Notre condition d’êtres reliés - Pierre-Louis Choquet
Rares
sont les secousses de l’histoire qui, d’un bout à l’autre de la planète, font
naître chez les hommes un commun espoir ou une même peur. D’une révolution
l’autre, les événements qui menèrent Emmanuel Kant à modifier l’immuable trajet
de sa promenade quotidienne un beau jour de 1789, ou ceux qui, en 1917, firent
parcourir un frisson de liberté le long de l’échine des peuples opprimés – tous
ces événements mirent à nu, les uns après les autres, une seule et même réalité
: celle de notre universelle aspiration à la justice et à la dignité. Cette
fois-ci, quelques semaines à peine ont suffi à l’agile Covid-19 pour se
propager de corps en corps, enjamber les continents, et rappeler à des
milliards d’êtres humains la vulnérabilité de la vie biologique qu’ils ont en
partage et qui, en définitive, fonde leurs existences.
Et c’est
justement parce que ce même virus fait preuve d’une capacité inédite à nous
relier, nous, les hommes, qu’il accomplit presque simultanément la prouesse
inverse : celle de nous couper les uns des autres, de nous assigner à
résidence, de décréter un régime d’immobilité générale – et d’inaugurer ainsi
une gigantesque expérience planétaire par laquelle nous nous savons être
réunis, tous ensemble et simultanément, dans cette
étrange condition d’être radicalement séparés.
Non sans
espièglerie, le Covid-19 en profite au passage pour rappeler à notre bon
souvenir quelques réalités élémentaires : il est rarement constructif de
chercher à dissimuler des problèmes qui émergent et dont les répercussions
potentielles s’annoncent terribles (Chine); il est souvent indiqué de
privilégier une réponse favorisant la coordination multilatérale et la
mutualisation des moyens technico-économiques à un repli sur les égoïsmes
nationaux (Union Européenne); il est toujours illusoire de croire qu’une
société peut affronter des crises systémiques, aux ramifications aussi
nombreuses qu’imprévisibles, sans s’appuyer sur des solidarités solidement
institutionnalisées et sans s’être préoccupée de limiter les inégalités en son
sein (États-Unis). Pas de doute ici – et plusieurs observateurs l’ont déjà
souligné : la crise sanitaire que nous traversons est bel et bien une
répétition générale, mais en miniature, de la grande crise
écologique dans laquelle nous sommes bien entrés, de laquelle nous ne sortirons
pas (du moins, pas de notre vivant), et à laquelle notre réponse peine pourtant
à atteindre le stade des balbutiements.
En nous
renvoyant chacun chez soi – et en nous donnant à voir, s’il était besoin, que
des millions de nos semblables, des bidonvilles de New Dehli aux camps de
réfugiés de Lesbos, n’ont ‘nulle part où reposer la tête’ – l’irruption du
Covid-19 nous rappelle une vérité vieille comme le monde, que tout rêve de
puissance s’emploie à faire oublier : rien ne peut vaincre notre
condition d’être reliés.
Alors où
serons-nous, dans quelques mois, lorsqu’à nouveau nous aurons recouvré notre
liberté ? Aurons-nous déjà employé cette dernière à retourner sur les bons
vieux rails que nous avions, pour un temps, quittés ? Ou aurons-nous, au
contraire, vu dans cette mise à l’arrêt général (si difficilement concevable,
et si soudainement réalisée !) une confirmation éclatante de ce que le cours de
l’histoire n’est jamais écrit d’avance, et qu’il recèle toujours d’une multitude
de possibles ? L’épreuve de cette grande traversée collective nous aura-t-elle
déjà aidé, en somme, à prendre en charge autrement notre condition
relationnelle ? à envisager que puissent être désormais stoppés, ou au
moins rigoureusement encadrés, ces processus qu’on avait longtemps dit
inarrêtables – expansion des chaînes de production transfrontalières,
resserrement continu du maillage des réseaux de transports, croissance de
mégapoles urbaines toujours plus interconnectées, homogénéisation globale des habitudes
de consommation – et qui ne savent relier les hommes que dans la trame
étouffante d’un monde de marchandises ?
On peut
espérer que l’épidémie du Covid-19 aura contribué à ce qu’affleure plus
nettement à la conscience de nos contemporains la question qui
tenaille notre fragile XXIe siècle – et que l’on pourrait formuler ainsi : «
qu’est-ce qu’être relié ? quels liens matériels voulons-nous voir croître, et à
quels autres sommes-nous prêts à renoncer ? » Et si cette piste est
effectivement correcte, c’est bien de notre capacité à prendre soin du monde –
ou à combattre ceux qui le détruisent – que se vérifiera notre dignité… La
tâche qui gît devant nous est, pas moins qu’à l’époque de Kant, infinie. Mais
cette fois-ci, une chose est claire : les efforts que nous déploierons pour
tenter de l’assumer n’auront de sens que s’ils prennent forme au creuset de
notre finitude… finitude qu’il nous faut d’ores et déjà ré-apprendre à habiter
et à aimer, au milieu des autres vivants, entre ciel et terre.
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Sortir de la légèreté - Pierre de Charentenay sj
Nous avons
vécu de manière bien légère, imprudente, inconsciente depuis les grands
conflits mondiaux du siècle dernier. On pouvait tout faire, prendre l’avion
pour aller trois jours aux Maldives, commander sur Internet n’importe quel plat
ou n’importe quel instrument, manger des fraises en janvier, visiter toutes les
capitales d’Europe, et fêter le mariage de son cousin d’Amérique à Honolulu,
etc. C’était le temps de la liberté totale, faire ce que je veux quand je veux,
sans contrainte, y compris celle de mourir quand je l’ai décidé. C’était le
temps de la légèreté, où tout est possible sans limite grâce à la puissance de
la technique qui avait supprimé les barrières.
Eh bien,
non. Ce n’est pas la vie réelle, même si nous en avions rêvé. Il n’y a pas de
monde sans limite. Le coronavirus nous le rappelle de manière si violente[1] qu’il
faut réagir en prenant des mesures extrêmes et immédiates. Imagine-t-on 4
milliards de personnes confinées ! Imagine-t-on notre espace personnel
cloisonné par « des gestes barrières » pendant des semaines !
La crise
climatique nous dit la même chose mais autrement[2].
Il faut mettre des limites à nos voyages, à notre consommation, à nos
productions !
La
différence entre les deux est que nous avons compris, peut-être un peu tard,
que le virus nous mettait en danger de mort immédiate, ce que nous ne pouvons
pas supporter. Donc, on agit, « quoi qu’il en coûte » ! Alors
que la crise climatique se déroule sur un moyen terme qui nous laisse le temps
de discuter, de polémiquer, en un sens de ne rien faire qui nous dérange
sérieusement. Nous ne voulons pas entendre l’avertissement de la crise
écologique parce que les délais sont longs et l’urgence moindre.
Ces deux
catastrophes, sous des modes différents, nous font entrer dans le monde des
contraintes. On avait oublié qu’elles pouvaient exister, emportés et grisés par
tout ce que nous avions inventé, qui nous rend la vie si facile, quand tout va
bien. Il a bien fallu obéir et rester confinés, encore que, on a tout essayé et
parfois réussi à éviter la contrainte, même au temps du virus et de l’urgence
absolu : un million de parisiens ont décidé qu’ils seraient plus forts et
plus libres en s’enfuyant dans leur résidence secondaire.
Demain,
nous ne changerons pas du tout au tout. Je n’y crois pas et le danger est bien
de reprendre notre rythme d’avant dès que possible, dès que la contrainte
médicale et étatique sera allégée. Les industriels sont sur les starting blocs.
Car la dynamique du développement, des entreprises et du profit est puissante.
Elle est visible. Ce qui est moins visible mais tout aussi puissant, c’est le
désir du consommateur qui veut garder son style de vie, ses facilités. C’est
cette double dynamique qui épuise notre planète ; les ressorts de notre
épuisement, ce sont les choix de chacun, la liberté qu’on veut garder et la
légèreté de nos existences. Car « l’agent pathogène dont la virulence
terrible modifie les conditions d’existence de tous, ce n’est pas du tout le
virus, ce sont les humains ! »[3].
Ce virus
vicieux est un clin d’œil mortifère sur ce qui sera plus grave encore, car la
crise climatique touchera la terre entière et fera des millions de morts. Nous
pourrions profiter de cette occasion pour reconsidérer la légèreté de nos
existences, leur irresponsabilité. Alors lentement, s’il importe d’abord de
sécuriser notre vie dans l’immédiat, nous pourrons progressivement nous
préparer sérieusement à faire face à la crise climatique en reconstruisant ce
que nous ne voulons pas, des barrières. Reprendre conscience des limites et
redonner du poids à l’existence.
[1] Bill Gates nous avait prévenu il y a 5
ans. https://www.youtube.com/embed/6Af6b_wyiwI Personne ne l’a
entendu.
[2] Pierre de Charentenay, « Face à la crise
climatique », Editions Chemins de dialogue, avril 2020. Le livre est
imprimé, mais en confinement chez l’imprimeur, puisque les librairies sont
fermées !
Voeux de vie qui ne soient pas pieux - Collette Nys-Mazure
Et
demain ? Comment en parler alors qu’aujourd’hui nous sommes confinés dans
un présent austère ? Nous ne pouvons que balbutier notre espérance sans
nous payer de mots, en rêver tout en creusant nos racines, invoquer l’Esprit
Saint. La vraie vie est absente, observait le jeune Rimbaud. Il
faut changer la vie. Echapperons-nous à la
sidération ? Agir sans reproduire, mais inventer ?
Nous
avions lu la Bible, Boccace, Marguerite de Navarre, Giono, Camus. Nous
pensions, grâce à la puissance d’évocation des auteurs, être en empathie avec
ces femmes et ces hommes confrontés aux fléaux récurrents, mais, seule,
l’expérience permet de comprendre une situation qui met en péril l’univers.
Nous en avions négligé les signes précurseurs, serons-nous plus lucides ?
Courage !
Dans
l’enfance, je jouais à On disait que, la formule magique ouvrant
tous les possibles. Adulte, je m’y sens invitée, pour autant que le on
disait débouche sur une conversion, un changement de cap concret. Au
cœur de la vacance imposée, je suis conviée non pas à combler le vide par le
divertissement mais, grâce à cette vie intérieure, à dégager
l’essentiel de l’accessoire. Résonne la question Toi que fais-tu de ta
vie ? Quels sens –saveur, orientation et signification- lui
donnes-tu ? Résister, ralentir, me délester,
rencontrer, partager, cinq verbes forts, stimulants qui feront
contrepoids au désarroi.
L’espace
ouvert par la cessation des activités extérieures permet plongée et
remontée pour autant que je résiste aux tentations multiples qui
m’assaillent par écrans interposés –télévision, ordinateur perpétuel, vidéos,
liens… De même je cherche comment ne pas être ressaisie par la vie courante,
celle qui emporte dans la griserie de l’à faire sans ménager
de respirations vouées à la prière sous quelque forme que ce soit, au silence
pour mieux rencontrer?
Si
j’écris, c’est notamment parce que je crois que le verbe au cœur du mot poésie
est prodigieusement actif, pour travailler mes obscurités jusqu’à rejoindre la
nappe phréatique commune, percevoir les cris de peine et de joie des mes sœurs
et frères humains. Les textes ajustés à cette terre d’ici
projetteront peut-être une clarté humble et résolue sur nos chemins.
Le
délestage imposé par le confinement restera-t-il de saison ? Je recours à
quelques exemples concrets parce que je me méfie de ce qui plane en discours
rhétorique. J’ai entrepris d’alléger les bibliothèques qui peuplent la maison –
une aventure émouvante, éprouvante, car il faut opérer des choix ; bien
des questions restent pendantes. S’il est aisé de mettre dans les caisses
à donner un ensemble poétique de Michaux puisqu’il se retrouve dans
mon volume de la Pléiade, que faire des collections de revues professionnelles,
spirituelles, culturelles… ? Je vais déposer sur le seuil des voisins une
série de livres ciblés, susceptibles de les intéresser, j’en place dans les
boites à livres comme j’en laissais dans les trains lorsqu’ils roulaient.
Indépendamment
de l’espace rendu aux rayons, c’est une relecture de mon existence qu’ont
jalonnée ces ouvrages datés, annotés, dédicacés, déformés par coupures de
presse et lettres. Je rends grâce pour ces voyages sensibles et intellectuels,
ces imaginaires féconds, les amitiés dont ils témoignent. Changer la perte en
reconnaissance et laisser place à ce qui viendra : voici peut-être une
suggestion. Je salue ces écrivains comme je salue, dans l’écart, les personnes
aimées ou inconnues, croisées à distance prudente sur les chemins de campagne.
J’en rejoins d’autres dont je connais l’isolement par une lettre, un poème, un
appel téléphonique : je tends l’oreille aux voix qui trahissent la détresse, la
solitude. Déliée, je me relie.
Oui me
délester provoque une attention plus fine au vivant aujourd’hui et demain. Plus
légère, je n’ai pas peur de me déposséder, de m’engager dans le partage de ce
qui compte vraiment. Il m’est proposé de changer la vie à
commencer par ma propre manière de vivre, mais aussi de participer à une
réflexion plus vaste avec les moyens qui sont les miens. La maison
confortable ouvre ses fenêtres pour remercier les aventuriers de ce temps, ceux
qu’on exploitait, qu’on laissait sans scrupule à des tâches écrasantes ou
invisibles. Des écailles me sont tombées des yeux et j’espère ne plus me
laisser aveugler.
Opérer
cette conversion (cette résurrection ?) non pas momentanément mais
durablement. Lorsqu’au terme d’une nuit interminable d’hôpital, j’entendais les
pas dans la rue, je me jurais de ne jamais oublier que marcher en respirant
l’air neuf, c’est déjà un cadeau sans prix. Et puis l’usage et l’usure
étouffent l’élan, le souvenir se dissipe. Quelle vie intérieure vais-je nourrir
pour ne plus glisser dans la vie absente? Laisser mûrir l’avenir.
Inoculer l’espérance, je voudrais, je tente.
De l’intelligence collective - Alain Cugno
Nous
apprenons bien des choses au cours de ce confinement, mais peut-être avant tout
ceci : la possibilité de l’utopie. Ce qui semblait lesté de tout le poids
de la réalité, au point que nous pensions que c’était cela, la réalité, peut,
non moins réellement, être mis en suspens. Nous pouvons vivre tout autrement.
De cette proposition dont nous pensions qu’elle était vraie mais dont nous
pensions aussi n’avoir jamais à mesurer l’effectivité, nous faisons
l’expérience (il est vrai minimaliste) : toute une population qui reste
chez soi. Et là nous avons vu aussi apparaître des formes nouvelles de
solidarité et de manifestation de cette solidarité. Un étrange sentiment de
liberté aussi et de paix — la disparition des emplois du temps. « Alain,
Alain, tu t’inquiétais et t’agitais pour bien des choses, tu es sûr qu’elles
étaient l’unique nécessaire ? » Comme un grand silence. Et là, une
autre inquiétude : et si ce silence était le retrait de la mer qui annonce
les raz de marée ? Qu’en sera-t-il lorsque les effets secondaires,
économiques en particulier, feront valoir eux aussi leur droit à la
réalité ? Il y a, à la fin du dessin animé de Paul Grimault Le roi
et l’oiseau, une scène saisissante : le gigantesque robot qui a
détruit entièrement la ville s’effondre à son tour. Mais en s’affaissant, il
prend la position du penseur de Rodin.
Ainsi
donc, tout est possible — et même que la pensée trouve l’espace libre pour se
déployer. Toute utopie compte sur un miracle, celui de l’intelligence
collective. Elle apparaît, nue et fragile, quand il ne reste plus aucun autre
recours, à part elle. Alors, dans le silence atterré des humains, interdits
comme les enfants qui ont cassé toute la vaisselle et qui se demandent s’ils
n’ont pas entendu les parents qui rentraient, on entend sa petite voix,
ténue, à peine audible, mais qui était déjà là, enfouie dans les profondeurs et
qui disait qu’il y avait non pas des choses vraies et des choses fausses, mais
la possibilité d’un sérieux inouï qui, sans aucune raison valable, peut proposer
non pas de poursuivre, d’améliorer, de reconquérir les territoires perdus, mais
de commencer, d’inaugurer, d’aller carrément voir ailleurs.
Et, à
condition que personne ne se mette à rire ou à dire que la gratuité est bonne
pour les imbéciles, sa voix est si belle, si intelligente, ce qu’elle propose
est d’une telle évidence, qu’on voit surgir des choses impensables,
irréductibles, des musées qui ne servent à rien, du respect pour des animaux
« inutiles », des hôpitaux où soigner tout le monde avec le même
amour. Oui, il s’agit bien de cela, et le miracle du miracle c’est que
l’évidence proposée par l’intelligence collective apparaît, une fois qu’elle a
été installée, même pas comme étrange, mais comme allant de soi. J’ai été fort
surpris le jour où un étudiant venant d’un pays sans couverture sociale m’a
dit, sortant de l’un de nos hôpitaux : « Mais, c’est de l’amour,
çà ! »
Ce que
l’intelligence collective dit de sa petite voix si calme et si profonde, c’est
aussi qu’il est possible de débattre non seulement sans rechercher la victoire,
mais sans même rechercher le consensus, attisant au contraire les conflits mais
uniquement par amour de la vérité, chacun attendant de ceux qui ne sont pas de
son avis de comprendre un peu mieux et à nouveau frais ce qu’il croyait avoir
déjà compris. Cela signifie vivre pour de bon, et non pas faire semblant, même
sincèrement.
Ça
donnerait des universités où il irait de soi qu’une thèse de doctorat sert
d’abord à faire de la géographie, de la sociologie ou de la paléontologie (je
choisis prudemment mes disciplines, qu’il ne soit pas dit que j’ai cité la
philosophie…), et non pas à obtenir un poste qui fortifie les positions d’une
chapelle. Ou bien encore comme allant de soi des gouvernants qui adopteraient
un discours capable d’ouvrir des possibles qui ne seraient pas du tout ceux
qu’ils attendaient, et qui s’en réjouiraient. Des financiers qui sauraient à
quel point leur unique préoccupation est l’économie réelle. Ou bien une Église
qui oserait se remettre en question avec assez de hardiesse pour non pas suivre
la tradition, tapis dans lequel il arrive qu’elle se prenne les pieds de peur
de marcher à côté, mais qui la comprenne en la créant.
Intelligence
collective, je ne suis capable de songer qu’à des inventions qui ont existé ou
qui existent presque. Je t’en prie : étonne-moi !
Pour une éthique de la non-puissance - Margaux Cassan
Coronavirus
: les banques centrales impuissantes face à la panique des marchés. (La Croix, 16
mars). Coronavirus : l'impuissance est devenue le modus operandi du
pouvoir (Marianne, 31 mars). Les États-Unis face au virus. La
première impuissance mondiale (Libération, 1er avril). Coronavirus
: à l'hôpital de Saint-Denis, les soignants face au même sentiment
d'impuissance qu'au début du Sida. (Le Monde, 4 avril).
Dans ces
quelques titres, l'impuissance revient comme l'horizon d'une indépassable
fatalité. Face au virus, seules les technologies semblent voler à notre secours
: la télémédecine sauve des vies ; le télétravail nos économies ; et les
téléphones le lien social, les amitiés, les amours et les familles séparés.
Jacques
Ellul, à qui j'ai consacré presque tous mes travaux, qui a signé deux ouvrages
de référence où il postulait que la technique était le fléau de la modernité [La
technique ou l'enjeu du siècle ((1954) puis Le système technicien (1977)]
se serait-il trompé ?
Tout au
long du XXème siècle, Jacques Ellul (1912-1994), historien du droit, sociologue
libertaire, théologien à ses heures perdues a alerté ses contemporains contre
les dérives du progrès technique, de la mondialisation, de la course après
l'argent. Non pas qu’il ne soit, comme on l’a beaucoup dit, un réactionnaire
doublé d'un nostalgique, mais il savait combien il était facile de noyer
l'éthique au nom de ces progrès-là. Le technicien ne se préoccupe pas de savoir
l’usage que les hommes décideront de faire de son invention. « Dès qu’on
peut, on fait », voilà son adage.
Et c’est
bien ce qui se passe aujourd'hui. L'éthicité de telle ou telle possibilité -
pouvoir voyager n'importe où en avion à très bas coup, manger des produits
importés à très bas coût, se faire livrer sans se déplacer pour gagner du
temps, acheter du textile à très bas coût - n’est jamais un sujet puisque
c’est, précisément, le propre de la puissance d’être en quête de toujours plus
de puissance.
Il ne
s’agit pas de le condamner ni d’ailleurs de le regretter. Nous voyons sur quels
bienfaits elle peut aussi déboucher. Mais il n’est pas non plus question de se
résigner et de regarder la puissance nous dépasser, se nourrir elle-même et
crever un peu plus le plafond fragile du ciel.
C’est
dans ce cadre réflexif que Jacques Ellul peut nous être utile en proposant une
« éthique de la non-puissance ». L’idée est simple : doit-on
nécessairement faire tout ce que les normes institutionnelles n’interdisent
pas ? Ne peut-on pas décider de ne pas vouloir avant d'être contraint ? La
non-puissance désigne le « choix de ne pas user des moyens de puissance
que l’on pourrait avoir ». Plus encore : d’envisager que la puissance
puisse être, parfois, sublimée de ne pas être utilisée. Faire le choix de
« ne pas », c’est assumer sa puissance d’agir et exercer, parfois,
son savoir-s’extraire.
"Il
ne faut pas engager des actions qui peuvent avoir des effets irréversibles.
Cette éthique, cette décision de la non-puissance, est, me semble-t-il,
fondamentale."
Certains
reconnaîtront dans cette démarche le modèle christique qu'Ellul revendique.
Quand Jésus, le Tout-Puissant, est venu parmi les hommes, il a pris la décision
de la retenue, de l'humilité, de la non-puissance. "Non-puissance lorsque
Jésus demande à Jean-Baptiste d'être baptisé par lui alors qu'il détient la
possibilité du baptême de feu. Non-puissance lors des trois tentations: par
trois fois lui est proposé de manifester sa puissance divine, et par trois fois
Jésus refuse." D'autres, les amoureux de la littérature, y percevront
l’attitude magistrale de Bartleby, le personnage d’Herman Melville, qui, après
s’être montré docile, refuse certaines tâches qui lui sont assignées. Rébellion
singulière, de biais, sans résistance. Un simple « je
préfèrerais ne pas ». D'autres encore, une filiation avec Gandhi ou le
taoïsme. Peu importe, du moment que la démarche n'est ni paresse ni passivité.
La
non-puissance n’a rien d’une apologie de l’impuissance. “L'impuissance,
rappelle Ellul, c'est ne pas pouvoir à cause des circonstances de fait, à cause
des limitations de notre nature, à cause de notre condition”[1]. La
non-puissance, au contraire, est une posture révolutionnaire, un «pouvoir de
contestation, de protestation, mais sans arme ni armure». L’expression le dit
bien : il est question d'apprendre à dire « non ! » à la
puissance quand elle nous mène à la catastrophe, et ainsi, d'augmenter la puissance
elle-même. Comme la liberté, la véritable puissance est toujours grandie quand
elle s'accompagne de contraintes.
C'était
il y a 42 ans.
Combien
de temps faudra-t-il pour offrir à ce cri d'alarme l'écho qu'il mérite ?
[1] ELLUL, Théologie et technique. Pour une éthique
de la non-puissance, Labor et Fides, 2014, pp. 314-315
[2] ELLUL, Ce que je crois, Grasset, 1987, p. 199
Illusion, utopie et espérance - Jean-Pierre Winter
« Il
n’y a pas de science de l’homme, ce qu’il nous faut entendre au même ton qu’il
n’y a pas de petites économies. Il n’y a pas de science de l’homme, parce que
l’homme de la science n’existe pas, mais seulement son sujet. » Lacan
Déjà
Sophocle, écrivant Œdipe, avait construit sa tragédie comme une méditation sur
l’épidémie de la peste. Seul le dévoilement de la vérité sur l’assassinat du
roi Laïos pourrait sauver la ville de Thèbes. Sophocle conçoit donc qu’une
série de mensonges, de crimes et de transgressions, sus ou insus, ont précédé
la catastrophe. Sortir de la peste se paye du prix douloureux d’une
reconnaissance publique des turpitudes qui l’ont rendue possible. L’’enjeu du jour
d’après est donc celui de la Vérité. Que son dévoilement aboutisse à ce que
Créon succède à Œdipe n’est pas fait pour nous rassurer. Qui succèdera à
Macron ? Que pouvons-nous espérer qui ne soit pas très vite source de
déceptions et de désespoirs ? Sophocle disait : « Je n’ai
que mépris pour le mortel qui se réchauffe avec des espérances creuses ».
Et Freud s’adressant au pasteur Pfister : « …je ne puis donner
aux questions formulées plus haut qu’une réponse subjective, c’est-à-dire
fondée sur mon expérience personnelle. Je suis obligé d’avouer que je fais
partie de cette catégorie peu nombreuse d’hommes indignes devant lesquels les
esprits suspendent leur activité et auxquels le suprasensible échappe, de sorte
que je ne me suis jamais trouvé capable d’éprouver quoi que ce soit qui pût
faire naître en moi la croyance aux miracles. » Pouvons-nous
néanmoins concevoir un plan réaliste qui ne soit pas juste l’énoncé propre à
satisfaire nos vœux et nos désirs les plus imaginaires. Ces vœux toujours un
peu névrotiques quand ils ne représentent aucun engagement, aucune
responsabilité ? Certes les plus sincères de nos dirigeants ambitionnent
de régler le bonheur du plus grand nombre mais nous savons bien que, dans la
pratique, les résultats vont dans le sens contraire de ce que nous avons
espéré. Ces intentions, énoncées en temps de crise, forgent des utopies parce
que, littéralement, elles se construisent hors lieu.
L’espérance,
elle, est un affect, c’est-à-dire, selon Spinoza, une idée confuse qui est là
pour affirmer l’existence de notre corps. Mais du coup, cet affect « oriente
notre pensée dans un sens ou dans un autre » selon les intérêts non de la
raison mais du plaisir ou du déplaisir éprouvé. C’est pourquoi les marchands
d’espoir ont tant de succès.
Les marchands
d’illusion sont, eux, d’une autre espèce : ils offrent à ceux qui les écoutent
un accès à la satisfaction narcissique. Le savant Laplace disait : « La
révolution diurne du ciel ne fut qu’une illusion due à la rotation de la terre
». Il pensait illusion d’optique ! Mais c’était surtout une illusion due au
désir que l’Homme a de se croire au centre de l’Univers alors qu’il sait ne pas
être seulement au centre de lui-même. L’illusion conduit nécessairement, quand
elle se déchire, à la désillusion tragique et souvent violente. Le contraire de
l’illusion c’est l’erreur. Et la reconnaissance de l’erreur qui est le propre
de la science ne produit pas les mêmes effets que la perte des illusions.
A la fin
de « L’avenir d’une illusion » Freud se demande si le recours à la science pour
décider du sort du monde n’est pas une illusion de plus, une nouvelle religion.
Et il faut bien admettre que cette question est d’actualité à l’heure où nos
gouvernements en appellent aux comités scientifiques pour décider de ce qu’ils
doivent faire. Sa réponse est claire : « Non, notre science n’est pas une
illusion. Mais ce serait une illusion de croire que nous pourrions recevoir
d’ailleurs ce qu’elle ne peut nous donner. »
La
Science (avec une grande Scie, comme disait Jarry) ne promet rien mais elle «
ne pense pas » (Heidegger). Et en conséquence elle est désubjectivante. Elle ne
tient aucun compte des effets que ses découvertes engendrent pour le meilleur
et pour le pire. Nul, aujourd’hui, n’ignore ce qu’il doit au progrès scientifique
mais chacun sait de quelle anxiété nous payons ces avancées. Le monde de demain
s’annonçait depuis quelques décennies et se rend manifeste avec la crise
mondiale que nous subissons. Saurons-nous résister à la déshumanisation
qu’engendre la révolution numérique ? Saurons-nous reprendre la parole que nous
avons progressivement abandonnée au profit des machines parlantes, des robots
sans visages qui répondent sans être responsables ? Saurons-nous nous sevrer du
règne séducteur des images ? Nous l’avons constaté : notre univers est voué,
toujours un peu plus, aux fakes-news et à l’opinion qui est volatile et le plus
souvent facilement haineuse parce qu’anonyme. Avec la parole c’est la Vérité
qui fout le camp. Souvenons-nous : l’une des dix plaies d’Egypte, rendue
nécessaire pour que les hébreux se libèrent de leur esclavage, est l’épidémie
de la peste. Or, en hébreu, le mot peste « dever » est le même que le mot
parole « davar ». Façon de dire que c’est le rapport vicié à la parole qui est
source d’épidémies. Pour le dire autrement, demain il s’agira de restaurer ce
qui s’évanouit sous nos regards impuissants : le fait que « de notre position
de sujet nous sommes toujours responsables » (Lacan). Se situer en marge des
utopies, des illusions et des espérances nous écarte des « tendresses de la
belle âme » qui sont le plus souvent au service des intérêts égoïstes et
économiques. Raison pour laquelle tous nos souhaits sont vains et vides. C’est
peut-être ce qui se dit le soir du Yom Kippour lors de la récitation psalmodiée
du Kol Nidré : « Tous les vœux, serments, renoncements, bannissements,
malédictions, jurements…tous ces engagements, nous les regrettons : qu’ils
soient dénoués, pardonnés, rejetés, anéantis… » Et pourtant, dit le Talmud : «
Lorsqu’un homme fera un vœu à l’Eternel, ou un serment pour se lier par un
engagement, il agira selon ce qui est sorti de sa bouche ». On le voit : la
voie est étroite.
Renaître - Le monde d’après l’archipel des confins -
Jean-Philippe Pierron
C’était
le 14 mars 202… Nous étions partis précipitamment, ma femme, ma fille ainée et
son compagnon, et mon grand fils, pour prendre le dernier bateau en partance. A
bord, à peine la passerelle désolidarisée du quai, le capitaine quelque peu
embarrassé, nous indiqua qu’en dernière minute, et à la vue des circonstances –
une contagion s’était annoncée sur le pays et il ne voulait pas risquer la
quarantaine - il avait été contraint de hâter le départ et de changer de
destination. La croisière allait changer de nature. Nous ignorions notre
destination exacte. Le but du voyage devenait soudainement incertain. Voyager
pour aller où et pour quoi faire ?
Le bateau
voguait déjà depuis de longs jours sur des flots qu’un matelot nous dit
s’appeler « la Mer du temps suspendu ». Après avoir laissé à bâbord
l’île d’Utopia, une île que seuls quelques marins expérimentés savent trouver
mais qui n’est indiquée sur aucune carte maritime, nous avons vogué longtemps,
lentement dans l’archipel des Iles des confins. Ce n’est qu’un peu plus tard,
je ne saurai dire exactement quand, tant les jours ressemblaient aux autres
jours, que nous avons accosté et pu mettre pieds à terre. Nous, c’est-à-dire ma
famille. En effet, et à notre grande surprise, aucun autre voyageur n’est
descendu avec nous, ni n’a pu se joindre à nous. Les consignes étaient strictes
avaient dits le Capitaine. Il fallait entre nous tous, si nous voulions avoir
une chance de survivre, des distances spatiales. Raison pour laquelle il avait
eu l’idée, nous expliqua-t-il en quelques mots, de nous conduire jusqu’à cet
archipel, idéal à cette fin du moins. C’est ainsi que nous avons pris
possession de ce que nous allions bientôt appeler notre île : l’île du
confinement. Nous allions vivre ensemble, vraiment ensemble très vite et pour
longtemps, au risque de nous insupporter mais dans l’inventivité de manières de
prendre soin les uns des autres, par la cuisine et le souci du
ménage, dans les rythmes, les petites attentions, le souci des rendus
scolaires, universitaires ou professionnels, et l’invention d’un soin des
autres, de tous ces autres, que nous avions laissé au loin en
partant. Ce qui commença ce jour-là, nous ne le sûmes qu’après, bien
après. Cela allait nous transformer sans commune mesure, au-delà et à un autre
endroit que ce que nous avions imaginé. Je voudrais, maintenant que cette
histoire est déjà derrière nous, mais tellement ancrée en moi, vous raconter ce
qu’il nous est arrivé lorsque, après plusieurs mois d'absence, nous sommes
rentrés au pays. Entre temps, chose étrange, ce dernier avait changé de nom. Il
se nommait maintenant le Monde d’Après.
Peu avant
notre retour, alors que nous nous apprêtions à retrouver notre maison, notre
quartier, nos habitudes, notre travail, et même le bruit des moteurs que nous
avions hâte d’entendre vrombir, une crainte nous envahit. Qui allait croire ce
que nous avions vécu ? N’était-ce là qu’un rêve ou bien l’expérience
concrète d’une autre allure de vie ? Ce que nous avions expérimenté seuls,
sur notre île, d’autres l’avaient-il également éprouvés ; et si oui,
pouvions-nous en faire l’occasion pour changer nos modes de vies et même notre
société ? Et dans l’affirmative, comment cela allait-il se faire ?
De fait,
à peine le pied posé à terre, nous fûmes très vite gênés. D’autres voyageurs,
ils étaient très nombreux, qui revenaient vraisemblablement comme nous de
l’Archipel des confins, nous scrutaient. Nous nous regardions interloqués. Nous
ne comprenions pas ; nous ne comprenions plus et, pour tout dire, nous
n’avions guère envie de comprendre, la langue qui se parlait là. En effet, une
maladie avait dû attaquer les mots en notre absence. Seul, un préfixe semblait
avoir survécu. Il avait contaminé la langue. Il en était le cœur. Semblait
s’être imposé, dans le ronron mécanique de cette pauvre langue, le préfixe re-
qui, dans ce dialectique local, signifie à peu près : « retour à un état
initial, revenir à un état antérieur, annuler le temps ». Assez indigente,
la langue des re- avait du se disséminer de façon virale. Reporter,
reprendre, recommencer, redémarrer l’activité, faire repartir l’économie, rouvrir,
en étaient les maitres mots que nous entendions partout. Nous devrions assez
facilement apprendre à la parler, pensions nous. Mais nous n’en avions guère le
goût. Parmi ces mots, « reporter, reprendre, renaitre » s’offraient à
nous pour raconter, sans la trahir, notre expérience. Lequel parmi ces
concurrents l’emporta, c’est ce que nous voudrions vous faire savoir.
Très
vite, nous sûmes que le mot « reporter » n’était pas adéquat pour
exprimer notre expérience. Reporter pour d'autres temps toutes les activités
-dîner, mariage, examens, etc. - prévus au printemps, mettait l’expérience de
l’île des confins entre parenthèses, comme si cela avait été une utopie qui
n’avait jamais eu lieu, comme un non-lieu. Parler ce mot, c’était comme si on
nous demandait de taire ce que nous avions vécu. Nous ne le retînmes pas.
Nous
rejetâmes également, celui qui était le plus en vogue :
« recommencer ». Outre qu’il partageait avec le mot
« répéter » la même amnésie, il était effrayant de cynisme sous son
habillage réaliste. Outre que la crise avait permis d‘écraser les concurrents
les plus fragiles (précaires, entreprises sous tension, pays dépendants) et de
déployer comme jamais jusque-là un dispositif qu’on nommait alors
« numérique », une idéologie mercantile imposait ses mots et sa
logique de virtualisation totale de notre rapport au monde en mode télé :
télé-éducation, télétravail, télémédecine. Tout ce que nous avions appris sur
l’île du Confinement, à savoir que les soins éducatifs, sanitaires, sociaux,
environnementaux passent par des corps insubsituables, des affects qui les
incarnent, et des soucis qui se manifestent dans l’attention et non pas sous le
mode d’une notification numérique, ne pouvait, ni surtout ne devait être
écrasé.
Aussi
nous nous décidâmes de commencer à parler. Nous ne pouvions nous taire. Nous
devions raconter autrement. Avec d’autres, nous avons choisi le plus fragile de
tous les mots de cette nouvelle langue : « renaitre ». Re-naître
laissait résonner l’écho de ce que nous avait fait abandonner le confinement et
ce, qu’en nous et entre nous, l’épreuve des confins nous avait aidé à (nous)
trouver. Renaître suppose d’abandonner mais appelle de nouveaux accordages. En
famille, nous nous étions déconditionnés. Nous avions appris un nouvel art de
s’ajuster ensemble dans le concret des rythmes journaliers, des tours de
cuisine ou de ménage comme il y a un tour de quart sur un bateau. Il est
possible de renaître. L’île du Confinement a fait exister le tiers lieu
utopique d’autres manières de vie, d’autres allures d’existences, mettant en
suspens la domination du rythme et de l’organisation qu’imposait tacitement
l’activité économique jusque dans nos vies intimes et familiales. Le
confinement a été l’occasion d’expérimenter une utopie concrète. Nous y avons
appris à perdre, pour pouvoir re-naitre à nos désirs d’être. Comment avons-nous
pu attendre ce maudit virus pour vivre une proximité que même nos vacances ou
nos « lunes de miel » ne nous avaient jamais offertes ? Nous
avons dit, à l’époque, « renaitre ». Nous le disons encore maintenant,
longtemps après cette histoire.
Nous
disons, et je te dis cher lecteur, chère lectrice, "renaître" pour
attester que la possibilité d’un « Sur-vivre », comme les artistes
parlent de sur-réel, a déjà commencé. Je l'ai, tu l'as, nous l'avons
vécu.
Il
parait, m'a-t-on dit, que l’île du Confinement, qui n’ignore pas les
arrachements douloureux de toute Passion, se nomme sur d’autres cartes, plus
spirituelles celles-là, l’île de Pâques.
Une amplification de la mortalité ordinaire -
Guillaume Cuchet
On dit
beaucoup, dans les médias et parmi les observateurs qualifiés, que l’épidémie
actuelle de coronavirus délimitera dans notre histoire un « avant »
et un « après ». C’est même devenu un lieu commun de la couverture de
l’événement. J’en doute un peu pour ma part, même si l’historien, qui préfère
généralement arriver après les batailles et dont l’avenir (on le sait) n’est
pas la période de prédilection, est aussi démuni qu’un autre pour en juger.
Risquons-nous y pourtant, puisqu’on nous a posé la question.
Qu’on ait
affaire à un événement majeur, nul n’en peut douter : la moitié de la
planète est confinée, l’économie mondiale est à l’arrêt et les médias ne
parlent plus que de cela depuis plusieurs semaines. Mais cela n’implique pas
nécessairement qu’il aura des conséquences majeures, comme le 11 septembre
2001 : il pourrait n’avoir été, sauf arrangement marginal, qu’une
suspension provisoire du cours des choses. Ce qui pose la question plus
générale de savoir ce qui fait la capacité de rupture d’un événement. Deux choses a
priori : qu’il ait en lui-même une force de frappe suffisante pour
bouleverser les fondamentaux de la situation antérieure et que les
contemporains aient la volonté convergente (le point n’est pas sans importance)
d’en tirer pour l’avenir des conséquences durables. Or je ne suis pas sûr que,
sur l’un et l’autre plans, l’événement soit de nature à transformer en
profondeur la situation qui était la nôtre il y a un mois encore.
Techniquement,
il correspond au retour d’une forme de mortalité extraordinaire, laquelle avait
pratiquement disparu de notre régime démographique depuis les lendemains de la
Seconde Guerre mondiale[1]. « De la peste, de la faim et de la
guerre, libérez-nous Seigneur » disait la prière d’un long Moyen Âge, qui
s’est prolongé fort avant au XIXe et XXe siècle.
La dernière famine en Europe (irlandaise) date de 1846, la dernière épidémie
vraiment meurtrière (la grippe espagnole) de 1918-1919, la dernière guerre
vraiment sanglante de 1939-1945. La mortalité extraordinaire a donc
pratiquement disparu et, avec elle, ce stress funéraire spécifique qu’est
l’imprévisibilité de la mort à tout âge. Moyennant quoi nous avons pu
désinstaller collectivement la culture qui permettait, bon an mal an, d’y faire
face, événement qui n’est sans doute pas étranger aux phénomènes de
« sortie de la religion » enregistrés dans les pays occidentaux
depuis les années 1960 et signalés par les historiens des mentalités des années
1970 sous le nom de « nouveau tabou de la mort ».
Ce retour
de la mortalité extraordinaire est par ailleurs limité puisque, dans les
conditions de sa prise en charge actuelle, la maladie tue peu (même si ce peu
est toujours trop) et qu’elle respecte globalement l’ordre de passage des
générations face à la mort (à la différence du sida, par exemple, qui a eu,
lui, des conséquences très importantes). A la limite, il s’agit plus d’un
phénomène d’amplification de la mortalité ordinaire que d’une véritable crise
de mortalité extraordinaire, que Pierre Goubert définissait, pour le XVIIe siècle,
par un doublement de la mortalité ordinaire (là on est à plus 30 ou 40 % sur
les semaines hautes de la vague). C’est même surtout le contraste entre la
minceur de l’événement sur le plan démographique (qui ne laissera sans doute
pas de traces dans la pyramide des âges) et l’ampleur de ses conséquences,
sanitaires, économiques (surtout), sociales, psychologiques, qui est frappant.
Il témoigne surtout, je crois, du fait que nous en avons perdu l’habitude et
que nous avons développé à son endroit une forme d’hypersensibilité d’autant
plus vive qu’elle prend à rebours la conception idéale que nous nous faisons
désormais de l’existence, comme devant se terminer paisiblement vers 80 ou 90
ans dans une forêt de tubes bienfaisants (d’où, accessoirement, le principe
théorique de la réanimation pour tous).
Dans ces
conditions, sauf évolution dramatique de la situation, je ne crois pas que la
force de frappe de l’événement sera suffisante pour bouleverser les
fondamentaux de la situation antérieure. Le réflexe pénitentiel inhérent aux
grandes épidémies du passé (la faute à qui ou à quoi ?) ne revêt plus
guère de formes théologiques (« Mes frères, Dieu est en train de balayer
le monde » disait le curé d'Ars en 1832 au moment du choléra), mais il n’a
pas disparu et il prend volontiers un tour accusatoire. Chacun a tendance à
voir dans l’événement la confirmation de ses analyses antérieures (la faute à
la crise écologique, à la mondialisation libérale, aux économies mal entendues
en matière d’Etat-Providence, au prométhéisme de la condition moderne, etc.),
en dépit de son caractère « naturel » et aléatoire. Dans ces
conditions, le plus probable est que les conséquences de l’événement seront
surtout économiques (la crise qui ne va pas manquer de se produire à la sortie)
et sanitaires (une réorientation partielle de la dépense publique au profit du
système hospitalier). La prochaine fois, en somme, nos stocks de masques seront
mieux pourvus et nous serons plus rodés aux techniques du dépistage et du
confinement. Espérer plus et mieux peut paraître hasardeux, mais l’avenir n’est
pas écrit.
[1] Je
me permets de renvoyer ici à mon article « Le virus ou la mort
imprévisible que nous avions oubliée » dans Le Figaro des
11 et 12 avril 2020.
Continuité ou discontinuité pédagogique ? - Franck
Damour
« La
question est de savoir si la crise majeure que traverse le monde est une
occasion, un kairos qui, interrompant les temporalités
usuelles du temps chronos, pourrait ouvrir un temps nouveau :
son amorce peut-être ? », s’interrogeait récemment François Hartog
dans un article sur les effets de la crise du Covid-19 sur nos temporalités[1]. Cette opposition entre kairos et chronos a
d’abord été élaborée par des théologiens pour penser les effets de la Première
puis de la Seconde guerre mondiale[2]. Oscar Cullmann opposait le chronos,
ce temps cyclique des Grecs, au kairos, ces événements décisifs,
autant de « nuits » et des ruptures qui jalonnent un temps biblique
tendu entre Création et Royaume[3]. Paul Ricœur, et bien d’autres, ont montré
les limites de cette opposition largement reconstruite, tant le chronos ne
domine pas le monde grec et tant le kairos biblique se vit
selon d’autres dialectiques que celle opposant le linéaire et le cyclique[4].
Aussi l’opposition entre ceux qui pensent que la catastrophe actuelle ouvrira
radicalement un espace utopique et ceux qui appellent déjà à travailler plus
pour renouer avec la production d’avant, ressemblera sans doute plus à une
longue gradation faite d’espoirs et de remords qu’à un fossé. C’est à peu près
l’expérience vécue depuis un mois par les élèves, leurs parents et
enseignants : derrière la rhétorique officielle sur la « continuité
pédagogique », quelle est la part de la « discontinuité » ?
Comment le chronos de la continuité s’est-il entremêlé
au kairos de la discontinuité ? Et qu’est-ce que cela
nous dit de « l’école d’après » qui a immédiatement fleuri dans les
esprits ?
L’école
est un lieu d’observation d’autant plus décisif que l’expérience récente est à
fort coefficient démultiplicateur. En effet, l’injonction institutionnelle à
« la continuité pédagogique » a été assumée par les enseignants, les
parents et les élèves – tout en sachant qu’il n’y avait qu’une
« continuité » toute relative. Jamais l’école n’a connu, à une aussi
large échelle, ce qui a été vécu pendant les quatre premières semaines du
confinement. De façon excessive d’ailleurs, car bien vite les appels à
« lever le pied » ont été lancés pour préserver les uns comme les
autres d’un épuisement certain. Il n’empêche qu’un investissement exceptionnel
a été réalisé, sous le signe d’une certaine urgence, voire très vite d’une
refondation. Certes, cet effort n’a pas pu emporter tout le monde, loin de
là : trop de personnes auront été laissées sur le carreau. Dans les
sections professionnelles, dans les zones blanches, dans les quartiers ou
villes en déclassement social, dans les familles en tension, la
dématérialisation forcée laissera des dommages sans doute difficiles à
compenser. Certains élèves qui étaient en rupture auront pu renouer avec le
goût d’un investissement personnel, mais cela reste un phénomène marginal. A
n’en pas douter, une fois le chemin des écoliers rouvert, il faudra en priorité
se soucier de tous ceux qui auront décroché. Pour relever ce défi, gageons que
l’expérience d’intelligence collective et le retour aux fondements qui auront
été vécus par ailleurs sera utile. Car, malgré toutes ces limites, une
expérience de refondation démocratique de l’école comme « bien
commun » a peut-être vu le jour sous la forme d’une expérience vécue.
Trois éléments me semblent ressortir après un mois d’école à distance.
Elle a un
premier effet qui peut sembler paradoxal : désacraliser le numérique, le
profaner et le rendre à l’usage commun. En effet, depuis plusieurs années, une
querelle larvée clive bien des salles de classe entre les
« numériques » et les « anti ». Cette numérisation à
outrance n’a en rien renforcé la position des tenants du tout-numérique, des
chantres de l’école de l’intelligence où le maître serait devenu un simple assistant,
une sorte de médiateur culturel : tout le monde a pu mesurer l’importance
centrale de la relation et fonder cette relation sur une double maîtrise des
contenus et de l’expérience pédagogique. Mais nous avons aussi découvert que
les outils numériques ne sont pas rétifs à la domestication ! Ce ne sont
pas les outils qui se sont imposés aux maîtres, ni ces derniers qui ont imposé
leurs outils : les outils intégrés dans des dispositifs pédagogiques, de
façon hésitante, avec des regrets et des audaces, ont été pris dans une
négociation constante qui rassembla les élèves, les familles, les enseignants
et le savoir. C’est dans ce bricolage et cette négociation que réside la
fécondité de ce qui a été vécu. Les formations diffusées dans les trois
dernières semaines, les échanges de pratiques entre enseignants ont permis
aussi des retours d’expérience qui ont déjà transformé certaines applications.
Les outils numériques sont devenus des objets communs et un peu moins des
objets clivants.
Second
fruit, l’expérience de l’intelligence collective dans un métier où la classe
est trop souvent sanctuarisée, où la pratique collective est trop souvent vécue
comme contre-nature par des personnes dont la formation intellectuelle s’est
faite dans un dialogue solitaire avec quelques manuels. Il a fallu que les murs
de la classe et de l’établissement n’existent plus matériellement, qu’ils se
vident d’une grande part de ses habitants, pour qu’ils retrouvent leur sens et
essence : un collectif. Il a fallu que la machine se grippe pour qu’elle
se libère de l’automatisation fantasmatique qui tient lieu d’efficacité.
Car rien
de tout ceci ne fonctionne si la relation n’est pas replacée au centre du
système éducatif. Ni l’élève, ni le savoir, ni le professeur, ni les parents ne
sont au centre du système : seulement la relation entre tous ses membres
qui ensemble en font un bien commun. L’école à distance a fait ressortir en
creux que la relation est au centre de tout. Tel est le troisième fruit de
cette saisissante expérience.
D’autres
leçons sans doute seront à tirer, mais on voit que la continuité n’a été rendue
possible que par les discontinuités que le discours ministériel entend masquer.
Il faudra les cultiver contre tous ceux, les plus nombreux sans doute, qui
veulent que le business as usual reprennent ses droits,
parfois tout simplement pour pouvoir assumer la fin du mois. La dichotomie
entre fin du monde et fin du mois qui clive notre pays depuis plusieurs années
ne va pas se résorber comme par magie. Alors, simple parenthèse que nous aurons
bientôt refermée ? Ou expérience radicale qui va tout changer ?
Le kairos a besoin du chronos pour s’opposer
et exister ; les rites et institutions du chronos ne sont
qu’une itération de kairos fondateurs. La question qui se pose
à nous est celle de l’inscription de cette expérience du kairos dans
des institutions culturelles, politiques, pédagogiques qui pourront la
transmettre. Pour cela, il faudra sans doute ne pas laisser le kairos être
transformé en slogan, en ces temps d’habileté rhétorique, si l’on veut que ce
qui a été vécu demeure un bien commun[5].
[1] François
Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du
Covid-19 », AOC media, Analyse Opinion Critique, 1er avril
2002.
[2] De
Karl Barth à Rudolf Bultmann, en passant par Martin Buber et Abraham Heschel.
[3] Oscar
Cullmann, Christ et le temps, Neuchâtel/Paris, Delachaux et
Niestlé, 1947.
[5] https://blogs.mediapart.fr/marc-bablet/blog/020420/ne-laissons-pas-le-pouvoir-voler-le-recit-de-l-ecole-au-temps-du-confinement
Vers un monde (presque) sans prison ? - Denis Salas
« Vidons
les prisons ! » fut un mot d’ordre lancé sur les réseaux sociaux (le
hashtag #ReleaseThemNow) au début de l’état d’urgence sanitaire. Malgré
l’ampleur inédite de la pandémie actuelle, cette question a souvent été posée
dans le passé. La peur de la contamination traverse toute l’histoire de la
prison républicaine. Après de longs débats, la IIIème République opta pour le
modèle cellulaire contre les vastes cellules collectives, source de contagion
physique et morale. Sauf que cet objectif louable ne sera jamais atteint. Dans
un débat public envahi par l’inquiétude et l’insécurité, la surpopulation
carcérale n’a cessé de progresser. Au point d’atteindre un pic avant la crise
sanitaire que nous vivons (prés de 71.000 détenus pour 60.000 places et 1600
matelas au sol) et de rendre illusoires les mérites de la cellule individuelle
sans cesse invoqués depuis lors.
Il n’est
pas étonnant que face à l’avancée du Covid-19, la première réaction fut
d’imposer aux détenus un surcroit de discipline collective (promenade confinée,
suppression des parloirs…) ce qui a entrainé les premières mutineries. Comment
supporter un isolement aussi punitif pour une population pénale dont on connaît
le taux élevé de suicides et de troubles mentaux ? Assez vite, une politique
hygiéniste s’est imposée : faire baisser la densité carcérale, demander
aux tribunaux d’éviter les courtes peines et placer en libération anticipée les
détenus en fin de peine. Ce qui revient à admettre, au fond, que la prison est
dangereuse et la liberté salutaire. L’épidémie bouleverse ainsi notre aversion
au risque qui n’est plus incarné par la délinquance mais par un virus. En
sorte que presque 10 000 détenus ont été libérés même s’il faudrait aller plus
loin. Cette politique de prévention efficace - à ce jour, on compte
un détenu décédé en France - nous rapproche de l’Italie mais nullement des
Etats-Unis et sans doute de la Chine, faute de chiffres fiables.
Voilà
pourquoi la comparaison souvent faite avec la dernière guerre n’a guère de sens
de ce point de vue. A aucun moment le régime de Vichy n’a relâché sa poigne
répressive. Entre 1941 et 1942, les prisons ont été des foyers d’infection. A
Riom, on compte 120 morts au premier trimestre 1941, 182 à Poissy l’année
suivante…On évalue à 20% le taux de mortalité carcérale en 1941 et 1942.
Beaucoup plus dans les derniers bagnes où « l’abandon à la mort » fut
pratiqué au point que Robert Badinter évoque un crime contre l’humanité. C’est
lorsque les villes furent menacées par une épidémie d’origine carcérale qu’on a
accepté l’intervention de la Croix Rouge avant que la fureur punitive ne
devienne dévastatrice à la fin de la guerre.
Or, voilà
que nous enjambons cette période sombre pour renouer avec une promesse faite il
y a plus d’un siècle : l’encellulement individuel proclamé en 1875 et
réaffirmé en vain depuis lors. Pourtant cet objectif ne convainc guère. La
prison cellulaire – le précédent de la guerre le montre - ne nous prémunit
guère à elle seule des épidémies d’aujourd’hui et de demain. On peut même dire
qu’elle condense toutes les contagions carcérales dans l’histoire pénitentiaire
- maladie, récidive, mutineries… Combien de temps ce discours réformiste sur la
prison masquera-t-il son échec ? Sans doute faudra-t-il que la politique
réductionniste actuelle ne soit pas un feu de paille. Ni un choix de gestion de
flux imposé par l’état d’urgence sanitaire. Ni une criminologie de guerre
valable seulement en période exceptionnelle. Au contraire, une fois le
confinement levé, nous devrions maintenir l’idée que la détention est
l’exception et la liberté la règle en pensant à ce moment où plusieurs milliers
de détenus ont été libéré sans mettre en danger notre sécurité. Il ne tient
qu’à nous de transformer un paradoxe né d’une circonstance exceptionnelle
en un rappel d’un droit fondamental.
Car si
l’incarcération est la réponse momentanée à une réprobation collective, cette
finalité n’est que le premier temps de la peine. Au-delà, il y a le sens que
nous lui donnons dans la durée. Sans cela, la cellule ne serait qu’un mur
perpétuel. Si les murs tombent, les portes de la liberté s’ouvrent. Un travail
modeste est un premier pas. Un hébergement, souvent dû à des liens d’amitiés,
un second. Une compagne ou une famille devient un bonheur inespéré. Une vie de
couple ou une foi religieuse permettent de renouer avec une vie vivante.
Démarche qui n’est pas simple et demande d’être préparée et soutenue. Ce que
font actuellement, même si nul n’en parle, les acteurs de la probation. Car si
la peine est une souffrance, la réinsertion est une épreuve.
Dans
son Journal de Prison mis en accès libre par la revue Esprit,
Emmanuel Mounier raconte sa détention entre janvier et février 1942 marquée par
une éprouvante grève de la faim. Il mesure pour la première fois sur les
visages de ses codétenus la vacuité du temps incarcéré. Il dédie sa volonté de
« vaincre à corps perdu » à un peuple persécuté sans être certain que
ce combat change cette immense indifférence à ces « malades
sociaux », signe cruel de notre échec. « Jeûner treize jours,
écrit-il, le 6 juillet 1942, sans d’autres tourments que celui d’un acte qui,
en durant, bouscule les jardins taillés de la conscience. » A notre
tour, nourri par notre propre expérience quotidienne de la claustration,
saurons-nous porter un regard moins uniformément carcéral sur la peine ?
Et bousculer la frontière épaisse qui nous sépare de cet « autre »
que l’on châtie faute d’y voir un « semblable » qu’il faut
réintégrer.
Eloge de toutes les attentions - François Ernenwein
« Prenez
soin de vous ». Cette injonction répétée en boucle depuis le début de la
pandémie, sorte de mantra destiné à signifier son attention à ceux que l’on
croise. En vari ou en virtuel.
Ces
marques répétées de sollicitude, pendant ces temps troublés, forment une sorte
d’écume chaleureuse sur nos liens quotidiens, elle marque une civilité
renouvelée quand l’inquiétude et l’incertitude l’emportent.
Cette
traversée de la maladie ou du confinement a pourtant d’abord été rendue
possible ou moins pénible, par l’engagement professionnel, bienveillant ou
bénévole de millions d’individus.
La crise
a récréé des liens qui n’avaient pas disparu, mais qui s’étaient étiolés et
souffraient d’une forte dévalorisation quand dominait la culture de la « gagne
» et des « premiers de cordée ».
La crise
sanitaire a mis au jour des dépendances et les vulnérabilités oubliées par
aveuglement ou indifférence. Elle a agi comme un puissant révélateur de ce qui
est essentiel à nos vies. Elle a réhabilité les actes et les acteurs de
la sollicitude, à l’hôpital, dans les EHPAD, mais aussi dans des services
divers (caissières, éboueurs, cantonniers, livreurs et chauffeurs
manutentionnaires des entrepôts) jusqu’ici formidablement dévalorisés. Elle a
aussi engendré de nouvelles solidarités de voisinage, des marques inhabituelles
de proximité en ces temps d’éloignement sanitaire.
Comme
Atlas, tous ces engagements et tous ces risques souvent pris, ont porté le pays
à bout de bras quand la mort rodait, que tout semblait s’étioler.
L’attention aux vulnérabilités, aux fragilités humaines, ce retour de la
philosophie du Care, critiquée - à droite et à gauche - pour sa
pente bienveillante ou trop bisounours, a démontré sa pertinence en temps de
crise.
Là, comme
ailleurs, il faudra en tirer des conséquences sociétales, sociales et
politiques. Des pistes se dessinent, des formes d’attentions nouvelles aux
hommes, aux femmes et à la planète vont s’imposer. L’intérêt général et son
principal garant, l’Etat, seront réhabilités. Les axes mêmes de notre développement
devront, eux-mêmes, être repensés. C’est devenu une évidence. Mais pas encore
parfaitement partagée.
Des
métiers jugés mineurs, voire méprisés hier, et mal rémunérés se sont montrés
aujourd’hui, parfaitement indispensables au maintien du tissu social. Pas
seulement dans le champ de la santé et pas seulement les médecins, mais toutes
ces personnes comme les aides à domicile, les aides-soignants des hôpitaux ou
des EHPAD. Par ailleurs, les protections sociales en cours d’élaboration
couvriront - et c’est très bien- ceux qui disposent déjà d’un statut
: agent publics fonctionnaires, salariés du privé sous contrat.
Mais des
entreprises commencent à vouloir se séparer de leurs CDD. Les personnes en
situation de précarité salariale ou sociale ont, d’ores et déjà, été
profondément frappées par le confinement et le seront encore plus demain. Ces
catégories – livreurs et beaucoup de tous services en auto- entrepreneuriat -
sont poussées par la fragilité de leur statut à prendre le plus de risques
puisqu’elles sont quasi-contraintes à poursuivre leur activité.
A l’issue
de la crise, les hiérarchies sociales et de revenus devront absolument être
chamboulées. Ces personnes précaires se sont montrées indispensables à la
régulation sociale. Ce sont ces « invisibles » qui ont permis que notre vie
quotidienne n’ait pas été totalement invivable pendant le confinement. Faut-il
encore ajouter des dérégulations du droit de travail comme c’est le cas dans le
plan d’urgence sanitaire…l Les mieux protégés ne devraient pas l’oublier
aujourd’hui et continuer à y penser sérieusement demain : la crise sanitaire a,
malgré ses apparences égalitaires, encore creusé les inégalités de vie et de
destin.
Merveille et misère de la science face à l’épidémie -
Hervé Le Bras
L’épidémie
met en pleine lumière les progrès remarquables de la microbiologie. On connait
la forme exacte du coronavirus, son code génétique, les formules chimiques des
protéines qu’il est capable de synthétiser, le rôle de la majorité d’entre
elles dans la destruction de la cellule hôte, dans le camouflage du virus, dans
sa reproduction en milliers d’exemplaires. On entrevoit ainsi les possibilités
d’enrayer son expansion en ciblant telle ou telle des protéines qu’il produit,
en accélérant par exemple la raréfaction de la cytosine qui est l’un de ses
points faibles.
En
regard, la connaissance épidémiologique, statistique, sociale, anthropologique
de l’épidémie parait bien limitée. Après trois mois d’augmentation de la
contagion et près de 15 000 décès, l’INSERM est tout juste capable
d’estimer le nombre de personnes contaminées en France entre 1 % et 6 % de la
population, donc entre 650 000 personnes et 4 millions. Personne ne sait
exactement combien de temps le virus survit dans les aérosols ni quelle est la
taille minimale des gouttelettes à l’intérieur desquelles il peut se répandre.
Personne n’est capable d’expliquer la plus ou moins rapide progression de
l’épidémie et sa stabilisation dans les départements français, les régions
italiennes, espagnoles, les États américains. En trois jours, l’estimation du
nombre total de morts que causerait l’épidémie est passée aux États Unis de 100 000
à 80 000 puis 60 000.
Ce genre
de connaissances serait-il plus difficile à atteindre que le code génétique du
virus et son mode d’action sur les cellules ? Cela parait peu
vraisemblable. Ainsi, une simple enquête par sondage sur un millier de personnes
permettrait de déterminer avec une sécurité de 95 % la proportion de personnes
porteuses du virus à +/- 0,7 % (quand elle est inférieure à 10%). Ce ne serait
pas une enquête par internet ou par téléphone telle que la pratiquent les
instituts de sondage, mais une vraie enquête à l’ancienne où les mille
personnes seraient tirées au sort parmi toute la population, puis soumises au
test. Le coût serait plus élevé que les enquêtes habituelles, mais resterait
très raisonnable, de l’ordre de 50 000 euros maximum. Les personnes
sondées auraient l’obligation de se soumettre au test tout comme on a
l’obligation de répondre au questionnaire du recensement. Le niveau de la
contagion variant sans doute beaucoup d’une région à l’autre, puisque à la date
du 13 avril, on a compté 600 morts dans le Haut Rhin et un seul en Ariège,
plusieurs enquêtes régionales pourraient être effectuées. Le seul à avoir parlé
de cette possibilité est William Dab, un ancien directeur de la santé en
France.
Une telle
enquête apprendrait aussi quels sont les âges les plus touchés, les
professions, les catégories sociales, les niveaux d’éducation. Des questions
pourraient être ajoutées sur les déplacements effectués, sur le type de
logement, etc. Je prends cet exemple car il est proche de ma pratique, mais on
peut aussi envisager des recherches sur les aérosols, sur l’efficacité des
masques, sur les distances dites sociales. Il y a là un champ immense
certainement moins coûteux que la microbiologie, moins spectaculaires aussi.
Pourquoi
ce désintérêt pour de telles recherches ? Les Français fondent leur
connaissance et leur comportement de plus en plus sur le ressenti et de moins
en moins sur les faits, surtout lorsqu’ils sont de nature statistique. Certains
« penseurs » dénoncent même la « tyrannie des nombres ». On
peut remettre en cause certaines normes numériques, par exemple les seuils de
tolérance aux étrangers ou le nombre de procès verbaux qu’un policier doit
dresser chaque mois, mais la plupart des statistiques ne consistent pas en normes.
Elles décrivent des faits qui ne sont pas accessibles à la perception
individuelle. Qui est capable d’indiquer la proportion d’immigrés qui ont la
nationalité française, ou la différence de revenu disponible entre un retraité
et un actif ?
La
configuration actuelle est l’inverse de celle qui prévalait au milieu du
XVIIème siècle. À cette époque où les épidémies faisaient rage, la peste
revenant près de tous les dix ans, les connaissances microbiologiques étaient
quasiment nulles. Les explications de la contagion allaient de la punition
divine à l’influence de l’air et des miasmes. Au contraire, l’explication
sociale par les statistiques et l’observation des faits a pris son envol à ce
moment-là. Ainsi de la connaissance de la mortalité. Le terme signifiait alors
l’augmentation subite des décès causée par une épidémie. On pensait
généralement que les décès avaient deux autres causes, les accidents qui
étaient nombreux, et l’âge, non pas celui que nous mesurons, mais les âges
climactériques, ceux divisibles par sept et par neuf et, encore plus dangereux,
les grands climactériques, 49, 63 et 81 ans, produits de 7 et de 9.
En
rassemblant les bulletins de décès des paroisses de Londres, William Petty et
John Graunt ont remis en cause ces croyances, avec la construction de la
première table de mortalité par âge jamais publiée au monde, dans leur
ouvrage, Natural and political observations, paru en 1661. Vingt
ans plus tard, dans les Philosophical transactions, Edmund Halley a
ruiné la théorie des âges climactériques et montré la grande variation des
risques de mortalité selon l’âge. Dès lors, les progrès de la connaissance des
épidémies et de la mortalité ont été continus et le succès de la lutte contre
elles a suivi. William Petty, qui avait été l’assistant de Hobbes, lui-même
assistant de Francis Bacon, était un natural philosopher comme
on les nommait. Il avait été l’un des douze fondateurs de la Royal
Society, la première académie moderne des sciences. Lui et ses compagnons
croyaient aux vertus de l’expérimentation, de l’appareillage, du calcul, de la
statistique. Son proche ami Robert Boyle, membre aussi de la Royal
Society est crédité de l’invention du laboratoire moderne et de
l’expérimentation scientifique avec sa pompe à air destinée à étudier le vide.
Ce qu’on nomme en France la loi de Mariotte est appelée partout ailleurs loi de
Boyle car il l’a établie avec sa pompe.
La
confiance dans l’expérimentation, dans l’établissement des faits, dans la
puissance des nombres et des calculs ont permis ces progrès décisifs. Force est
de constater qu’ils sont remis en cause ces temps-ci, non pas à l’échelle
microscopique, mais à notre échelle, celle des études statistiques et
comportementales.
Sur les
débuts des statistiques et de l’expérimentation : H . Le
Bras : Naissance de la mortalité, Gallimard, 2000 ; S.
Shapin, S. Schaffer : Leviathan and the air pump, Princeton
University Press, 1985.
Privatiser
la santé, c’est lui donner un coût qui, inévitablement, sera trop élevé pour
les plus modestes d’entre nous. C’est nier aux plus pauvres le droit de vivre
en bonne santé et faire courir à tous un risque que la
pandémie révèle au grand jour : celui d’être tous contaminés, riches et
pauvres. Le coronavirus met donc en évidence une vérité simple : aucune société
humaine ne peut endiguer une telle pandémie (et ce n’est pas la dernière) sans
un système sanitaire public puissant. Mais ce “retour” nécessaire de l’Etat
s’accompagne d’un choix décisif qu’ont à faire nos sociétés. Les techniques de
surveillance destinées à traquer le virus ouvrent en effet la voie à une
radicalisation de l’embrigadement policier des citoyens. Massivement utilisés
en Chine, les caméras de surveillance reliées à des algorithmes
d’identification des visages, les applications sur nos téléphones portables
connectés, les bracelets capables d’enregistrer notre pouls en permanence sont
autant de gadgets technologiques efficaces, certes, pour identifier les
porteurs et les mettre en quarantaine. Mais ils le sont tout autant pour
contrôler une population. Le million de Ouïgours qui croupissent aujourd’hui
dans les camps de rééducation du Xinjang en savent quelque chose. Or l’histoire
est remplie de mesures adoptées dans l’urgence qui n’ont jamais été abolies,
même une fois le danger disparu. La dernière en date, ce sont les mesures
d’urgence adoptées par le gouvernement Hollande face à la menace terroriste, et
inscrites dans le droit commun par le gouvernement Macron[1].
Si les
mesures prises pour faire face à la crise sanitaire devaient servir d’alibi à
un renforcement de l’arsenal policier de nos régimes réputés démocratiques,
alors cette crise donnerait raison au philosophe vénitien Giorgio Agamben.
L’une de ses affirmations fortes est en effet[2] que le pouvoir se manifeste à
travers l’exercice d’un droit d’exception par lequel le souverain dispose de la
vie humaine. Plus précisément, par la décision, réservée au souverain, de
bannir un individu hors de la vie de la Cité. Le réduire à une “vie nue”,
reconduite à sa plus simple expression biologique. C’était le cas, notamment,
dans le droit romain archaïque : l’homo sacer était cet homme privé
de tout droit par décision souveraine, indigne d’être sacrifié pour les dieux
mais que chacun pouvait tuer sans commettre d’homicide. Une vie vouée à la mort
en toute impunité.
Cette
thèse conjugue l’héritage de Michel Foucault et de Carl Schmitt. De Foucault,
Agamben a retenu que, depuis le 18ème siècle, le pouvoir politique en Occident
se préoccupe avant tout de biopolitique et s’adresse « à la multiplicité des
hommes comme masse globale affectée de processus d’ensemble qui sont propres à
la vie[3]», parmi lesquels les épidémies
jouent un rôle décisif. Du juriste allemand Carl Schmitt, Agamben pense
avoir appris que la souveraineté se définit par le régime d’exception
grâce auquel le souverain peut s’extraire du cours normal du droit, décréter un
état d’urgence éventuellement perpétuel, comme en France, s’arroger les pleins
pouvoirs comme en Hongrie, ou prolonger ad nauseam sa
dictature, comme en Russie. Ce qui est neuf, selon Agamben, c’est que cette
violence s’exerce désormais au nom d’une politique réduite à une économie
gestionnaire.
Jamais,
peut-être, la thèse d’Agamben n’a parue aussi vraie : 1) désormais, le pouvoir
souverain semble disposer de nous en nous contraignant à un confinement qui
prive beaucoup d’entre nous des relations sociales élémentaires qui donnent
forme à nos vies et sens à nos corps ; 2) pour des motifs d’économie
budgétaire, il livre à la nudité d’une vie vouée à la mort en toute impunité
ceux d’entre nous qui sont fauchés par le virus faute d’un système sanitaire
public en mesure de remplir sa fonction. Cette économie-là “tue”[4]. Or il faut le rappeler : la
pandémie était prévisible et le confinement aurait pu être évité. La Corée du
Sud, Taïwan, Singapour et le Vietnam y ont échappé grâce à une politique de
dépistage systématique que l’Allemagne a eu l’intelligence d’imiter en partie.
Déjà
Caïphe expliquait : “Il est de votre intérêt qu’un seul homme meurt pour le
peuple et que la nation ne périsse pas tout entière” (Jn 11, 50). Un calcul qui
préfigure les arguments de ceux qui, aujourd’hui, soupèsent le nombre de nos
morts en face du nombre de points de PIB perdus par mois de
confinement.
Il est
pourtant possible de donner tort à Agamben : en investissant dans notre
hôpital public et en reconstruisant la confiance des citoyens envers les autorités
publiques et la communauté scientifique. Une population éduquée, informée de
manière transparente par un gouvernement qui collabore honnêtement avec la
communauté médicale est mille fois plus efficace pour enrayer une pandémie que
tous les drones du monde. Le simple geste de se laver les mains avec du savon a
sauvé des centaines de millions de vies depuis le 19ème siècle.
Et une telle population est aussi capable d’animer une délibération
démocratique. Mais Caïphe préfère l’hystérie des foules qui finissent par crier
: “nous n’avons pas d’autre roi que César !” (Jn 19,16).
[1] François Surreau, Sans la liberté,
Gallimard, coll. « Tracts » n° 8, 2019.
[2] G. Agamben, Homo sacer, Le
pouvoir souverain et la vie nue, trad. M. Raiola, Seuil, 1997,
[3] M. FoucaultIl faut défendre la société,
Cours au Collège de France, 1975-76, Hautes études, Gallimard/Seuil, p. 216.
« Nous
ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois ». C’est
le titre que Mediapart donne à l’interview d’un historien de la Grande Guerre.
L’historien analyse la crise que nous traversons en la comparant au premier
conflit mondial. Je propose de rester vigilant face à la rhétorique du
« monde d’hier ». Je ne crois pas à la pertinence de l’énoncé « rien
ne sera plus comme avant » et je crains ses effets de manche. Il empêche
de prendre la mesure de ce qui, au contraire, persiste et s’amplifie à la
faveur de la crise : notre facilité à consentir à la privation de nos
libertés, qui a une longue histoire.
Il est
bien évident que notre expérience collective du monde ne sera pas la même. Elle
change à chaque crise qui marque la conscience et la mémoire communes. Mais il
s’agit de nommer convenablement ce qui nous arrive. Selon certains, nous aurions
mis à bas un tabou majeur en acceptant collectivement que les malades en EHPAD
ne soient pas accompagnés vers la mort pour éviter les contagions. On a observé
le même type de recommandation sanitaire au plus fort de l’épidémie de
sida. On voudrait encore que les peuples occidentaux prissent soudain
conscience de la précarité de l’existence. Il n’a pas fallu le Covid19 pour que
nous nous découvrions mortels.
L’épidémie
révèle en revanche un postulat incontesté : chaque vie humaine vaut d’être
sauvée au prix de la viabilité des acteurs économiques. Le Covid19 révèle la
valeur mais aussi le prix de l’humanisme.
Dans
notre pays, aucun parti politique ne s’est opposé au confinement. Les pays
libéraux d’abord réticents y ont finalement consenti. L’épidémie met à nu les
besoins fondamentaux de nos sociétés. Elle met en valeur tous les personnels de
santé, et pas seulement les médecins et les spécialistes. Les parents auront
pris la mesure de l’importance de l’éducation scolaire, de la difficulté du
métier d’enseignant, de l’importance d’une formation de qualité pour eux. On
peut espérer que nous aurons compris que les budgets de la santé et de
l’éducation doivent être protégés et soutenus.
Mais la
crise révèle aussi que l’humanisme a un prix considérable. Le Président de la
République a fait des promesses et affirmé que l’Etat y subviendrait. Il
applaudit aujourd’hui les soignants. Soutiendrons-nous avec la même chaleur
tous ceux qui mettront la clé sous la porte ou se trouvent dès à présent dans
une situation financière impossible ? La formule de Foucault qualifiant la
gouvernance contemporaine, « faire vivre et laisser mourir », est
plus que jamais d’actualité. Faire vivre signifie aussi laisser dépérir nombre
de salariés, de professions libérales, d’acteurs économiques fragiles qui ne
passeront pas le cap. Les débats politiques qui suivront le déconfinement ne
manqueront pas de l’interroger, peut-être pour le pire.
Par
ailleurs, les besoins fondamentaux sont toujours en tension avec les droits de
l’homme. L’expérience montre que nous sommes capables de nous
habituer à tout pour que nos besoins vitaux soient satisfaits, moins pour que
nos droits soient respectés. Nous nous sommes habitués à l’état d’urgence, à
l’omniprésence de la police, aux opérations armées, aux morts militaires. Nous
nous habituerons sûrement aux alertes sanitaires qui nécessiteront une
surveillance et une police qu’alimenteront les dénonciations et les plaintes.
Il s’agira de développer une vigilance citoyenne particulière, car nous n’aurons
pas les mêmes moyens de protéger nos libertés si nous sommes suspects de mettre
alors en question le bien-fondé de dispositifs qui visent à protéger la vie. Il
n’est pas étonnant que certains pays aient profité de cette crise pour remettre
en question les fondements de l’Etat de droit.
Le monde
n’est jamais comme avant et nous l’éprouvons particulièrement dans ce temps de
confinement. C’est aujourd’hui que nous souffrons de ce que nous n’avons plus,
et que nous en jouissons à des degrés qui révèlent les fractures sociales. Le
confinement nous rappelle la possible violence du foyer et de la famille, et la
nécessité des espaces publics. Il témoigne aussi d’une capacité collective à
l’autodérision et au jeu qui vaut toutes les utopies sociales. Le confinement
peut nous permettre de contempler l’encagement de nos imaginations, de nos
désirs, de nos libertés, et d’inventer, à la faveur d’un rythme et d’une
temporalité neuves, des lignes de fuite.
La
pandémie actuelle de Covid19 illustre à la fois la fragilité de nos systèmes de
production et la logique d'interdépendance dans laquelle s’est construite notre
économie mondialisée.
Jusqu'à
janvier dernier, seuls de rares spécialistes des entreprises pharmaceutiques ou
de la sécurité du médicament se préoccupaient du fait qu'une grande partie de
l'approvisionnement mondial en antibiotiques dépende de quelques usines situées
en Mongolie intérieure. Cette localisation était cohérente avec des théories
économiques bien établies, consistant à optimiser les flux et à rechercher les
biens les plus rentables, sans se soucier ni de leur origine géographique, ni
des facteurs politiques et humains pouvant fragiliser leurs modes
d’approvisionnement.
A l’heure
où une partie de l’économie se relocalise par la force des choses, nous
apprécions les circuits courts, les fruits et légumes frais produits localement
et ces entreprises françaises qui mettent à disposition leurs ateliers et leur
savoir-faire pour fabriquer des masques. La solution n’est-elle pas tout
simplement de relocaliser l’économie ? Au moins pour certains secteurs
stratégiques comme l’alimentation, la santé, les supports d’information et de
communication.
Ce n’est
pas si simple. Nous limitons les effets de la crise en échangeant entre pays
des informations, des ressources et des capacités. Amartya Sen l’a déjà
démontré pour les famines[1]. Les coopérations internationales en
matière de santé illustrent bien ce que nous avons à gagner à coopérer. La
crise économique, qui s’annonce dans l’ensemble des pays, et qui sera accentuée
dans certains pays du Sud totalement dépendants du commerce international,
montre aussi ce que nous avons à perdre si nous n’y parvenons pas. Grâce à la
responsabilité collective qu’elle impose, aux solidarités qu’elle entraine, à
la complémentarité du corps social qu’elle rend sensible, la crise
actuelle incite plutôt à maintenir un monde commun dans lesquels les accords
multilatéraux, le commerce international et les échanges resteront possible.
Si nous
avons pu optimiser nos chaînes de production mondiales, sans être assez
vigilants quant aux effets collatéraux sur les écosystèmes naturels ou sur la
résilience sanitaire de nos sociétés, c’est sans doute parce que
certaines décisions économiques restent guidées par des principes d’un autre
âge : au début du 19ème, les ressources naturelles semblaient si
infinies qu’elles n’étaient pas intégrées aux réflexions économiques[2], de
nouvelles terres venaient d’être découvertes, et personne n’aurait imaginé
qu’un virus puisse mettre un jour à l’arrêt le commerce international alors en
plein essor. Les questions des limites planétaires, du changement climatique et
de la croissance des inégalités ne se posaient pas non plus avec la même acuité
qu’aujourd’hui. Puisse la crise être l’occasion d’actualiser ces
principes à l’aune de la réalité : une planète aux ressources finies, dont
il faut partager l’usage entre tous, en limitant le recours aux énergies
carbonées.
L’économie
circulaire, minimisant les flux de matière nets et favorisant les circuits
courts, est-elle une utopie réaliste pour l’économie d’après ? Appliquée à
des domaines aussi divers que l’architecture, la chimie, l’agriculture, ou
l’écologie industrielle, elle pourrait être une bonne source d’inspiration. L’une
des conditions de la résilience d’un écosystème, autrement dit de sa capacité à
se reconstituer après une importante perturbation, est aussi sa diversité. En
biologie, il s’agit de la diversité en termes d'espèces ou génétique au sein
d’une même espèce. On peut imaginer que la résilience de nos modèles
économiques sera facilitée par la diversité de leurs sources, géographiques,
culturelles, sociales et par notre capacité à partager ce qui fonctionne bien.
Internaliser les flux tout au long des chaines de production circulaires est
l’un horizon à viser à l’échelle globale. D’autant que les entreprises qui
mettent en œuvre ces principes circulaires le font à travers des coopérations
multi-acteurs : en créant des communautés de consommateurs qui partagent leurs
pratiques, des partenariats industriels autour du ré-emploi des ressources, des
réseaux de distribution commun, ces entreprises contribuent à réduire
nos impacts nets sur l’environnement, et ce sans pour autant
nécessairement dégrader notre qualité de vie.
En
limitant notre mobilité, nos rythmes de vie et nos consommations, le
confinement nous permet aussi d’expérimenter une forme de décroissance.
Certains d’entre nous ont modifié leur rapport aux objets et mis en œuvre de
nouvelles capacités : faire circuler les livres ou les jeux de société entre
voisins, transformer ses vieux draps en sur-blouse pour les soignants ou en
masques, réparer des objets cassés ou les mettre à disposition des enfants pour
bricoler, telles sont les pratiques circulaires de ces dernières semaines.
Hartmut Rosa expliquait que seul un rapport personnel aux objets nous
permettait d’entrer en résonance avec eux[3]. Un tel rapport nait lorsqu’on contribue à
les fabriquer, à les entretenir, à les partager avec d’autres. Puisse
cette période nous rendre davantage sensibles aux objets qui nous entourent et
à notre milieu en général, pour être capables d’entrer en résonnance et de
reprendre pied sur terre et dans nos vies.
[1] Amartya
Sen, Poverty and famine. An Essay on Entitlement and Deprivation,
Oxford: Clarendon Press, 1982. Dans le cas du Bengale en 1943, Amartya Sen a
montré comment au-delà de la pénurie alimentaire, l’absence d’information
fiable sur les denrées disponibles et la suspension par le gouvernement britannique
du commerce du riz et des céréales entre les différentes provinces indiennes
avaient aggravée la crise.
[2] Jean
Baptiste Say, Traité d’économie politique, 1804 : « Les
ressources naturelles sont infinies et inépuisables, car sans cette propriété,
nous ne pourrions les obtenir gratuitement. Comme elles ne peuvent être ni
multipliées, ni renouvelées, ni épuisées, elles ne sont pas un enjeu
économique »
[3] Hartmut
Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité
tardive. Découverte (La), 2012
Avec la
menace pandémique, nos peurs se succèdent et ne se ressemblent pas. Passé le
pic épidémique, nous nous surprenons à désirer… être contaminés pour être enfin
immunisés ! Ainsi le 2 avril, la cabinet Presans organisait
un webinar sur le thème « devons-nous nous exposer délibérément au
coronavirus ? » Car suspendre la vie pour rester vivant a bien
quelque chose d’aberrant, d’intenable sur la durée… Nous commençons à comprendre
qu’il faut négocier avec le virus, dans une gestion du risque subtile et
adaptative. Rien à voir avec une guerre, car « les virus ne sont pas des
ennemis en tant que tels », explique la virologue allemande Karin Mölling.
L’auteur du livre Viruses, more Friends than Foes (Virus,
davantage amis qu’ennemis ; éd. World Scientific) rappelle que nos
systèmes immunitaires se forgent au fur et à mesure des rencontres d’intrus qui
tentent d’envahir nos organismes. Ainsi les expositions sont comme des apprentissages.
Pasteur fut le premier à saisir le principe de la vaccination, en cherchant la
dose minimale de charge virale pour déclencher la fabrique des anticorps sans
menace pour le patient. Plus fondamentalement encore, la biologie actuelle nous
raconte que notre génome est un « cimetière de rétrovirus fossiles »,
fruit d’une coévolution longue et permanente avec les virus, véritable machine
de l’évolution. Ces êtres non autonomes, réduits à une « cassette
génétique » sont des envahisseurs qui fichent leur information dans l’ADN
de leurs hôtes. Ce faisant, ils détournent la machinerie cellulaire pour se
multiplier ou bien rendent de nouveaux services… En inventant tous les
scénarii, depuis le parasitisme, le mutualisme ou le simple opportunisme, les
virus sont des fabriques à diversité. Des alliés en somme…
Pourquoi
évoquer cette complexité biologique, alors que nous sommes calfeutrés dans nos
maisons, tous « assignés à résidence » pour nous protéger. Parce
qu’il ne faut pas se tromper : l’histoire nous enseigne que la seule
protection est celle de l’immunité. Celle que l’on acquiert par une exposition
(maîtrisée quand on dispose de vaccins). Ainsi, le paradoxe est devant nous…
Nous ne pouvons nous soustraire au langage organique. Impossible d’acquérir la
réaction corporelle protectrice sans le contact avec l’intrus.
Quels
sont nos atouts ? Nous ne sommes plus au Moyen-Age et nous disposons d’un
portrait-robot de ce SARS-CoV-2, de capacités diagnostiques et sérologiques.
Par chance, ce coronavirus épargne les jeunes, contrairement au H2N2 de la
grippe asiatique qui fit 100 000 morts en France en 1957-1958. Le bémol
vient de chercheurs chinois qui constatent une faible production d’anticorps
neutralisants (IgG) chez 175 malades hospitalisés à Shanghaï. Si le taux de
létalité varie de 3% à 8%, le point clé de la défense réside dans
l’organisation du dépistage et des soins !
Alors,
nous pouvons négocier des « prises de risques raisonnées », si nous
organisons la capacité de dépister la présence du virus et de caractériser le
statut immunitaire de chacun, tout en protégeant les plus vulnérables d’entre
nous. Toutefois, malgré nos moyens techno-scientifiques, nous ne pouvons
aucunement prétendre maîtriser le phénomène épidémique. Le philosophe Hartmut
Rosa décrit combien nous sommes désemparés face à ce virus. « Nos systèmes
ne peuvent pas le contrôler et nous ne le voyons même pas ; nos sens sont
incapables de signaler le danger (…) Cette peur est un monstrueusement
incontrôlable. Le coronavirus est la manifestation du pire cauchemar de la
modernité : le monde qui se rend indisponible » (« Le miracle et
le monstre. Un regard sociologique sur le coronavirus », AOC,
2 avril 2020).
L’apprentissage
immunitaire revêt une dimension métaphorique, chère à Thomas Pradeu (L’identité,
la part de l’autre, avec Edgardo D. Carosella, Odile Jacob, 2010).
En effet
ce langage biochimique permet d’incruster une trace de l’autre en soi.
Rappelons ici que la racine étymologique de l’immunité est le munus :
le service, l’offrande, le bienfait. Aussi peut-on s’interroger sur nos
« porosités » aptes à nous transformer, à l’heure du confinement
généralisé ?
Certes,
la pandémie exhibe notre vulnérabilité commune. Elle a soumis le monde
économique à l’impératif sanitaire. Cette expérience de fragilité fait
ressentir notre communauté de destin. « L’homme n’est pleinement homme
qu’à la mesure de son défaut d’être », souligne
Jean Lauxerois (La beauté des mortels, Desclée de Brouwer, 2011). Ce
manque originaire apparait comme constitutif que toute communauté, selon Robert
Esposito, à la suite de philosophes du XXe siècle comme Georges Bataille ou
Hannah Arendt. Il appelle à l’hybridation, à l’altérité (voire à l’altération,
principe même de l’immunité).
Reste à
savoir si nous sommes capables de nous confronter à l’inconnu, l’imprévisible,
l’indéterminé… pour nous prémunir contre « la civilisation de la
panique », questionne Peter Sloterdijk, autre philosophe allemand qui
dénonce l’«âge de la sur-réaction. La question à se poser est au fond de savoir
de quelle dose de catastrophe l’homme a besoin pour enfin réagir » (Anne-Sophie
Moreau, « Le coronavirus aura-t-il raison de notre modernité
? » Philonomist, 5 mars 2020). L’auteur de la trilogie des
Sphères a longuement étudié les processus de protection personnelle et sociale.
Dans le cadre du Collegium international - constitué notamment par Michel
Rocard et Stéphane Hessel - il promeut l’avènement « d’un système de solidarité
global suffisamment fort pour servir de système immunitaire au Tout dépourvu de
défense – que nous nommons nature, Terre, atmosphère, biosphère, anthroposphère
» (contribution lors du colloque «Un monde en sursis », trad. O. Mannoni,
Palais du Luxembourg, Paris 15 juin 2009).
La
pandémie de Covid-19 multiplie les invitations à penser le « monde
d’après ». Le temps de crise et le repli du confinement ouvrent une brèche
où rêves personnels et utopies sociales se faufilent dans notre imaginaire. En
exposant davantage les inégalités et les échecs du modèle de développement
néolibéral, cette crise nous impose de nous réinventer : d’imaginer de
nouvelles manières d’être au monde, en relation, de se nourrir, de prendre soin
et d’organiser les activités économiques et sociales. Le ralentissement brutal
de l’économie mondiale vient nous rappeler, s’il était nécessaire, l’urgence de
la quête d’un nouveau modèle de société écologique et solidaire. D’autant plus
que la crise climatique, qui elle n’est pas en pause, risque d’aggraver
davantage ces inégalités exacerbées par le coronavirus. Malgré toutes ces
invitations à la réflexion pour « penser le monde d’après », il
semble que le Vieux monde soit bien accroché à ses privilèges et ne compte
pas se laisser enterrer si facilement, comme en témoigne la multiplication des
prises de parole en faveur de la relance économique et de la croissance. Pour
que ces initiatives fertiles ne soient pas vaines et que le « monde
d’après » ne se cantonne pas à la répétition du « monde d’avant »,
peut-être faut-il revisiter radicalement notre conception du développement et
les idées de bonheur et de progrès qui lui ont été associées. En cela, les
mouvements sociaux et les pensées critiques du développement en Amérique Latine
ont beaucoup à nous apprendre et peuvent être une source d’inspiration pour
penser le « monde d’après ». Parce qu’il a été un véritable
laboratoire du néolibéralisme, le continent latino-américain a permis
l’émergence de mouvements sociaux et de discours critiques du développement
extrêmement puissants : la théorie de la dépendance, la théologie de la
libération, le Buen Vivir ou encore les expériences
communautaires du mouvement zapatiste au Mexique et les multiples mouvements de
défense de l’environnement ont contribué à chambouler cet ordre établi.
L’Amérique
Latine est probablement la région du monde où les logiques néolibérales ont été
poussées à leur paroxysme, imposant un modèle de développement extractiviste
fondé sur l’exploitation et l’exportation des ressources minières, énergétiques
et agricoles. Paradoxalement, le continent qui est la plus grande réserve
mondiale de biodiversité est également le théâtre d’un véritable désastre
socio-environnemental : déforestation, pollution, disparition de la
biodiversité, accaparements de terres, déplacements de population, assassinat
de leaders sociaux, financement de groupes paramilitaires par des entreprises
multinationales, perte d’identité et des savoirs traditionnels. Les promesses
de développement basées sur le capital, les technologies et la croissance ont
échoué à réduire la pauvreté et les inégalités.
Au début
des années 2000, le « tournant ontologique » en anthropologie incarné
notamment par Philippe Descola et Eduardo Viveiros de Castro s’est attelé à
déconstruire le dualisme nature/culture qui structure la pensée occidentale à
partir des pensées indigènes. Les travaux de Philippe Descola ont montré
comment la modernité occidentale s’est structurée autour de cette ontologie
dualiste et que non seulement celle-ci était loin d’être universelle mais qu’il
existait d’autres façon d’être au monde. De cette partition entre nature et
culture découle un régime de domination et d’exploitation de la nature. En
effet, en nous pensant hors de la nature, nous ne pouvons que la détruire.
Derrière la notion de développement se trouve l’idée que le territoire doit
être exploité. Associée à l’idée de progrès et de bonheur, elle impose l’idée
d’une marche à suivre et d’une destinée de l’humanité. En réalité, elle
contribue à l’accaparement et la concentration des richesses par un petit
nombre, l’augmentation des inégalités, la destruction et la privatisation de la
nature. Les penseurs du mouvement décolonial porté par Walter Mignolo, Arturo
Escobar et Anibal Quijano ont poussé la critique encore plus loin. Selon eux,
le discours développementaliste est un instrument de domination pensé par les
pays industrialisés qui sous couvert d’une rhétorique émancipatrice impose une
logique coloniale et oppressive. Ces critiques radicales de la mondialisation
néolibérale à travers la notion de développement expriment le refus d’un monde
unique, univoque et uniforme. Arturo Escobar dont l’appareil critique est
profondément lié aux luttes ethnico-territoriales et aux initiatives
alternatives au modèle néolibéral, défend l’idée d’un « plurivers »
composé de plusieurs façons d’être au monde et d’entrer en relation avec lui.
L’écologie
politique et la critique décoloniale ont émergé en réaction à cette histoire
coloniale. Ce mouvement de déconstruction et de rejet du paradigme néolibéral
propose de remettre l’humain et la nature au cœur du développement. Ces
approches contre-hégémoniques qui allient critique sociale et nouvelle
appréhension de la nature peuvent être particulièrement inspirantes pour penser
des solutions de sortie de crise. D’une part, parce qu’elles sont porteuses
d’un fort engagement en faveur de la justice sociale et d’un changement
politique structurel majeur en proposant des compréhensions alternatives du
monde. Et c’est ce que cette pandémie provoque : elle chamboule l’ordre
établi et nos certitudes. D’autre part, parce que ces approches font le lien
entre les différentes formes d’oppression issue d’un même système de domination
qui oppose nature/culture, femme/homme, racisés/non-racisés, riches/pauvres,
jeunes/vieux, Nord/Sud etc. Elles nous apprennent également que si les
inégalités sociales, raciales, de genre et la crise climatique sont
inextricablement liées, le changement social ne peut advenir sans l’inclusion
et la participation de toutes et de tous aux solutions. L’activiste féministe
Gloria Steinem, l’a très bien compris, elle qui a lutté toute sa vie aux côtés
des militants pour les droits civiques et les droits des Amérindiens :
« celui qui vit un problème est le meilleur des experts ».
La crise
sanitaire, sociale et économique provoquée par le Coronavirus SARS-CoV-2
est loin d’être terminée aujourd’hui. Il pourrait sembler
présomptueux et en plus indécent, alors que tant de personnes
souffrent, de vouloir commencer à en tirer des leçons. Pour autant, ce travail,
même provisoire, est nécessaire pour donner du sens à cette tragédie – qui agit
comme un révélateur - et surtout pour tenter d’éviter, dans la mesure du
possible, qu’elle se reproduise. Je me limiterai ici aux trois
considérations qui me semblent les plus significatives.
Si
l’origine du coronavirus n’est pas encore établie précisément, de
nombreux scientifiques rappellent aujourd’hui les liens entre pandémie et crise
environnementale[1]. La plateforme intergouvernementale pour
la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, le « GIEC » de
la biodiversité) rappelle[2] que « les zoonoses[3] représentent une
menace sérieuse pour la santé humaine[…]. [...] Les maladies infectieuses
émergentes chez les espèces sauvages, les animaux domestiques, les plantes ou
les populations humaines peuvent être amplifiées par des activités humaines
telles que le défrichement et la fragmentation des habitats […] » . En aggravant la
crise de la biodiversité et en modifiant les rapports entre les hommes et leurs
milieux, le changement climatique aggrave encore ce risque. Ainsi, en Europe,
le changement climatique a déjà favorisé les vecteurs de plusieurs maladies
infectieuses pour l’homme.
Les
appels[4] se
multiplient pour prendre en considération l’impact des changements planétaires
sur notre santé et éviter une posture réductionniste qui viserait à concentrer
nos efforts uniquement sur la mise au point -certes indispensable – de
traitements et vaccins sans vouloir appréhender et s’emparer des causes plus
profondes.
Ce virus
nous pousse à sortir de notre posture de « maître et possesseur de la
nature » et de prédateur tout-puissant. Nous ne gagnerons pas plus la
guerre contre lui que contre la nature. Nous devons au contraire apprendre à
coopérer avec elle. De ce point de vue, il faut soutenir les initiatives comme
« One health[5] » qui permettent de comprendre que la
santé humaine, la santé animale et la santé planétaire sont interdépendantes.
Plus globalement nous sommes au pied du mur et devons faire évoluer en
profondeur notre modèle économique, comme nous y a invité le pape François dans
son encyclique Laudato si. Agir pour la sauvegarde et l’embellissement de notre
maison commune, c’est aussi agir pour notre santé. Au niveau européen et
français l’économiste Gaël Giraud a tracé récemment les lignes de ce que cela
pourrait vouloir dire[6].
Par
définition la pandémie est mondiale. La limitation de son ampleur et de
ses effets dépend beaucoup plus de notre capacité de coopération que de
l’intensité de la compétition entre laboratoires pharmaceutiques. Il nous faut
être transparents sur son extension pays par pays, ce que la Chine n’a
manifestement pas été, retardant la prise de conscience de la contagion ;
il nous faut prendre des mesures coordonnées ne serait-ce que sur le transport
international ; il nous faut coopérer sur la fourniture de matériels
médicaux de toutes sortes et notamment sur la recherche des traitements et
vaccins.
Nous
devons également aider les pays les plus pauvres, incapables de soigner
leurs habitants par défaut d’infrastructures médicales, par exemple en
annulant une partie de leurs dettes vis-à-vis des pays les plus riches.
Cette solidarité est nécessaire car freiner la contagion est l’intérêt de
tous. Dit autrement cette lutte est un « commun » planétaire. Toute
la difficulté est d’organiser cette solidarité dans un monde multipolaire, les
Etats-Unis ayant cessé de jouer leur rôle de maître du jeu[7].
Cette
solidarité internationale ne s’est pas exprimée clairement à ce jour en Europe.
La cause initiale est sans doute due au fait que l’Union européenne n’a
pas de compétence en matière médicale, ce qui a conduit à un manque de
coordination des politiques très préjudiciable. Elle peut et devra être comblée
en sortie de crise. Mais les difficiles discussions en cours entre les chefs
d’Etats européens sur le traitement de la crise économique et sociale ne
laissent guère de doute : elles doivent déboucher sur la création
d’instruments de solidarité nouveaux, comme par exemple un fonds européen de
« redressement », financé par l’émission d’euro-obligations, marque
de cette solidarité. A défaut, il est malheureusement à craindre que les populations
s’enfoncent encore plus dans un repli nationaliste voire « tribal »,
à la fois complètement inefficace face aux changements planétaires en cours et
humainement régressifs. Cette solidarité doit bien sûr permettre d’accélérer la
transition écologique dont l’Europe a besoin stratégiquement, tant elle est
dépendante pour ses approvisionnements en énergie et minerais rares.
A un
moment où ni la Chine ni les Etats-Unis ne peuvent exercer un leadership
crédible, l’ Europe peut et doit le faire . Espérons que nos dirigeants
soient à la hauteur de ce rendez-vous historique.
[1] IPCC,
2019: Climate Change and Land: an IPCC special report on climate change,
desertification, land degradation, sustainable land management, food security,
and greenhouse gas fluxes in terrestrial ecosystems
[2] Dans
son rapport adopté par les États-membres lors de sa septième session en mai
2019 à Paris,
[3] Voir
: h
ttps://www.fondationbiodiversite.fr/modification-des-ecosystemes-et-zoonoses-dans-lanthropocene/
[4] Voir
par exemple
https://www.liberation.fr/debats/2020/04/08/la-prochaine-pandemie-est-previsible-rompons-avec-le-deni-de-la-crise-ecologique_1784471
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/One_Health
[6] https://www.lefigaro.fr/vox/economie/gael-giraud-il-est-temps-de-relocaliser-et-de-lancer-une-reindustrialisation-verte-de-l-economie-francaise-20200410
[7] voir https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/05/yuval-noah-harari-le-veritable-antidote-a-l-epidemie-n-est-pas-le-repli-mais-la-cooperation_6035644_3232.html
Vœu pieux
ou choix anachronique au regard de l’actualité, notre cabinet de conseil en
lerdership avait choisi de consacrer son livret annuel pour 2020 au thème de
l’hospitalité. Cette décision nous avait semblé évidente, tant cette valeur
archaïque nous paraissait marginalisée par nos contemporains de l’avant-17 mars
dernier. La peur de l’Autre – étranger par ses origines, sa religion, son genre
et plus globalement sa manière de voir et de vivre le monde – combinée à
l’usage excessif des réseaux sociaux entravaient déjà la rencontre physique,
condition sine qua none à l’hospitalité.
Au temps
du coronavirus, cette pratique est encore plus menacée, à l’exception notable
des hôpitaux, lieux d’hospitalité par étymologie où l’accueil et l’échange
physiques se poursuivent. Ailleurs, les mesures barrières et le confinement,
aussi nécessaires soient-ils, accélèrent l’avènement d’une civilisation « sans
contact ». Utile pour régler ses achats, maintenir un ersatz de vie sociale, ou
conserver une activité économique par le télétravail, le « sans contact » nous
prive du plaisir du toucher, de l’odorat, mais aussi de celui de la vue et de
l’ouïe en prise directe : il affadit la saveur de la vie. Encouragés à rester
chez soi, et à ne sortir que pour s’approvisionner, la majorité des Français –
en tout cas ceux qui en ont les moyens matériels et financiers – a adopté un
mode de vie « hors-sol », qui repose sur l’efficacité de la mondialisation avec
ses chaînes d’approvisionnement et l’utilisation des nouvelles technologies. Je
crains que cette épidémie, qui nous rappelle nos manques, notre vulnérabilité
et notre dépendance face à la nature, n’accélère l’évolution vers une société
davantage coupée de la réalité physique. Aujourd’hui à l’abri, derrière l’écran
protecteur de nos ordinateurs et de nos smartphones, la pratique de
l’hospitalité est délaissée pour protéger notre santé.
Qu’en
sera-t-il dans le futur ? A l’issue de l’épreuve que nous traversons,
oserons-nous sortir de la « grotte » dans laquelle nous nous sommes
réfugiés, ou continuerons-nous à nous claquemurer dans nos foyers
aseptisés ? J’ai tendance à penser que le mouvement de repli sur soi
l’emporterait, et que notre état « sans contact » et
« hors-sol » passerait de transitoire à permanent. Dans ce cas,
l’hospitalité disparaitra, puisqu’elle sera associée aux risques de
contamination, de germes et de maladies. Pourtant, je garde espoir en notre
faculté à retrouver la valeur et la joie du contact qui favorise la contagion,
mais aussi les défenses immunitaires, et la fertilisation. Cela est vrai d’un
point de vue physiologique comme dans les dimensions intellectuelle et
spirituelle. Espérons aussi que l’excès de virtualité créera la nostalgie des
rencontres physiques. Dans ce sens, l’un des termes les plus utilisés par nos
dirigeants scientifiques et politiques ces dernières semaines laisse entrevoir
cette possibilité. Il s’agit du mot « humilité ». Face au virus et à
l’inconnu, ils reconnaissent qu’ils ne sont ni omniscients ni omnipotents. Ils
nous mettent face à une réalité que nous avons tendance à éluder : notre
mortalité. En écho à ces aveux, tonne l’ire d’apprentis prophètes qui, eux, ont
réponse à tout. Ils affirment ainsi que l’épidémie est, selon leur sensibilité,
une humiliation infligée par Dieu le Père, ou la revanche de Mère Nature. Dans
les deux cas, le fléau punirait l’humanité de ses excès. Ces interprètes en
quête de rédemption désignent évidemment des coupables : la Chine, la
mondialisation, le changement climatique, les puissances de l’argent... Cette
recherche expéditive de boucs émissaires prouve que malgré les nouvelles
technologies, nos réactions ne sont pas si éloignées de celles de nos aïeux au
temps de la peste ou du choléra.
De mon
côté, l’appel à l’humilité exprime au contraire une chance que nous devons
saisir. Il résonne telle une injonction à renouer avec l’humus,
c’est-à-dire la terre. Humains, nous en sommes les enfants interdépendants,
comme nous le rappelle les étymologies latine et hébraïque. Dans cette langue,
le mot pour dire « terre » (adama) partage aussi la même
racine que celui pour dire « homme » (ben adam). L’humilité
nous rappelle donc notre humanité, faite de fragilités et d’imperfections. Or,
s’il est une valeur essentielle pour les gens qui vivent de la terre, c’est
bien l’hospitalité. Et cela malgré les risques qu’elle peut engendrer. Gardons
en mémoire que notre civilisation a comme premier patriarche Abraham, un
terrien dont la tente était ouverte aux quatre points cardinaux. J’espère dès
lors que la crise actuelle nous permettra d’explorer notre humanité en
cultivant le goût de l’hospitalité, qui participe au sel de la vie.
Le
confinement n’abolit pas la variété des situations de vie, mais il a une
conséquence commune : il augmente la part du domestique et du soin dans notre
quotidien. Courses (strictement alimentaires), rangement, ménage, cuisine,
« école à la maison », tâches éducatives, animation de jeux, soutien
en tous genres, attentions et dépannages pratiques… : les paroles et les gestes
du soin ont pris la première place.
Le
« monde d’après » est pour une large part hors de notre portée
réflexive, mais l’espace du quotidien nous offre de « reprendre la
main ». Au sens figuré comme au sens propre. Le bruit de la consommation
s’est éteint : maintenant, si nous voulons améliorer le quotidien, il nous
faut mettre la main à la pâte.
Dérisoire,
Dangereux ? Faire l’éloge des tâches ménagères alors qu’elles ont été si
longtemps le piège des femmes ? Rappeler l’importance du soin parental
alors que nous le laissons si souvent à d’autres (nounous, éducateurs,
enseignants, animateurs et autres baby-sitters du soir) ? C’est ainsi que
la société du travail néolibérale nous veut : hors de nos domiciles,
performants au travail, déléguant le soin quotidien, et consommant les nombreux
biens et services rendus indispensables par cette organisation…
Mais
qu’avons-nous perdu en sous-traitant le soin ? Personne ne nous l’a dit.
Et qui oserait l’exprimer ? Ce serait si difficile à entendre tant il est
déjà compliqué d’articuler aujourd’hui vies professionnelle et familiale.
Faudrait-il en plus avoir mauvaise conscience ?
Pourtant,
ce confinement nous enseigne. Les tâches ménagères sont répétitives, parfois
monotones, souvent fatigantes, mais elles nous tiennent dans la vie – c’est
même leur fonction première – et dans la réalité. Elles sont l’écho de notre
corporéité et sa fragilité. Elles répondent à nos vrais besoins et, à ce titre,
permettent de les distinguer de nos envies et désirs, si souvent manipulés par
le discours publicitaire. Et si nous les écoutons bien, elles nous murmurent
une précieuse leçon de vie : elles nous disent que nous sommes des humains
comme les autres. Ni plus, ni moins.
A
l’inverse, le soin des personnes nous rend uniques auprès de ceux que nous
aimons. Soin des enfants, des aînés, du conjoint : au fil des jours, il
est fait de milliers de gestes qui tissent des liens singuliers, construisent
une histoire commune. Ce soin peut nous inquiéter parce qu’il nous requiert,
nous convoque à la première personne. La psychanalyse nous a invités à la
méfiance : n’est-il pas gros d’emprise, de dons abusifs ? De là,
peut-être le consentement avec lequel nous nous en sommes éloignés ou nous en
sommes laissés dépossédés. Le don gratuit du soin reste pourtant notre folle
espérance. L’Evangile nous promet qu’il est possible et fécond : « Donnez,
et vous recevrez une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera
versée dans votre tablier ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres
servira aussi pour vous. » (Luc 6, 38)
Pour
qu’un monde nouveau naisse après la pandémie, nous devons d’abord le laisser
s’incarner en nous. En réalisant le temps consommé par le soin des objets et du
quotidien, nous apprenons que dans la possession des choses « assez,
c’est bien »[1] (André Gorz). En prenant soin de nos
enfants, nous avons la chance de réaliser que l’attention est la plus haute des
activités (Simone Weil) et qu’elle exige temps et présence. Huit semaines de
confinement, ce n’est pas de trop pour cet apprentissage.
Quand
viendra la fin de cette parenthèse, peut-être aurons-nous pris goût à être des
pourvoyeurs de soin. Il faudra alors interroger la place du travail dans nos
vies - d’autant plus qu’il n’y aura sans doute pas de travail pour tous. Comme
l’a souligné André Gorz, il y a un choix à faire entre travailler plus pour
payer le soin fourni par d’autres ou travailler moins pour l’exercer nous-même.
Il y a concurrence entre le travail maximisé et le soin. Ces jours-ci, le
télétravail qui superpose les espaces domestiques et professionnels nous en
donne une conscience plus vive.
Sans
doute, à l’avenir, continuerons-nous à déléguer une part du soin. Mais nous ne
le ferons plus de la même manière, en estimant que cela ne vaut ni un salaire,
ni un temps plein. Nous le ferons même avec « crainte et
tremblement », dans la conscience qu’une part de notre humanité s’y joue.
Si nous sous-traitons le soin à la manière néolibérale, il nous faudra toujours
des « domestiques »[2]. Si nous le partageons avec d’autres, il
nous faudra des partenaires, compétents et responsables. Notre confinement a
les nuances et le goût de l’espace privé, mais il prépare déjà une autre polis.
[1] André
Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique,
Galilée, 1988. Folio Essais, p. 183.
[2] Le
retour des domestiques, Clément Carbonnier et Nathalie Morel, La
République des idées, Seuil, 2018
L’épreuve
que nous traversons nous contraint à un principe de réalité : nous sommes
arrimés depuis des semaines à un présent comme clos sur lui-même, sans issue. A
peine peut-on s’autoriser à envisager demain. Et pourtant, c’est dans cette
réduction des espaces que se dévoilent la nécessité d’une ouverture vers autre
chose et l’urgence de renouer avec l’utopie. L’utopie, vraiment ? Ne
sommes-nous pas, à l’inverse, condamnés à un devoir de réalisme ? Mais
l’utopie est le moteur de chacun de nos actes, du plus modeste au plus
audacieux. Qu’est-ce qu’agir, en effet, sinon ne pas se satisfaire d’un état de
fait, refuser de se contenter de ce qui est ? Tout action, même la plus
convenue, est utopique, car dissidente, animée de la conviction que cette
réalité-là ne peut pas être la seule, que le c’est comme ça ne
peut faire loi.
L’utopie
n’est pas fuite mais espérance, au sens non pas d’une attente d’un au-delà mais
de la capacité à solliciter, ici-bas, des manières inédites de penser et
d’agir. L’utopie ajoute au réel des possibilités qu’il n’avait pas. Elle n’est
pas aveuglement volontaire, comme peut l’être l’idéologie, car elle repose au
contraire sur la connaissance rigoureuse, lucide, et opiniâtre du réel. Elle
peut être pour nous, dans l’effort fourni dans le confinement comme aussi dans
celui pour préparer demain, une résistance à ce qu’il serait aisé de laisser
s’installer : l’empiètement, par une généralisation du télétravail, du
professionnel sur le privé, du virtuel, fluide et rapide, sur la mise en
présence, plus imprévisible et lente, l’assignation plus grande des femmes à
des tâches d’intendance, la réduction de nos envies à ce qui est immédiat et
vite rassasié, au détriment de la curiosité. L’utopie serait ainsi l’effort à
consentir pour désamorcer ces pentes trop faciles, qui semblent déjà dessiner
les contours de la société d’après, et escamoter ainsi la vigilance et
l’inventivité auxquelles nous devrions pourtant nous exercer.
Et si
l’utopie est une dimension de l’action, elle est aussi une vocation du
politique. Non pas parce qu’elle correspondrait à une sorte de romantisme des
lendemains qui chantent et qui changent tout – ce qu’ils n’ont le plus souvent
fait qu’en étant liberticides et violents. Non pas parce qu’elle proposerait
des alternatives irréalistes, ne tenant aucun compte des désirs, des envies et
des contradictions de chacun. Mais si l’utopie est bien une dimension du
politique, c’est parce que gouverner n’est pas seulement administrer ce qui
est, gérer la situation présente. Le politique n’est pas destiné à devenir un
expert : son rôle n’est pas de formuler des diagnostics et des
analyses ; il est d’imaginer ce qui n’est pas et ce qui n’a pas encore été
fait. Sa fonction est de faire le choix de voies non encore parcourues, et
d’organiser l’espérance. Un homme politique doit voir demain, et le donner à
voir, avec lucidité mais conviction aussi.
Cette
dimension utopique du politique est d’autant plus cruciale en cette période de
crise, de peur et de suspicion. Car elle permet d’unir autour d’une même
capacité à agir, à relancer les espoirs. C’est à cet art de la projection
raisonnée que se mesurent la force et la responsabilité du politique. Ce talent
particulier de l’homme politique et du dirigeant ne prend pas sa source dans
l’aplanissement des difficultés, mais, au contraire, dans une prise au sérieux
de la complexité des hommes et des choses. L’utopie politique doit reposer sur
un sens des nuances et des médiations, et non sur leur éradication. Elle
n’équivaut en rien à un imbécile et dangereux il n’y a qu’à. Si,
dans le monde qui vient, on ne sait pas renouer avec cette dimension utopique
de nos actes et de l’action politique, il est alors à craindre que l’on assiste
à des opérations de simplification : simplification des interactions, par
l’usage exagéré du numérique, lequel, par sa modalité fluide et aérienne, gomme
les résistances et les efforts, dans l’enseignement comme dans les entreprises,
alors que ce sont ces résistances qui exigent une pensée plus nuancée ;
simplification de nos envies, ramenées à du rapidement assimilable, alors qu’il
nous faudrait cultiver le goût de ce qui est inconnu et compliqué. Le politique
devra donner la prime à ce qu’il sera tentant de négliger : la curiosité,
justement, la lenteur, les solidarités et initiatives spontanées, qu’elles
soient individuelles ou collectives, la pacification par le civisme des
« bonjour » et des « merci », cet art de mettre les formes
que nous oublions si facilement, parce qu’il prend du temps et réclame de
l’attention.
C’est
autour de ce qu’on ne devine pas encore qu’il reviendra aux hommes politiques
de mobiliser. Il est ainsi tentant, dans le contexte qui est le nôtre, de
repenser aux discours utopiques de De Gaulle, le 18 juin 1940, prophétisant un
triomphe alors que la France est à genoux, de Churchill, le 13 mai 1940, qui,
en n’annonçant rien de bon, formule la plus puissante des promesses, celle
d’être maître de ses lendemains. Car à quoi reconnaît-on une politique
utopique ? Au fait qu’elle peut se réaliser, qu’elle se fonde sur un
principe de réalité, un corps à corps avec l’histoire, ses limites et ses
possibilités aussi.
Cette
vocation utopique du politique est trop hâtivement confondue avec la remise en
cause de l’ordre établi, l’instauration par la force d’une société où rien ne
bouge, rien ne dévie. Mais l’usage raisonné de l’utopie politique, cette
capacité de choix, respecte trop le réel et ses complications pour ne pas se
risquer à vouloir le changer. Et parce que l’utopie en politique est
indissociable d’une forme de charisme et donc d’un recours à la force des mots,
il faudrait oser dire, peut-être pas avec de Gaulle ou Churchill, mais
assurément avec Hugo : « Tenter, braver, persister, persévérer (…),
étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait (…), tenir bon,
tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui
les électrise » (Les Misérables, chap. XI).
Le
coronavirus a mis en échec provisoirement le néolibéralisme, il a
paradoxalement rendu nécessaire le soutien de l’Etat aux populations les plus
affectées par la crise sanitaire. Les services publics se sont révélés un
soutien majeur pour soutenir le lien social et maintenir les activités
fondatrices de la vie quotidienne. Nous sommes dans une période de suspension,
et il est malaisé de savoir comment les Etats et l’économie en tireront une
leçon. La crise sanitaire rappelle l’étroite interdépendance de nos sociétés,
l’impossibilité de fermer les frontières. Ni même d’ailleurs les frontières
biologiques entre les composantes des innombrables mondes vivants, entre
l’animal et l’humain. La pollution, le réchauffement climatique avec ses
dérèglements nous le rappelle au quotidien. Le surgissement du coronavirus est
un nouveau tour d’écrou. Un paradoxe d’ailleurs, c’est qu’en réduisant la
circulation automobile et aérienne, en arrêtant d’innombrables activités
polluantes, le virus procure une sorte de respiration écologique pour la
planète, et notamment pour le règne animal. Après des années d’indifférence
royale à l’encontre des revendications sociales, cette pandémie nous rappelle
la nécessité anthropologique du partager. Nous sommes interdépendants pour le meilleur
et le pire. Réinstaurer l'humanisme social violemment attaqué dans le monde
entier par un capitalisme triomphant et cynique est un impératif, pour relancer
le goût de vivre, protéger la diversité écologique de la planète et soutenir
les plus vulnérables. « L’argent des uns n’a jamais fait le bonheur des autres
» disait Pierre Dac, que nul n’a jamais contredit sur ce point.
Mon
propos sera plus discret afin de rester dans les limites du possible au regard
de l’imperfection ontologique du monde, il touche à l’existence est à la fois
assurée et fragile, toujours quelque peu sur le fil du rasoir est vouée à une
part d'incertitude. Chaque jour dévoile son lot inégal d'événements attendus et
de surprises. Le matin ignore ce que réserve le soir. La condition affective et
sociale n'est jamais donnée une fois pour toutes, elle impose un débat
permanent avec les autres, avec les événements, au risque d'en être meurtri.
L'existence n'est pas ciselée dans la calme évidence de son aboutissement comme
un fil tendu au cordeau enjambant les difficultés du terrain. Elle est plutôt
sinuosités du chemin, ambivalences. Elle est propre à engager sur des voies que
rien ne laissait présager. L’individualisation du lien social, la
personnalisation des significations et des valeurs induit l’éloignement des
autres, avec les protections qu’ils étaient susceptibles d’offrir.
Pourtant un monde sans risque serait un monde sans aléa, sans aspérités,
et livré à l’ennui. Hypothèse cependant impensable car dès lors qu’un vivant
existe, il est projeté dans les incertitudes de son milieu, et plus encore
l’humain à qui les circonstances imposent des choix innombrables dont les
conséquences restent toujours à venir. Si les autres ne sont pas nécessairement
l’enfer pensé par Sartre, ils introduisent inéluctablement de l’imprévu. La
projection tranquille dans la longue durée, avec l'assurance que rien jamais ne
changera, que toute surprise est exclue, suscite l'indifférence, à défaut
d'obstacles donnant à l'individu l'occasion de se mesurer à son existence. Se
sentir vivant implique d’éprouver parfois le frisson du réel. La rançon
possible de la sécurité est la fadeur. À l'inverse, l'établissement dans le
danger, s’il s’impose à son corps défendant à l’individu, est rarement une
condition heureuse, investie avec passion, il engendre la peur, l'anxiété
devant l'irruption probable du pire.
La pandémie rappelle que l'existence individuelle oscille entre vulnérabilité
et sécurité, risque et prudence. Parce que l'existence n'est jamais donnée par
avance dans son déroulement le goût de vivre l'accompagne et rappelle la saveur
de toute chose. La riposte à la précarité relative de la vie consiste justement
dans cet attachement à un monde dont la jouissance est mesurée. Seul a de prix
ce qui peut être perdu et la vie n'est jamais acquise une fois pour toutes
comme une totalité close et assurée d'elle-même. De surcroit la sécurité
étouffe la découverte d'une existence toujours en partie dérobée et qui ne
prend conscience de soi que dans l'échange parfois inattendu avec le monde. Le
danger inhérent à la vie consiste sans doute à ne jamais se mettre en jeu, sans
chercher à inventer ni dans son rapport au monde, ni dans sa relation aux
autres. Ainsi, ni la sécurité ni le risque ne sont des modes d'épanouissement
et de création de soi. Le goût de vivre engage une dialectique entre risque et
sécurité, entre capacité de se mettre en question, de se surprendre, de
s'inventer, et celle de rester fidèle à l'essentiel de ses valeurs ou de ses
structures d'identité. Parce que nous avons la possibilité de la perdre,
l'existence est digne de valeur.
L’expérience du confinement est venue briser une certaine insouciance de
l’écoulement des jours en rappelant avec brutalité la précarité de l’existence
mais aussi de l’instant. Une certaine banalité enveloppait ces comportements,
ils retrouvent aujourd’hui leur dimension de sacralité : prendre un café à
une terrasse, marcher dans un parc ou dans la forêt, rencontrer des amis, aller
au théâtre ou au cinéma, ou même simplement le fait de sortir de chez soi à sa
guise et rentrer à son heure sans rendre de compte à personne. Le fait de se
déplacer relevait d’une telle évidence qu’il n’était plus perçu comme un
privilège. La crise sanitaire est en ce sens un memento mori, le rappel
à une échelle planétaire de notre inachèvement et d’une fragilité que nous ne
cessons d’oublier. Elle rétablit une échelle de valeur occultée par nos
routines. Seul à de prix ce qui peut nous être arraché. Le confinement rappelle
brutalement dans la nostalgie le prix des choses sans prix, ces activités
anodines du quotidien effectuées sans y penser tant elles coulent de source
mais dont la soudaine privation marque la valeur infinie. Voilà le chiffre que
nul ne doit oublier dans ses relations aux autres et au monde.
Affirmer
sans savoir, savoir et ne pas admettre, cacher des vérités, nier des réalités,
douter publiquement de certitudes que l’on sait, et s’en tenir à des croyances
pour les substituer à des évidences : l’éventail politique des attitudes
aura été vaste et varié face à la pandémie du Covid-19. A la décharge de nombre
de politiques voire de savants et d’experts, la difficulté de caractériser la
situation s’impose à tous. Les statistiques ne dictant pas le diagnostic, on
imagine les tâtonnements et les errances, suffisamment relevées par la presse
et l’opinion publique, qui président à la mise en œuvre des politiques
sanitaires face au mal qui avance. Que les mesures arrêtées ne se soient pas
toujours accompagnées de prudence, on peut le relever aussi et penser qu’agir
avec prudence ou mettre en avant le principe de précaution, in dubio
pro malo à savoir agir comme si le pire allait se produire, théorisé
par Hans Jonas, n’a pas connu que des applications heureuses. Une prise de
conscience tardive de la pandémie et de ses possibles conséquences, une
désinvolture coupable de responsables, occidentaux comme asiatiques, telle la
Chine au départ de la pandémie, sur les mesures à adopter figurent parmi les ratés
de prises de décision par ailleurs complexes et ardues. Reste que, même si l’on
tient compte de l’illisibilité de départ qui s’est attachée à l’apparition du
Codiv-19 et à la connaissance scientifique de tous ses effets, la manipulation
des réalités par certains Etats pour convenances politiques, en vue d’embellir
leur image ou de conforter leur autorité, apparait comme un trait majeur de
l’accompagnement politique de la pandémie.
De fait,
la vérité sur la pandémie a été trop souvent en décalage et comme découplée par
rapport à la réalité de sa progression. Les politiques - pas tous heureusement
- ont trop souvent masqué la gravité de la crise pour mieux se préoccuper de la
pérennité de leurs intérêts politiques, partisans ou personnels. Ne soyons pas naïfs :
nul ne s’attendait à ce que l’oubli du politique prévale et que les plans et
les approches de traitement sanitaire de la crise occultent les équilibres de
pouvoir. Après tout, soigner et décider des choix de santé publique est un acte
politique engageant des responsabilités et ouvrant à redevabilité. Toute autre
est cependant une approche disons plus stratégique des choses qui tente de
faire d’une pierre deux coups : celui, ciblé et curatif, de traiter le problème
posé par la pandémie et celui, à peine déguisé, de s’en prendre aux adversaires
du Prince ou de la nation. Il y aurait donc ce que l’on voit et que l’on sait
de la pandémie qui mérite analyse et décision de la part de ceux qui gouvernent
et puis ce qu’il faut faire accroire en vue de mobiliser l’opinion. En
définitive, le croire doit forger les contours du voir et du savoir ; et
la politique du soin ne pas occulter le soin que l’on doit porter à la
politique. Alors le virus n’est plus que prétexte. Affronter la pandémie
serait-ce comme pour la guerre « continuer la politique par d’autres
moyens » ?
A
l’évidence, on ne peut pas écarter l’hypothèse. La réception de la pandémie par
certains gouvernants fut l’occasion de s’attaquer au virus et à sa propagation
en utilisant tous les registres : de la ruse à la menace. Tout se passe
comme si à chaque fois qu’il était fait mention de la pandémie, l’image du
pouvoir s’imposait d’abord aux dirigeants. La capacité à « contrer »
la pandémie est une illustration du pouvoir fort et comme le miroir de la capacité
à contrer adversaire comme adversité. Une secrète connivence unirait les forces
objectives de la nature et celles humaines de la politique. Un même combat les
souderait dont l’enjeu serait la pérennité du pouvoir et son image. Car que
s’agit-il d’autre que de prouver la capacité du pouvoir à maitriser la
situation nouvelle et sa détermination à la régler en même temps de garder le
cap sur l’essentiel à savoir les grands objectifs stratégiques de la nation.
Sans doute la préservation de l’image du pouvoir est-elle le moteur commun de
ces approches minimalistes forgées pour brouiller les choses, sans nuance et
sans prudence, niant dans un premier temps l’existence même d’une épidémie,
puis se rassurant en sous-estimant son importance et en taisant le nombre des
malades atteints et des décès, avant de mettre en quarantaine une ville
entière ! La certitude de pouvoir tout contrôler et la volonté de donner
l’image d’un pays qui fait face et réussit ont ainsi présidé à la première
attitude chinoise toute d’assurance et de puissance devant les débuts de ce qui
allait devenir un danger universel. Le même raisonnement et la même assurance
coupable ont conduit Donald Trump à évoquer une « grippe » (ou
« petite grippe » selon la variation brésilienne du président
Bolsonaro) qui disparaîtrait en deux semaines. Puis, très vite, débusquant dans
le Covid-19 un virus porteur d’une intentionnalité perverse à l’endroit de
l’occident, le président américain le nommait « virus chinois ».
Avant lui, le guide de la République islamique d’Iran, était parvenu à un
sommet dans l’escalade rhétorique guerrière en présentant la propagation de la
pandémie en Iran comme l’effet d’un subterfuge nouveau voulu par les États-Unis
pour alourdir les sanctions imposées au pays.
En
réalité, on l’aura compris, une pandémie n’est pas une pandémie. Elle est
d’abord ou surtout une menace pour l’ordre politique qu’il faut traiter comme
telle. Ainsi, pour commencer, en taire la rumeur puis faire taire ses
colporteurs, tel le Parti contraignant au silence le découvreur du virus à
Wuhan, le docteur Li Wenliang. Ensuite, rester vigilant, car le Codiv-19 est
commandé par une stratégie qui en oriente la propagation. Comme le
laisse entendre Zhao Lijian, un porte-parole du ministère chinois des Affaires
étrangères : « l’armée américaine pourrait avoir apporté le virus à
Wuhan ». Car c’est d’une guerre dont il s’agit. Comme le déclare Viktor
Orban : « Nous menons une guerre sur deux fronts. L’un
s’appelle « émigration », l’autre « un coronavirus ».
Il existe un lien logique entre les deux car tous les deux se répandent en
bougeant ». A moins d’affirmer comme le ministre syrien de la santé que le
Codiv-19 ne posait pas de problème en Syrie « puisqu’au cours de son
action contre les djihadistes l’armée syrienne avait aussi nettoyé le pays du
virus » !
Pour tous
les partisans de la restriction des libertés publiques, des fermetures de
frontières aux migrants économiques, aux réfugiés politiques ou aux déplacés
des guerres du monde, la lutte contre la pandémie est une aubaine. Les
démocraties ne sont pas à l’abri, elles non plus, de toute dérive quand l’état
d’exception peut éroder les protections de l’État de droit. Réfléchir au monde
de demain qui, jure-t-on, ne sera plus le monde d’hier, ne doit pas nous empêcher
de nous pencher sur le monde d’aujourd’hui. Pour que la pandémie ne donne pas
lieu à un habile maquillage du malheur. Ou qu’elle apporte de l’eau au moulin
des autoritarismes. Alors, observons avec lucidité les réactions des Etats et
leurs rapports les uns avec les autres face à un fléau qui touche toute
l’humanité. Et tirons-en quelques enseignements. La morale des relations
internationales en sortirait d’ores et déjà grandie.
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