dimanche 29 mars 2020

La résurrection de Lazare dans Crime et chatiment de Fiodor Dostoïeski


La résurrection de Lazare


 Dostoïevski  fait lire le récit de la résurrection de Lazare par Sonia, la prostituée à l’assassin Raskolnikoff




 « Un certain Lazare, de Béthanie, était malade »… proféra-t-elle enfin avec effort, mais tout à coup, au troisième mot, sa voix devint sifflante et se brisa comme une corde trop tendue. Le souffle manquait à sa poitrine oppressée.
Raskolnikoff s’expliquait en partie l’hésitation de Sonia à lui obéir, et, à mesure qu’il la comprenait mieux, il réclamait plus impérieusement la lecture.
Il sentait combien il en coûtait à la jeune fille de lui ouvrir en quelque sorte son monde intérieur. Évidemment elle ne pouvait sans peine se résoudre à mettre un étranger dans la confidence des sentiments qui, depuis son adolescence peut-être, l’avaient soutenue, qui avaient été son viatique moral, alors qu’entre un père ivrogne et une marâtre affolée par le malheur, au milieu d’enfants affamés, elle n’entendait que des reproches et des clameurs injurieuses. 
Il voyait tout cela, mais il voyait aussi que, nonobstant cette répugnance, elle avait grande envie de lire, de lire pour lui, surtout maintenant, — « quoi qu’il dût arriver ensuite » !… Les yeux de la jeune fille, l’agitation à laquelle elle était en proie le lui apprirent... Par un violent effort sur elle-même, Sonia se rendit maîtresse du spasme qui lui serrait la gorge et continua à lire le onzième chapitre de l’évangile selon saint Jean. Elle arriva ainsi au verset 19 :
« Beaucoup de Juifs étaient venus chez Marthe et Marie pour les consoler de la mort de leur frère. Marthe ayant appris que Jésus venait alla au-devant de Lui, mais Marie resta dans la maison. Alors Marthe dit à Jésus : Seigneur, si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais je sais que présentement même Dieu T’accordera tout ce que Tu Lui demanderas. »
Là elle fit une pause, pour triompher de l’émotion qui faisait de nouveau trembler sa voix...
« Jésus lui dit : Ton frère ressuscitera. Marthe Lui dit : Je sais qu’il ressuscitera en la résurrection au dernier jour. Jésus lui répondit : Je suis la résurrection et la vie ; celui qui croit en Moi, quand il serait mort, vivra. Et quiconque vit et croit en Moi ne mourra pas dans l’éternité. Crois-tu cela ? Elle lui dit :
(Et, bien qu’elle eût peine à respirer, Sonia éleva la voix, comme si, en lisant les paroles de Marthe, elle faisait elle-même sa propre profession de foi.)
« Oui, Seigneur, je crois que Tu es le Christ, fils de Dieu, venu dans ce monde. »
Elle s’interrompit, leva rapidement les yeux sur lui, mais les abaissa bientôt après sur son livre et se remit à lire. Raskolnikoff écoutait sans bouger, sans se retourner vers elle, accoudé contre la table et regardant de côté. La lecture se poursuivit ainsi jusqu’au verset 32.
« Lorsque Marie fut venue au lieu où était Jésus, L’ayant vu, elle se jeta à ses pieds et Lui dit : Seigneur, si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Jésus, voyant qu’elle pleurait et que les Juifs qui étaient venus avec elle pleuraient aussi, frémit en son esprit et se troubla Lui-même. Et Il dit : Où l’avez-vous mis ? Ils Lui répondirent : Seigneur, viens et vois. Alors Jésus pleura. Et les Juifs dirent entre eux : Voyez comme Il l’aimait. Mais il y en eut quelques-uns qui dirent : Ne pouvait-Il pas empêcher que cet homme ne mourût, Lui qui a rendu la vue à un aveugle ? »
Raskolnikoff se tourna vers elle et la regarda avec agitation : Oui, c’est bien cela ! Elle était toute tremblante, en proie à une véritable fièvre. Il s’y attendait. Elle approchait du miraculeux récit, et un sentiment de triomphe s’emparait d’elle. Sa voix raffermie par la joie avait des sonorités métalliques. Les lignes se confondaient devant ses yeux devenus troubles, mais elle savait ce passage par cœur. 
Au dernier verset : « Ne pouvait-ll, Lui qui a rendu la vue à un aveugle… » elle baissa la voix, donnant un accent passionné au doute, au blâme, au reproche de ces Juifs incroyants et, aveugles qui, dans une minute, allaient, comme frappés de la foudre, tomber à genoux, sangloter et croire… « Et lui, lui qui est aussi un aveugle, un incrédule, lui aussi dans un instant il entendra, il croira ! oui, oui ! tout de suite, tout maintenant », songeait-elle, toute secouée par cette joyeuse attente.
« Jésus donc frémissant de nouveau en Lui-même vint au sépulcre. C’était une grotte, et on avait mis une pierre par-dessus. Jésus leur dit : Ôtez la pierre. Marthe, sœur du mort, Lui dit : Seigneur, il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours qu’il est dans le tombeau. »
Elle appuya avec force sur le mot quatre.
« Jésus lui répondit : Ne t’ai-Je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? Ils ôtèrent donc la pierre, et Jésus levant les yeux en haut dit : Mon Père, Je Te rends grâce de ce que Tu M’as exaucé. Pour Moi, Je savais que Tu M’exauces toujours, mais Je dis ceci pour ce peuple qui M’environne, afin qu’il croie que c’est Toi qui M’as envoyé. Ayant dit ces mots, Il cria d’une voix forte : Lazare, sors dehors. Et le mort sortit, (En lisant ces lignes, Sonia frissonnait comme si elle eût été elle-même témoin du miracle.) ayant les mains liées de bandes, et son visage était enveloppé d’un linge. Jésus leur dit : Déliez-le et le laissez aller.
« Alors plusieurs des Juifs qui étaient venus chez Marie et qui avaient vu ce que Jésus avait fait, crurent en Lui. »
« Joseph est le fils de Jacob et de Rachel. C’est la raison pour laquelle, d’autre part, il sera capable de l’amour de fraternité. Il est le premier à être né de parents dont le texte dit clairement qu’ils se sont aimés. Fils de l’amour, il est le premier premier-né capable d’aimer ses frères et met en cela un terme à la malédiction de Caïn, aîné qui n’aimait pas son frère... »

Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Crime et châtiment, Traduction par Victor Dérély, Plon, 1884


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