Plan de
l'article
Les
effets de la massification en littérature
Le
fétichisme du statut de l'écrivain
Une crise
de culture et de structure
La
condition de l'écrivain jetable
Une
religiosité littéraire de masse
Que
représente la littérature contemporaine dans l'industrialisation de la culture
? Qu'est-ce qu'un écrivain si tout le monde écrit et si lui-même se désengage
de son art ? Et qu'est-ce qu'écrire si l'écriture n'est plus un enjeu poétique
? Cet article interroge la littérature contemporaine à l'heure de la culture de
masse. La massification dilue la qualité dans le goût du nombre, produit des
« écrivains jetables », remet en cause l'aura de la littérature,
favorise les livres dont le sujet intéresse plutôt que le style, et cela même
si la massification permet de faire émerger une excellence d'auteurs, de
fournir un « ailleurs » au plus grand nombre et de donner à davantage
de personnes la possibilité de publier et de s'approprier l'exercice
d'écriture.
La
littérature ne cesse de produire de bons écrivains et, d'une certaine manière,
par le jeu des probabilités, plus elle publie, plus elle se donne de chances
d'en découvrir de bons. L'hypothèse d'une baisse de son niveau ne peut, en
conséquence, être recevable d'un point de vue purement mathématique, mais aussi
parce que tout domaine culturel cultive son excellence.
Les deux
premières décennies du XXIe siècle, par leur surproduction qui
ne cesse de contester la littérature et de maintenir en vie le livre, par-delà
même les querelles idéologiques et théoriques passionnantes rappelant les
débats glorieux des années 1960-1970, ne manifestent-elles pas la vitalité même
de la littérature et n'ont-elles pas reconfiguré les territoires de la
littérature sur la mort de son idée, sur l'épuisement du style et de ses idéaux
esthétiques en permettant l'émergence d'un nouveau moment littéraire, d'une
littérature fictionnelle centrée sur le réel ?
La nature
de cette crise pourrait bien se révéler symbolique, en effet, si l'on songe que
la littérature n'occupe plus la place prépondérante dans la formation de ses
élites qu'elle occupait jusqu'aux années 1960-1970 environ et que, tout en
conservant une certaine aura de prestige – qu'il serait d'ailleurs difficile
d'estimer –, elle ne semble plus posséder un capital de crédit important dans
le monde social, une reconnaissance privilégiée qui la distinguerait d'autres
pratiques culturelles et lui conférerait une épaisseur de légitimité, un volume
de consécration suffisant pour affirmer sa toute-puissance : ce phénomène est particulièrement
visible dans les médias et certains lieux de consécration culturels que sont
les institutions du livre qui valorisent moins la littérature exigeante ou bien
n'en font pas la promotion en priorité. C'est bien d'une crise de légitimité
qu'il faut parler même si la littérature exigeante a toujours souffert d'un
manque de popularité, tirant sa reconnaissance des légitimités
consacrantes occupant des sphères culturelles et sociales restreintes
(les instances éditoriales et critiques). La croyance en une universalité de la
valeur littéraire ne peut ainsi conduire qu'à une erreur d'interprétation, dans
la mesure où la valeur, qui fonde la légitimité, s'avère toute relative et où
l'élévation du niveau culturel dans la société et la diversification de l'offre
culturelle la rendent indéfinissable, en se jouant allègrement des frontières
de la légitimité : il n'existe pas de valeur littéraire en soi mais bien une
valeur pour des groupes culturels donnés ; et toute littérature est l'objet
d'une légitimation de la sphère dont elle dépend.
Les
effets de la massification en littérature
La
massification met en question la littérature en tant qu'autorité légitime en
opérant un net mouvement de déligitimation de sa production,
de sa valeur comme des instances du champ littéraire. Paradoxalement, le nombre
frappe d'illégitimité toutes ces instances dans le moment même où elle les
légitime toutes. Il va de soi que, si tout le monde est écrivain, plus personne
ne l'est et que c'est précisément la possibilité de distinguer ces instances
selon leur juste valeur qui permet de donner une légitimité véritable. Sans une
échelle de valeurs commune, encadrante et structurante, non seulement
l'exercice des droits et la reconnaissance des statuts se compliquent mais,
sans s'abolir, ils recréent un ordre d'une autre nature, des divisions
souterraines, une échelle de valeurs invisible dont les enjeux ne dépendent
plus intrinsèquement de la littérature même, mais se régissent en propre par
l'économie : si la littérature abandonne toute forme d'évaluation, c'est à ses
dépens qu'une évaluation, d'un autre ordre, se crée. Ce n'est pas pour
constituer un nouvel ordre moral qu'une classification de valeurs s'impose mais
bien pour éviter, au contraire, qu'une classification se crée pernicieusement
sur d'autres règles, non éthiques, non égalitaires, susceptibles de ne
satisfaire qu'une minorité nantie. Dans l'indifférenciation et la confusion des
statuts, la littérature, dédaigneuse des classifications, ne conduit pas à une
forme de désordre mais, agissant de la sorte, elle se laisse conduire par un
seul ordre – économique, marchand – et il n'est que de constater les
classements des best-sellers qui font référence pour tous les
acteurs de la chaîne du livre. Le désordre apparent est un ordre d'une autre
nature, qui comporte son propre vice et sa propre injustice...
Que
représente la littérature contemporaine dans l'industrialisation de la culture
? Qu'est-ce qu'un écrivain si tout le monde écrit et si lui-même se désengage
de son art ? Et qu'est-ce qu'écrire si l'écriture n'est plus un enjeu poétique
? Cet article interroge la littérature contemporaine à l'heure de la culture de
masse. La massification dilue la qualité dans le goût du nombre, produit des
« écrivains jetables », remet en cause l'aura de la littérature,
favorise les livres dont le sujet intéresse plutôt que le style, et cela même
si la massification permet de faire émerger une excellence d'auteurs, de
fournir un « ailleurs » au plus grand nombre et de donner à davantage
de personnes la possibilité de publier et de s'approprier l'exercice
d'écriture.
Le
fétichisme du statut de l'écrivain
Plus
profondément, si jamais la littérature recèle quelque sacré en elle, ce sacré
s'est déplacé à travers les décennies, abandonnant un empire pour un autre, une
croyance pour une autre : le fétichisme de la littérature pour le fétichisme du
social. Si la littérature n'exerce plus une place de choix dans le monde
social, elle conserve, malgré tout, en France à tout le moins, une nostalgie de
son aura : elle devient le prétexte et l'occasion d'obtenir une reconnaissance
sociale. Le désir de publier un livre, de devenir écrivain, semble en effet
répondre à une aspiration honorifique, à un désir de reconnaissance symbolique
que la littérature peut encore, grâce au prestige de son histoire, assumer : se
dire « écrivain », pour un individu se consacrant partiellement à la
littérature, exerçant une profession rémunératrice en parallèle, peut être
socialement valorisant ; c'est une bonification de son propre statut, une
supplémentation de soi socialement distinctive. Ainsi, ce n'est peut-être pas
que le sacré a disparu, mais qu'il a changé d'objet. La sacralité du statut
d'écrivain s'est diluée dans l'augmentation du nombre, quand bien même elle perdure
sous une autre forme, dans un fond de croyance dans le prestige d'un statut,
comme l'observe Nathalie Heinich : un phénomène observable de la littérature
contemporaine est la tension entre l'aspiration à la « singularité »
et la montée en puissance des instances de reconnaissance. Depuis le XXe siècle,
l'écrivain n'est plus jugé en fonction de sa capacité à maîtriser les canons de
son art, mais de sa faculté à se démarquer des autres ; or, cette
« valorisation de la singularité », héritée de l'époque romantique,
s'est accompagnée dans les dernières décennies d'un éparpillement des
« pouvoirs littéraires » (critiques, jurys de prix, commissions
d'attribution de bourses d'écrivains, etc.). De ce fait, les instances de
légitimité se sont multipliées en même temps que le nombre d'auteurs s'est
accru. Cette évolution affecte le statut symbolique de l'écrivain de manière
paradoxale : alors qu'il dessert les écrivains de vocation, qui ne sont plus
reconnus pour les critères propres de leur art et dont le statut est nivelé, il
valorise les écrivains sans vocation qui obtiennent une reconnaissance dans une
sphère où ils ont peu investi et où ils bénéficient du prestige d'un statut.
Une
fascination pour la socialité de ce statut
Par bien
des aspects, le culte très français voué au statut d'écrivain, au moins dans sa
forme de croyance irrationnelle, s'apparente au culte rendu autrefois à la
littérature : peu importe l'objet de la vénération pourvu que la croyance
perdure et que le sacré n'éteigne jamais ses feux. C'est pourquoi le rapport
que l'écrivain entretient à l'égard de son propre statut n'est pas sans
manifester une ambivalence au sacré : en effet, si l'écrivain, pour se
déculpabiliser, feint de nier ce rapport, il n'en développe pas moins, sinon
une fascination pour la socialité de ce statut, au moins une croyance ferme en
son pouvoir absolu, puisqu'il se damnerait pour publier un livre. Le statut
assume ainsi une même sorte de croyance en un absolu, une même fascination :
les manifestations de son fétichisme sont identiques et permettent d'élaborer
une croyance d'un ordre similaire, d'engager une semblable relation
irrationnelle à la littérature. C'est cela que je voulais signifier en disant
que tout écrivain est un homme sans Dieu : je ne voulais pas
dire que l'écrivain n'a plus de croyance, mais que sa croyance ne se dirige
pas essentiellement vers la littérature (le désir d'écrire
semble moins émaner d'un être littéraire que d'un être
social) ; je ne voulais pas dire non plus que plus rien n'est sacré pour lui,
mais que son sacré investit dans un ordre différent que la littérature même et
qui est le prétexte et l'occasion d'une quête de reconnaissance culturelle et
de légitimité sociale.
Une crise
de culture et de structure
La crise
de la littérature n'est pas une crise de nature mais également, et tout à la
fois, une crise de culture et de structure, elle est une crise de son
développement économique affectant les fondations de son idéal démocrate.
L'ultralibéralisme qu'elle s'est choisi pour réguler son fonctionnement, qui
surproduit et vend sans distinguer clairement, par des appellations ou des
labels, les best-sellers internationaux, la littérature
commerciale et la littérature exigeante (on parle aujourd'hui de
« littérature complexe »), n'est pas sans créer un effet de nivellement
général au sein d'une vaste nébuleuse : l'abondance de textes très
variés est difficilement estimable dans la mesure où leur enjeu – celui qui
permettait de juger de leur littérarité – n'est plus essentiellement poétique
mais thématique. La production massive finit fatalement par engendrer de la
confusion en évaluant la littérature moins sur des conventions littéraires que
sur des conventions marchandes, en promouvant un relativisme qui profite
davantage au système littéraire (l'incapacité de définir le littéraire
permettant à toute littérature de l'être et de se faire passer pour telle) qu'à
la littérature même (si toute littérature est littéraire, aucune ne l'est
vraiment), comme l'observe Antoine Compagnon : « Le terme littérature a
donc une extension plus ou moins vaste suivant les auteurs, des classiques
scolaires à la bande dessinée, et sa dilatation contemporaine est difficile à
justifier. »1 Renonçant à classifier, la
massification anarchise, elle installe une indiscipline qui lui interdit de se
représenter autrement que relative et dilatée.
L'adjectivation « littéraire » démontre, à ce titre, sa difficulté au
moment de qualifier ses acteurs ou de définir ses statuts, et l'on constate
combien le phénomène de massification des écrivains, uniformisateur, rend
problématique l'émergence de modèles symboliques ou de grandes figures de la
littérature. Au gré des succès de ventes, des idoles provisoires reconfigurent
les nouveaux visages d'une idolâtrie parfois peu représentative de la
littérature même, disqualifiant le modèle de l'écrivain d'œuvre dont la
fonction tenait, à travers une démarche stylistique, dans l'affirmation de l'instance
auctoriale.
Que la
massification permette de publier des livres en nombre et, par là même, de se
donner toutes les chances de découvrir des textes de qualité ne serait pas
discutable si elle garantissait l'égalité démocratique des chances de tous ces
livres publiés ; or, elle finit par créer une forte inéquité entre
les écrivains (dont la reconnaissance ne s'effectue pas sur les mêmes critères
: marchands pour les uns, littéraires pour les autres), un certain nombre de
discriminations positives (les écrivains ne bénéficient pas des mêmes droits),
de divisions sournoises.
On
retrouve toujours les mêmes livres d'un prix l'autre
De quelle
justice la littérature peut-elle en effet se prévaloir ? Elle n'est pas une
justice redistributive puisqu'elle ne partage pas de façon juste ses biens.
Conservateur, le système fonctionne de la même manière depuis un siècle, les
prix littéraires, comme on le constate à chaque rentrée, dont les jurés ne sont
pas assez tournants, se partagent entre les livres les plus vendeurs
et les plus visibles. On retrouve toujours les mêmes livres d'un prix l'autre,
à quelques exceptions près, de façon à justifier la règle : pourquoi ne pas
limiter un livre à une unique sélection ? Cette répartition inéquitable donne
le sentiment qu'une minorité de romans, entre vingt et trente, sont lus parmi
les cinq centaines publiées. Cette justice n'est pas non plus contractuelle
dans la mesure où la répartition des gains entre les écrivains, les éditeurs et
les libraires n'est pas foncièrement juste, mais déterminée selon des
pourcentages préfixés, qui ne sont en rien inhérents à une qualité littéraire
intrinsèque. Enfin, elle n'est pas une justice restitutive puisqu'elle ne se
manifeste pas pour résoudre justement les litiges et pour que la justice se
fasse sur des bases de la probité, du mérite ou de l'équité. Elle n'a pas
vocation à favoriser une quelconque justice sociale.
La
condition de l'écrivain jetable
D'évidence,
tous les écrivains ne sont pas placés à égalité devant la littérature (leur
traitement diffère suivant l'éditeur : existence et montant d'un avaloir,
redistribution de pourcentages par exemplaire, etc.) et le principe
démocratique peine à redistribuer de manière éthique ses meilleures récompenses
et ses distinctions. L'estimation de la valeur littéraire est définie par la
valeur marchande, dans une sorte de « ce qui se vend, vaut »
foncièrement injuste puisqu'elle fait de la démocratie un jeu aux règles
faussées, aliéné au système marchand de l'offre et de la demande. Ce n'est pas
le littéraire qui induit la valeur du texte, mais bien le système qui le
diffuse et le médiatise : plus un livre est visible, plus les médias s'en
emparent, plus les lecteurs se multiplient, plus la notoriété de l'auteur
grandit, plus il négocie ses avaloirs et plus sa valeur se précise. Ce
phénomène d'induction augmente exponentiellement la certitude sur son indice de
fiabilité et permet de gérer et de réguler ainsi ses inégalités. Doit-on parler
d'une régression démocratique, pour caractériser cette situation ? À partir du
moment où une démocratie récompense avant tout les romans déjà vendeurs,
celle-ci exclut la majorité des autres ; elle privilégie injustement le goût du
plébiscite au détriment du seul critère qui devrait tenir lieu de jugement, le
critère littéraire de qualité.
La
massification produit son propre précariat
L'égalité
dans la massification reste un idéal impossible. L'hégémonie croissante de
l'économie a un impact directement dévastateur sur la condition de l'écrivain.
Réduisant sa marge de visibilité dans le paysage, son existence, déjà soumise à
une extrême concurrence, se complique et s'amenuise. La vie d'un roman est
capricieuse, aléatoire : elle dure un mois, deux mois, trois parfois. Les
articles sont de plus en plus difficiles à obtenir ; et, le plus souvent, ceux
qui escortent la publication se trouvent si dispersés dans le temps qu'ils
perdent leur fonction prescriptrice : entretemps, le roman a disparu des tables
des libraires, parfois des librairies. Un écrivain qui ne vend pas est un
écrivain en difficulté. La massification produit le précariat de ces écrivains
jetables, fabriqués pour la publication d'un, de deux ou de trois livres, qui
permettent l'inflation du marché. Les dispositifs de reconnaissance d'un auteur
sont à ce point régis par l'impératif économique qu'ils en viennent même à
définir administrativement le statut de l'écrivain. À la relativité d'une
définition de la littérature et de l'écrivain, l'administration sociale a, de
son côté, tranché en instituant un statut juridique d'écrivain aux publiants,
afin de les faire accéder à leurs droits de travailleur comme à leur protection
sociale : l'organisme d'état, du nom d'Agessa2, placé sous la double tutelle du
ministère des Affaires sociales et de la Santé et du ministère de la Culture, a
fixé une condition de ressources et un seuil d'admission sous lequel l'auteur
n'est pas administrativement considéré comme un écrivain. La définition de
l'écrivain, à tout le moins celle validée par la société, n'est, dès lors, plus
littéraire, mais sociale, économique, juridique et administrative. La
reconnaissance de l'écrivain professionnel par la société est une
reconnaissance publique de ses droits culturels, inaliénables à la
reconnaissance purement littéraire. À l'insoluble question « Qu'est-ce
qu'un écrivain ? », la société répond donc : un écrivain est un individu
qui perçoit au moins 8 780 euros de rémunération annuelle et cotise pour
sa retraite. La massification produit son propre précariat, ses inégalités, ses
déséquilibres et ses dysfonctionnements, allant contre ce qui fonde en principe
la politique si vertueuse de la démocratie. Ce n'est pas la volonté générale
qui l'emporte en démocratie, mais les volontés particulières, tant et si bien
que l'ingérence des intérêts privés dans les affaires publiques ne manque pas
de s'y constater. En littérature, la position démocratique est intenable et ne
peut fonctionner qu'en principe, de manière idéale. Une démocratie qui ne
propose pas d'horizons collectifs, ou plutôt qui fait passer ses intérêts pour
des horizons collectifs, forme le terreau d'un autoritarisme sournois, d'une
démocratie qui s'apparente plutôt à une démocrature accélératrice
d'inégalités.
Une
religiosité littéraire de masse
Mais il
est possible de penser autrement le phénomène de massification : comme un
phénomène vertueux, en ce qu'il crée une nouvelle forme de sacré ; comme une
religiosité de la masse, en ce qu'elle dilue les singularités et les conforme à
une mêmeté formelle, une horizontalité standardisée, en ce
qu'elle somme les écrivains de répondre à une demande collective de
conformation, à un consensuel moi collectif dont la fonction est de relier, au
sens religieux du terme latin religare. Toute à sa vénération
marchande, la massification offre ainsi, malgré elle, une cohésion inespérée
permettant de relier les principales instances de la chaîne du livre –
écrivains, éditeurs, critiques, libraires, lecteurs – qui, tous ensemble,
communient dans la vénération d'un intérêt commun : non la littérature, mais le
livre. La religion du livre revêt un caractère éminemment sacré, sacrement
officieux de la littérature, formidable eucharistie du Verbe. La massification
permet de cristalliser toutes les individualités pour les fédérer autour d'une
cause commune : l'écrivain n'entend plus se singulariser, être la brebis égarée
du poétique, mais se conformer afin de révéler en lui un esprit commun à ses
frères écrivants et de participer, comme eux, à la grande messe de la
littérature marchande.
La vertu
principale de la massification est, cependant, de représenter fidèlement
l'étendue de la population à travers ses auteurs, d'être le lieu de la parité,
de la mixité sociale et professionnelle, de l'hospitalité absolue : tout le
monde peut, en effet, publier des romans aujourd'hui, y compris donc les
amateurs, les non-professionnels de l'écriture. La refondation démocratique du
paysage littéraire ces dernières années a, par certains côtés, quelque chose de
proprement réjouissant ; outre le fait que la littérature citoyenne, diffusant
le gai savoir, possède la vertu de nous distraire de la crise économique qui
secoue le pays depuis de nombreuses années, de nous en éloigner comme de la
relativiser, voire de mieux nous la faire comprendre, la littérature est ainsi
devenue l'espace de tous les possibles, le territoire permissif de l'ailleurs
où chacun peut circuler librement sans justifier d'un agrément ou d'un
certificat. L'ouverture au plus grand nombre de la pratique littéraire,
l'augmentation du nombre d'écrivains, de publications et de ventes, l'éthique
contractuelle visant à rémunérer les auteurs équitablement en droits,
l'excellente santé du marché du livre et de son industrie, l'alternative
proposée par l'édition numérique, la liberté d'expression, le changement
d'attitude de consommation du livre et des modalités de lecture,
l'accessibilité gratuite aux grands textes via Internet, la
multiplication des ateliers d'écriture dans les universités, les entreprises et
les associations municipales, la création de cercles de lecture montrent le
formidable intérêt suscité par la littérature dans le pays des Lumières,
l'atavisme pour les lettres, la passion française pour la langue de la création.
Ils confirment une émulation collective qui rend positifs tout à la fois notre
idée de la démocratie, notre besoin vital de littérature, notre désir
intellectuel et émotionnel d'histoires, notre souci citoyen de rendre
intelligible le monde et de faire barrage à l'obscurantisme renaissant.
La
refondation démocratique du paysage littéraire
De
surcroît, la littérature ne se contente pas de se montrer démocratique, elle
est elle-même littérairement démocrate, en ce qu'elle manifeste, dans sa
production même, une intention globalisante, non discriminatoire, d'intégrer
toute l'humanité, d'inclure toutes les sphères sociales, culturelles,
religieuses, elle admet toutes les ethnies, toutes les races sans distinctions,
toutes les catégories socioprofessionnelles, les minorités légitimes ou
illégitimes. La littérature fait participer l'ensemble des citoyens à un projet
collectif de nature esthétique, romanesque ou poétique, tout en s'efforçant de
répondre aux besoins de reconnaissance de populations particulières, de fournir
un mode d'expression et de leur forger une identité. Et l'on voit bien ainsi
que le démocratisme est un principe inhérent de son fonctionnement qui, à
travers les différents genres littéraires, expérimente ses règles et ses
droits, délimite ses territoires par ses niveaux de langage, reconnaît des
identités, inclut et exclut, reproduit en somme le fonctionnement de la
démocratie réelle et les principaux débats qui s'y jouent. Dans sa quête
d'universalité et de liberté par rapport aux dogmes de toutes natures, dans sa
volonté de dépasser les idéologies, en ce qu'elle admet tout le monde et crée
un territoire ouvert, non délimité, territoire de la tolérance où se rejouent
néanmoins les luttes pour l'égalité et la justice des individus, en ce qu'elle
participe à la construction de l'espace public comme à la diffusion d'une
parole de liberté, la littérature citoyenne, vaste extension du domaine
démocratique, se fait indéniablement vertueuse.
1 Antoine
Compagnon, Le démon de la théorie, Seuil, « Points », 1998, p. 36.
2
Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs d'œuvres
cinématographiques, musicales, photographiques et télévisuelles, ainsi que des
écrivains.
NUMÉRO
DE ETUDES AVRIL 2020.
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