Le matin, sème ton grain : lettre en réponse à
l'invitation du Président de la République
Mgr Eric de Moulins-Beaufort
Paris, Le Cerf, Batyard, Mmame, 2020.
La prise de parole attendue sur la crise sanitaire de Mgr de
Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France sous la
forme d'une lettre au président de la République Emmanuel Macron.
Lors de sa dernière rencontre avec les responsables des cultes en
France, le Président de la République avait exprimé le souhait que chacun
d’entre eux puisse contribuer à une réflexion nationale sur les enseignements à tirer de la lutte contre la Covid-19 et
sur l’avenir que les religions voient se dessiner.
La Conférence des évêques de France (CEF) publie la lettre de
réponse personnelle de Mgr Éric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims et actuel président de
la CEF, envoyée jeudi 28 mai au Président de la République.
Publié au sein de la coédition Bayard Éditions-Mame-Éditions du
Cerf, ce texte d’une soixantaine de pages s’articule autour de quatre mots-clés : mémoire, corps, liberté et hospitalité.
Par ces mots et cette lettre, Mgr Éric de Moulins-Beaufort souhaite
partager les pensées qui ont trouvé écho en lui durant l’épreuve
de cette pandémie, il y formule des considérations sur
l’état de notre société et des propositions pour l’avenir.
Des extraits publiés dans le journal La Croix
« Mon
rôle est d’apporter à un responsable politique de quoi nourrir sa réflexion, en
essayant de lui être utile, pour être utile au pays et à l’humanité entière. Je
sème mon grain selon ce qui m’est donné. » Dans une longue lettre adressée
au président de la République, Mgr Éric de
Moulins-Beaufort veut faire œuvre utile. Et montrer une Église
ouverte, en dialogue avec l’État, traversée par un seul souci : le bien commun.
Dans ce
texte d’une soixantaine de pages (1), l’archevêque de Reims ouvre des
perspectives pour l’après-Covid-19.
Il l’a travaillé notamment avec le conseil permanent de la Conférence des
évêques de France (CEF).
Son
initiative répond à l’interpellation d’Emmanuel Macron, formulée
lors d’une audioconférence organisée par l’Élysée le 21 avril, en temps de
confinement. « Le président a demandé aux responsables de culte de
partager leurs réflexions sur l’événement singulier qu’est la crise sanitaire
que le monde entier traverse », confie Mgr de Moulins-Beaufort, qui a pris
l’invitation au pied de la lettre. Le 15 mai, il avait déjà adressé une lettre
au président de la République plaidant pour la reprise des cultes pour la fête de Pentecôte. Une
deuxième audioconférence, prévue le 25 mai, n’a finalement pas eu lieu,
interrompant en apparence le dialogue.
Extrait :
« Dans notre pays, l’unité maintenue est particulièrement significative »
«
J’ajoute en préambule un constat : nos sociétés sont restées en paix et
l’humanité entière aussi. Peut-être une guerre commerciale et économique se
prépare-t-elle, mais pour le moment aucune société n’a sombré dans la violence
et aucun pays n’a profité du confinement généralisé pour s’emparer par la force
d’une portion de territoire. À l’échelle de l’histoire humaine, une telle situation
ne doit pas être si fréquente. Pour tous les humains, c’est un motif de
soulagement et de fierté, de confiance aussi ; pour les croyants, d’action de
grâce pour Dieu qui agit dans les cœurs et les esprits. Dans notre pays,
l’unité maintenue est particulièrement significative alors que la fracture
sociale est bien présente et que nous avons connu des tensions sociales fortes
ces dernières années. »
Il est
vrai que la décision du Conseil d’État du
18 mai demandant au gouvernement de revoir sa copie quant à l’interdiction des
rassemblements cultuels a pu refroidir l’Élysée. La CEF n’avait pourtant pas
crié victoire, soucieuse de préserver le dialogue, après une décision de
justice provoquée par d’autres catholiques qu’elle. La lettre-programme de Mgr de
Moulins-Beaufort s’impose comme une reprise en main de la parole catholique et
la poursuite d’un dialogue voulu de part et d’autre.
Le temps ralenti
Dans le
chapitre intitulé « Liberté », le président de la CEF revient sur
l’interdiction de rassemblements appliquée aux cultes et lance un avertissement
: « L’État court toujours le risque de ne pas prendre les citoyens pour
des personnes responsables. » Mais il n’est plus question de
revendications : l’archevêque de Reims veut contribuer à la réflexion nationale,
aussi bien politique que philosophique. Une initiative dans la droite ligne de
la rencontre des Bernardins, le 9 avril 2018, lorsque Emmanuel Macron s’adressait aux catholiques :
« La République attend de vous que vous lui fassiez trois dons : le don de
votre sagesse ; le don de votre engagement et le don de votre liberté. »
Sans attendre la fin de la pandémie et d’une plume vive et personnelle,
l’archevêque de Reims déploie des pistes dans l’espoir, confie-t-il, d’une
« unité nationale plus forte ».
Extrait :
« L’élargissement du regard est sans doute la seule manière de sortir par le
haut »
« La
pensée chrétienne a développé l’idée de bien commun. Il n’est pas la somme des
biens communs (système scolaire, système hospitalier, système routier, distribution
de l’eau ou de l’électricité, etc.), mais le bien dans lequel tous peuvent être
en communion. L’épidémie s’ajoute à la contrainte écologique pour encourager
l’humanité entière, tout homme, tout État, toute structure politique à ne pas
limiter le bien commun aux seuls intérêts des humains mais à inclure dans sa
visée tous les êtres de notre cosmos. L’élargissement du regard est sans doute
la seule manière de sortir par le haut des traumatismes provoqués par
l’épidémie et le confinement qui a été imposé aux corps sociaux. S’orienter
dans une telle direction serait aussi sortir de la course actuelle des sociétés
occidentales vers l’accumulation de moyens techniques permettant de transformer
toute frustration en droit à faire valoir sur la société. Le corps social n’a
pas à satisfaire les désirs de chacun, mais il devrait aider chacun à croire en
son rôle propre, malgré ses manques et ses douleurs. »
Pour
envisager l’avenir, l’archevêque de Reims fait d’abord mémoire de l’engagement
sans faille des soignants mais aussi des « petits métiers peu estimés qui
se sont révélés indispensables ». Il souligne encore ce « temps
suspendu » que fut le confinement, à rebours de « l’accélération
constante du temps » : « Beaucoup ont entendu de nouveau les oiseaux
et ont pu observer l’arrivée du printemps comme jamais au cours de leur
vie. »
Et le
président de la CEF suggère de garder les fruits de cette expérience en
instaurant « un vrai repos dominical qui soit un repos des personnes mais
aussi des villes, de la terre, etc. (…) Je suggère, sans doute en un
rêve éveillé, qu’une fois par mois un dimanche soit «confiné» partout dans
notre pays. »
Bienveillance
Mémoire,
encore, de ceux qui ont été touchés par la maladie, les familles endeuillées,
et les malades trop isolés, et ceux qui ont dû vivre le confinement dans des
conditions matérielles difficiles. Mgr de Moulins-Beaufort souhaite que le
« mémorial de l’épidémie » conduise à « des investissements
indispensables pour que chacun puisse avoir un logement digne, qui puisse lui
être une demeure. »
Extrait :
« Le modèle, ce devrait être l’hospitalité »
« Le
modèle des relations entre les êtres humains ne devrait pas être le conflit ou
la compétition, ni même le commerce. Ce devrait être l’hospitalité. Pour cela,
il importe que chacun habite sa maison et habite en lui-même. À l’échelle
individuelle comme à l’échelle collective, le modèle du progrès humain ne peut
pas être l’extension indéfinie des droits. Il devrait être la croissance dans
le don de soi et le service des autres, rendue possible par l’hospitalité
mutuelle entre les humains et la maison commune. Il ne s’agit pas là d’une
utopie, d’un rêve qui n’a pas de lieu pour se réaliser, mais d’une espérance
qui passe par le chemin intérieur de chacun. L’expérience du confinement a
peut-être donné quelques clés pour progresser collectivement en ce sens. »
L’épidémie
renvoie inévitablement à la dimension physique de l’épisode traversé :
« Nous avons craint collectivement d’être victimes du virus et craint
d’être porteurs pour les autres ». L’archevêque de Reims souligne à quel
point les Français ont été conscients de l’enjeu, dont il fait une lecture
spirituelle, le confinement donnant « une signification inattendue et
bienvenue, plus riche que la seule nécessité d’éviter la propagation de la
maladie et de la mort. »
Prudents non seulement pour eux-mêmes et pour les autres, beaucoup se sont montrés solidaires : « La crainte d’être contagieux a été transmuée en désir de se rendre utile aux autres ou de manifester de la bienveillance et de l’attention au-delà du cercle habituel ».
La place des aumôniers
C’est
aussi le corps et la mort qui étaient au cœur de l’incroyable défi du Covid,
l’occasion pour Mgr de Moulins Beaufort de demander une nouvelle fois et
« solennellement » que les aumôniers soient associés aux plans
d’urgence et non pas refoulés comme « personnel non-indispensable ».
Dénonçant une fois encore « la tentation de l’euthanasie »,
l’archevêque rappelle que « la mort appartient à l’aventure personnelle de
chaque être humain (…). Au moment de mourir, plus d’affection est
préférable à davantage de médecine. »
Extrait :
« Nous n’avons jamais réclamé un privilège »
« Il est
possible que l’on ne retienne de l’action de l’Église catholique dans ces
semaines que la réclamation supposée de retrouver au plus tôt des assemblées
liturgiques, «des messes avec assemblée». Ce serait injuste, mais nous assumons
ce risque. Nous n’avons jamais réclamé un privilège ou une exemption des règles
communes. Nous avons simplement demandé que les règles communes à toute la
société s’appliquent à tous les cultes. Comme les branches professionnelles,
les cultes en France sont des interlocuteurs possibles pour les pouvoirs
publics, capables de s’engager à des mesures sanitaires ou de s’en déclarer
incapables. L’interdiction explicite de toute réunion ou rassemblement dans des
«établissements de culte» au moment même où les réunions et rassemblements de
moins de dix personnes étaient autorisés ne pouvait être conforme au respect de
la liberté de culte. La décision du Conseil d’État, le 18 mai dernier, en
atteste. »
Le
dernier chapitre, le plus long, ouvre résolument les perspectives du « monde
d’après » : il est question d’hospitalité. Si le confinement a radicalement
appauvri les relations sociales, le besoin de rencontre en sort renforcé :
« Comment les conditions de vie concrètes permettent-elles à tous
d’exercer l’hospitalité ? (…) Comment nous comportons-nous
concrètement dans la «maison commune» qu’est notre planète ? »
La
question est posée à l’échelle du monde : « Au sortir du confinement, il
est nécessaire de regarder en face le fait des migrations. » Mais la
réponse est aussi politique : « Je regrette qu’un pays comme le nôtre ne
sache pas donner une place à des personnes qui sont au milieu de nous depuis
tant d’années. »
Hospitalité
Enfin, ce
fils d’officier, ancien élève de Sciences-Po Paris, réhabilite « la chose
politique » et l’implication individuelle : « Nul ne peut dire «je suis
innocent de la situation des autres». (…) Quelle responsabilité de
notre mode de vie assumons-nous chacun ? »
Une
interpellation enthousiaste, une ultime invitation, qui s’adresse à tous, et
redit la confiance en l’homme : « La seule vraie force vient de chaque
être humain, de notre capacité à tous et à chacun à habiter notre corps, notre
maison, et à y donner librement l’hospitalité et goûter la saveur du temps où
l’éternité se donne déjà. » Le monde de demain commence aujourd’hui.
Extrait :
« N’y a-t‑il pas là une piste pour réfléchir au fait de la migration ? »
« Le
caractère universel de l’épidémie et de la réaction qu’elle a suscitée renforce
la nécessité de regarder notre humanité comme une unité. Chaque peuple a pu
lutter contre l’épidémie parce que tous les peuples l’ont fait aussi. Mais
aussi tous les peuples ont été touchés par l’épidémie ou auraient pu l’être
sans qu’il soit possible de désigner un coupable initial. Car la propagation si
rapide n’a pas été due à la méchanceté de certains mais à la variété des
échanges entre humains en notre temps. N’y a-t‑il pas là une piste pour
réfléchir au fait de la migration ? Au nom de quoi certains seraient-ils
assignés à un lieu sur cette terre où ils ne peuvent réunir les conditions leur
permettant de vivre ? Ne peut-on pas «se serrer pour leur faire de la place» ?
À quelles conditions pourrait-on le faire, sans reproduire à grande échelle la
promiscuité du métro parisien ? Peut-on les aider à rester dans leur pays
d’origine, toute la terre devant être peuplée. Mais alors comment les aider à
acquérir les moyens d’y vivre ? »
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L’Église
de France pendant la crise
17 mars : La France entre en
confinement. Les messes sont interdites mais les églises restent ouvertes
21 avril
: Audioconférence
du Président de la République avec les responsables des cultes
11 mai
: Première
phase de déconfinement. Les rassemblements religieux restent interdits jusqu’au
2 juin
18 mai : Répondant à la
saisine de catholiques, le Conseil d’État demande au gouvernement de revenir
sur l’interdiction
23 mai : Les messes sont de
nouveau possibles, soumises à des contraintes sanitaires
28 mai : La « lettre » de Mgr
Moulins-Beaufort est remise au Président de la République
3 juin
: La lettre
est publiée sous le titre « Le matin, sème ton grain »
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