Une leçon de solidarité
Jean-Marc Ferry
Chaque soir, à 19h.58, Louise, douze ans, ouvre la fenêtre donnant sur la rue des Écoles, à Paris. Elle lance un cri d’Indien qu’elle accompagne de claquements de mains. D’autres lui font écho, et l’hommage aux soignants gagne, de proche en proche. À la joie du père se lie ce « plaisir pur pratique », dont parlait Kant, plaisir non « pathologique » que l’on retire de belles actions. Vient s’y adjoindre l’excitation d'entrer ainsi en contact avec ceux qui, par ce geste d’ovation à nos « héros », font exister une commune vertu civique. Voilà une expérience sociale que je n’avais pas encore vécue. Est-elle porteuse de promesse pour l’après-crise ? Mais est-il seulement permis d’anticiper le « jour d’après » ?
Jean-Marc Ferry
Chaque soir, à 19h.58, Louise, douze ans, ouvre la fenêtre donnant sur la rue des Écoles, à Paris. Elle lance un cri d’Indien qu’elle accompagne de claquements de mains. D’autres lui font écho, et l’hommage aux soignants gagne, de proche en proche. À la joie du père se lie ce « plaisir pur pratique », dont parlait Kant, plaisir non « pathologique » que l’on retire de belles actions. Vient s’y adjoindre l’excitation d'entrer ainsi en contact avec ceux qui, par ce geste d’ovation à nos « héros », font exister une commune vertu civique. Voilà une expérience sociale que je n’avais pas encore vécue. Est-elle porteuse de promesse pour l’après-crise ? Mais est-il seulement permis d’anticiper le « jour d’après » ?
En
attendant, je sors faire deux pas dans le quartier, pour quelques emplettes
alimentaires. Auparavant, je m’irritais de piétons qui, tout à leur smartphone,
le tripotaient fébrilement sans jeter un œil devant eux ni de côté, comptant
sur les autres pour éviter les heurts. À présent, les passants changent de
trottoir, à la vue d’un autre. D’égocentrique leur comportement devient phobique,
sauf aux abords de boulangeries où, sans souci des distanciations dites
« sociales » (elles ne sont, heureusement, que spatiales), des
oublieux se ruent vers l’objet de leur convoitise, jusqu’à se faire rappeler à
l’ordre.
Ach !
Diese Franzosen ! Angela Merkel a félicité ses compatriotes pour
leur civisme et leur esprit de responsabilité, alors que notre Préfet de Police
stigmatise les réfractaires au confinement… Pourtant, les Français ne sont pas,
dans l’ensemble, si irresponsables. Entre les cœurs de ville, les banlieues,
les campagnes, disons qu’ils sont divers. Raison de plus pour se réjouir, quand
ils laissent entrevoir un sursaut collectif. Çà et là, des solidarités se
mettent en place avec des initiatives locales parfois remarquables, si bien
qu’après le contentement moral, c’est un contentement politique qui peut nous
saisir en voyant émerger la question des Communs. Notre ami Gaël Giraud, qui
fut économiste-chef de l’Agence Française de Développement, y est sensible. Ni
défaitisme apocalyptique, ni optimisme utopique, il sait profiler des voies
d’action rédemptrices, avisées et saines, aussi bien que nous alerter sur les
risques — écologiques, économiques, sanitaires — qui sont
énormes. Ainsi est-il patent que la globalisation marchande nous a rendus
vulnérables, surtout dans les États qui, pressentant la crise, n’y ont pas
préparé leur société. Avec quel retard Européens et Américains, s’ils veulent
aplanir la courbe de l’épidémie, s’inspireront-ils (à quelques adaptations
près) de ces « petits dragons » : Singapour, Corée du Sud,
Hongkong, Hangzhou, Taïwan… qui repartent de l’avant ?
Parlons
aussi d’économie. Ce qui, par rapport à 2008, fait la spécificité de la
récession, c’est, comme a pu l’expliquer Gaël Giraud, que nous avons affaire à
une crise, à la fois, de l’offre et de la demande.
En outre, elle touche l’économie « réelle », son origine n’est pas
financière, comme lors des krachs précédents. La crise d’approvisionnement,
crise de l’offre, a déjà gagné des métropoles. Quant à la crise de la demande,
elle nous attend en raison d’un bond prévisible du chômage de masse. D’où la
nécessité de mesures à hauteur de la situation. Des économistes se prononcent,
qui pour un « plan Marshall », assorti d’un « revenu de base à
tous ceux qui en auront besoin »[1] ;
qui pour une relance massive de l’économie, non pour revitaliser l’économie
ancienne, mais pour amorcer l’économie nouvelle par « un véritable plan de
transition écologique »[2].
De fait,
on ne s’en remet pas aux puissances privées, pour sortir de la crise, mais à la
puissance publique, à l’État, en dépit du fossé de méfiance qui a
pu se creuser entre les peuples et leur gouvernement. Tandis que décline
l’idéologie qui avait gagné l’Europe, au tournant des années 1980 :
apologie des « politiques de l’offre », préconisation de
« mesures structurelles » aberrantes, anti-keynésianisme
borné…, l’imposture néolibérale est en passe d’éclater. Cependant,
on ne peut plus envisager des relances budgétaires conventionnelles, si les
chaînes d’approvisionnement sont rompues, tandis que les gens ne peuvent sortir
de chez eux ; que, donc, l’économie passe au point mort.
Au fond,
les Européens sont à la croisée des chemins. Les États-Unis envisagent une
relance de 2000 milliards de dollars, soit quelque 10% de leur PIB. Les
Allemands feront de même (en pourcentage) ; à côté de quoi sont dérisoires
les 45 milliards d’euros de la France (moins de 2% du PIB). Cela met en lumière
la faiblesse relative d’une nation sans réserve financière, appauvrie qu’elle
fut, non pas d’abord par une mauvaise gestion budgétaire, mais avant tout par
sa désindustrialisation. Non seulement la situation d’urgence appelle à dégager
d’énormes masses financières, mais il convient surtout d’orienter l’argent
frais vers des investissements d’avenir. La BCE s’apprête à verser des
tombereaux d’euros pour sauver les banques. C’est bien, mais la création
monétaire ne saurait par elle-même apporter une réponse à la
récession. Se recommande une politique concertée, coordonnée à l’échelle de
l’Union, entre des États solidaires entre eux et
coresponsables, ce qui est loin d’être le cas : c’est aux Russes et
aux Chinois que l’Italie et l’Espagne sont redevables d’une aide, non à leurs
partenaires européens. Ces derniers participent d’un « chacun pour
soi » national, leur égoïsme sacré, qui est d’une autre époque, fait la
honte actuelle de l’Europe[3].
Ne jetons
pas (trop) la pierre à nos gouvernements ! Même s’ils ne réagissent que
lorsque le torchon brûle, ils font maintenant, disent-ils, leur possible. Il
leur revient d’en donner la preuve. Comment ? — En agissant dans
le sens d’une vraie et honnête coordination interétatique,
européenne et mondiale, et — pourquoi pas ? — en
écoutant, pour la transposer à leur échelle, la leçon de solidarité
et d’abnégation, qui leur est offerte par les héros du quotidien, ceux-là que
ma fille aime saluer, chaque soir, à sa manière, en ouvrant sa fenêtre à
19h.58.
[1] Par exemple, spécifiquement à propos de
l’actuelle crise sanitaire : Ian Goldin, de l’Université d’Oxford, et
Robert Muggah, de l’Université de Rio de Janeiro.
[3] Par la saisie qu’elle opéra sur 4 millions de
masques transitant par son territoire, depuis la Suède, en direction de
l’Italie et de l’Espagne, la France ne fut pas exemplaire, qui accepta sans
vergogne d’en laisser toutefois repartir la moitié vers les destinataires
légitimes, « à titre dérogatoire » !
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