscite l'indifférence, à défaut d'obstacles donnant à l'individu l'occasion de se mesurer à son existence. Se sentir vivant implique d’éprouver parfois le frisson du réel. La rançon possible de la sécurité est la fadeur. À l'inverse, l'établissement dans le danger, s’il s’impose à son corps défendant à l’individu, est rarement une condition heureuse, investie avec passion, il engendre la peur, l'anxiété devant l'irruption probable du pire.
   La pandémie rappelle que l'existence individuelle oscille entre vulnérabilité et sécurité, risque et prudence. Parce que l'existence n'est jamais donnée par avance dans son déroulement le goût de vivre l'accompagne et rappelle la saveur de toute chose. La riposte à la précarité relative de la vie consiste justement dans cet attachement à un monde dont la jouissance est mesurée. Seul a de prix ce qui peut être perdu et la vie n'est jamais acquise une fois pour toutes comme une totalité close et assurée d'elle-même. De surcroit la sécurité étouffe la découverte d'une existence toujours en partie dérobée et qui ne prend conscience de soi que dans l'échange parfois inattendu avec le monde. Le danger inhérent à la vie consiste sans doute à ne jamais se mettre en jeu, sans chercher à inventer ni dans son rapport au monde, ni dans sa relation aux autres. Ainsi, ni la sécurité ni le risque ne sont des modes d'épanouissement et de création de soi. Le goût de vivre engage une dialectique entre risque et sécurité, entre capacité de se mettre en question, de se surprendre, de s'inventer, et celle de rester fidèle à l'essentiel de ses valeurs ou de ses structures d'identité. Parce que nous avons la possibilité de la perdre, l'existence est digne de valeur.
   L’expérience du confinement est venue briser une certaine insouciance de l’écoulement des jours en rappelant avec brutalité la précarité de l’existence mais aussi de l’instant. Une certaine banalité enveloppait ces comportements, ils retrouvent aujourd’hui leur dimension de sacralité : prendre un café à une terrasse, marcher dans un parc ou dans la forêt, rencontrer des amis, aller au théâtre ou au cinéma, ou même simplement le fait de sortir de chez soi à sa guise et rentrer à son heure sans rendre de compte à personne. Le fait de se déplacer relevait d’une telle évidence qu’il n’était plus perçu comme un privilège. La crise sanitaire est en ce sens un memento mori, le rappel à une échelle planétaire de notre inachèvement et d’une fragilité que nous ne cessons d’oublier. Elle rétablit une échelle de valeur occultée par nos routines. Seul à de prix ce qui peut nous être arraché. Le confinement rappelle brutalement dans la nostalgie le prix des choses sans prix, ces activités anodines du quotidien effectuées sans y penser tant elles coulent de source mais dont la soudaine privation marque la valeur infinie. Voilà le chiffre que nul ne doit oublier dans ses relations aux autres et au monde.






Mensonges politiques et pandémie - Joseph Maïla


Affirmer sans savoir, savoir et ne pas admettre, cacher des vérités, nier des réalités, douter publiquement de certitudes que l’on sait, et s’en tenir à des croyances pour les substituer à des évidences : l’éventail politique des attitudes aura été vaste et varié face à la pandémie du Covid-19. A la décharge de nombre de politiques voire de savants et d’experts, la difficulté de caractériser la situation s’impose à tous. Les statistiques ne dictant pas le diagnostic, on imagine les tâtonnements et les errances, suffisamment relevées par la presse et l’opinion publique, qui président à la mise en œuvre des politiques sanitaires face au mal qui avance. Que les mesures arrêtées ne se soient pas toujours accompagnées de prudence, on peut le relever aussi et penser qu’agir avec prudence ou mettre en avant le principe de précaution, in dubio pro malo à savoir agir comme si le pire allait se produire, théorisé par Hans Jonas, n’a pas connu que des applications heureuses. Une prise de conscience tardive de la pandémie et de ses possibles conséquences, une désinvolture coupable de responsables, occidentaux comme asiatiques, telle la Chine au départ de la pandémie, sur les mesures à adopter figurent parmi les ratés de prises de décision par ailleurs complexes et ardues. Reste que, même si l’on tient compte de l’illisibilité de départ qui s’est attachée à l’apparition du Codiv-19 et à la connaissance scientifique de tous ses effets, la manipulation des réalités par certains Etats pour convenances politiques, en vue d’embellir leur image ou de conforter leur autorité, apparait comme un trait majeur de l’accompagnement politique de la pandémie.
De fait, la vérité sur la pandémie a été trop souvent en décalage et comme découplée par rapport à la réalité de sa progression. Les politiques - pas tous heureusement - ont trop souvent masqué la gravité de la crise pour mieux se préoccuper de la pérennité de leurs intérêts politiques, partisans ou personnels. Ne soyons pas naïfs : nul ne s’attendait à ce que l’oubli du politique prévale et que les plans et les approches de traitement sanitaire de la crise occultent les équilibres de pouvoir. Après tout, soigner et décider des choix de santé publique est un acte politique engageant des responsabilités et ouvrant à redevabilité. Toute autre est cependant une approche disons plus stratégique des choses qui tente de faire d’une pierre deux coups : celui, ciblé et curatif, de traiter le problème posé par la pandémie et celui, à peine déguisé, de s’en prendre aux adversaires du Prince ou de la nation. Il y aurait donc ce que l’on voit et que l’on sait de la pandémie qui mérite analyse et décision de la part de ceux qui gouvernent et puis ce qu’il faut faire accroire en vue de mobiliser l’opinion. En définitive, le croire doit forger les contours du voir et du savoir ; et la politique du soin ne pas occulter le soin que l’on doit porter à la politique.  Alors le virus n’est plus que prétexte. Affronter la pandémie serait-ce comme pour la guerre « continuer la politique par d’autres moyens » ?
A l’évidence, on ne peut pas écarter l’hypothèse. La réception de la pandémie par certains gouvernants fut l’occasion de s’attaquer au virus et à sa propagation en utilisant tous les registres : de la ruse à la menace. Tout se passe comme si à chaque fois qu’il était fait mention de la pandémie, l’image du pouvoir s’imposait d’abord aux dirigeants. La capacité à « contrer » la pandémie est une illustration du pouvoir fort et comme le miroir de la capacité à contrer adversaire comme adversité. Une secrète connivence unirait les forces objectives de la nature et celles humaines de la politique. Un même combat les souderait dont l’enjeu serait la pérennité du pouvoir et son image. Car que s’agit-il d’autre que de prouver la capacité du pouvoir à maitriser la situation nouvelle et sa détermination à la régler en même temps de garder le cap sur l’essentiel à savoir les grands objectifs stratégiques de la nation. Sans doute la préservation de l’image du pouvoir est-elle le moteur commun de ces approches minimalistes forgées pour brouiller les choses, sans nuance et sans prudence, niant dans un premier temps l’existence même d’une épidémie, puis se rassurant en sous-estimant son importance et en taisant le nombre des malades atteints et des décès, avant de mettre en quarantaine une ville entière ! La certitude de pouvoir tout contrôler et la volonté de donner l’image d’un pays qui fait face et réussit ont ainsi présidé à la première attitude chinoise toute d’assurance et de puissance devant les débuts de ce qui allait devenir un danger universel. Le même raisonnement et la même assurance coupable ont conduit Donald Trump à évoquer une « grippe » (ou « petite grippe » selon la variation brésilienne du président Bolsonaro) qui disparaîtrait en deux semaines. Puis, très vite, débusquant dans le Covid-19 un virus porteur d’une intentionnalité perverse à l’endroit de l’occident, le président américain le nommait « virus chinois ». Avant lui, le guide de la République islamique d’Iran, était parvenu à un sommet dans l’escalade rhétorique guerrière en présentant la propagation de la pandémie en Iran comme l’effet d’un subterfuge nouveau voulu par les États-Unis pour alourdir les sanctions imposées au pays.
En réalité, on l’aura compris, une pandémie n’est pas une pandémie. Elle est d’abord ou surtout une menace pour l’ordre politique qu’il faut traiter comme telle. Ainsi, pour commencer, en taire la rumeur puis faire taire ses colporteurs, tel le Parti contraignant au silence le découvreur du virus à Wuhan, le docteur Li Wenliang. Ensuite, rester vigilant, car le Codiv-19 est commandé par une stratégie qui en oriente   la propagation. Comme le laisse entendre Zhao Lijian, un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères :  « l’armée américaine pourrait avoir apporté le virus à Wuhan ». Car c’est d’une guerre dont il s’agit. Comme le déclare Viktor Orban : « Nous menons une guerre sur deux fronts. L’un s’appelle « émigration », l’autre « un coronavirus ». Il existe un lien logique entre les deux car tous les deux se répandent en bougeant ». A moins d’affirmer comme le ministre syrien de la santé que le Codiv-19 ne posait pas de problème en Syrie « puisqu’au cours de son action contre les djihadistes l’armée syrienne avait aussi nettoyé le pays du virus » !
Pour tous les partisans de la restriction des libertés publiques, des fermetures de frontières aux migrants économiques, aux réfugiés politiques ou aux déplacés des guerres du monde, la lutte contre la pandémie est une aubaine. Les démocraties ne sont pas à l’abri, elles non plus, de toute dérive quand l’état d’exception peut éroder les protections de l’État de droit. Réfléchir au monde de demain qui, jure-t-on, ne sera plus le monde d’hier, ne doit pas nous empêcher de nous pencher sur le monde d’aujourd’hui. Pour que la pandémie ne donne pas lieu à un habile maquillage du malheur. Ou qu’elle apporte de l’eau au moulin des autoritarismes. Alors, observons avec lucidité les réactions des Etats et leurs rapports les uns avec les autres face à un fléau qui touche toute l’humanité. Et tirons-en quelques enseignements. La morale des relations internationales en sortirait d’ores et déjà grandie.





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