Pour une utopie modeste -
Paul Valadier
"Wir
machen das". Ce défi lancé par la chancelière allemande, Mme Merkel, au
moment d'accueillir plusieurs centaines de milliers de réfugiés dans son pays,
pourrait être repris au milieu de la pandémie que la population du monde entier
est en train de vivre douloureusement et tragiquement. "Nous nous en
tirerons". Ce n'est pas un chant de victoire naïf, car il ne s'agit pas
d'avancer, comme nombre de faux prophètes nous l'annoncent, que tout va
changer, que notre civilisation s'effondre, que la mondialisation est morte,
que nous allons entrer dans un monde entièrement nouveau, et autres wishful
thinkings qui démontrent les angoisses ou les illusions de ceux qui
les formulent imprudemment. On peut plutôt penser que les peuples sont
oublieux, qu'après les jours si mauvais que nous vivons, ils voudront tourner
la page, oublier cette sinistre passe, retrouver la joie de vivre et de se
réjouir ensemble. Ce ne serait d'ailleurs pas nouveau dans l'histoire des
hommes, et l'on peut penser aux temps de jouissance qui, sous le Directoire,
ont fait suite à la Terreur révolutionnaire, et à bien d'autres épisodes
passés. Or il faut sans doute rêver, se donner une utopie, mais, pour reprendre
une expression d'Albert Camus, "une utopie modeste". Modeste, car
tout ne changera pas, et l'on peut souhaiter que nos responsables politiques,
économiques, culturels, religieux, sauront rappeler à des peuples oublieux que
des choses doivent pourtant changer à tous les niveaux de nos relations. Il
leur faudra proposer des réformes ambitieuses et convaincre par des arguments,
plus que par la contrainte, de la nécessité des transformations.
Mais la
modestie n'abolit pas l'espérance ni l'utopie. En ce sens l'utopie n'est pas
une imagination vaine ou creuse. Il suffit de constater, aujourd'hui même,
l'extraordinaire dévouement de tant de personnes au service des malades ou afin
de rendre encore possible un minimum de vie sociale, pour apercevoir à quel
point l'humanité est capable de mobiliser des forces de courage, de ténacité,
de persévérance. Ces ressources souvent cachées ou recouvertes par le
train-train de vies faciles ou par les lâchetés ordinaires dont nous sommes
tous capables, sont la base de nos espérances pour l'avenir : oui, les humains
sont aptes à faire face, à ne pas baisser les bras, à vivre une fraternité qui,
en d'autres temps, pouvait apparaître comme une formule généreuse mais creuse,
bonne à figurer sur le fronton de nos mairies. Il faudra donc quand le temps
sera venu, et il faut souhaiter qu'il ne tarde pas trop à venir, que de vrais
responsables, des prophètes en ce sens, réveillent ou entretiennent ces
énergies de vie et d'audace pour refaire des liens plus ou moins brisés,
retrouver une vie économique gravement compromise, redonner force à nos
systèmes politiques, continuer à faire vivre une solidarité par-delà les
frontières nationales. Car, autre bonne nouvelle, nous nous redécouvrons
réellement habitants de cette "maison commune" dont parle le pape
François, pour le pire sans doute (pandémies), mais pour le meilleur aussi
(découvertes par les scientifiques de médicaments salvateurs).
Peut-on
ajouter qu'un chrétien s'autorisera à discerner dans ces énergies inattendues
les traces de la force de l'Esprit qui donne vie par-delà les désespoirs, les
abattements, les morts aux mille visages que nous connaissons trop bien et qui
risquent de nous aveugler en nous laissant croire que l'absurde, le non-sens,
la mort l'emportent. Ceux-ci reculent en effet si nous mettons notre espérance
modeste, notre utopie, dans la foi en la Vie qui ne cesse de ressusciter, et
tout simplement de susciter courage, inventivité, sacrifice de soi, dévouement
à autrui. Utopie modeste car elle ne promet pas des lendemains enchanteurs,
mais elle nous convoque à retrousser nos manches, là où nous serons et avec les
(pauvres) moyens dont nous disposerons. Le Vendredi et le Samedi Saints sont
suivis de l'aube de Pâques. Une séquence toujours actuelle et féconde.
Publication : Bibliothèque diocésaine d'Aix et Arles
Publication : Bibliothèque diocésaine d'Aix et Arles
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