mercredi 15 avril 2020

Le retour du long terme par Etienne Klein

Articles revue Etudes , numéro d'avril 2020





Le retour du long terme - 
Etienne Klein


Je dois d’abord avouer que je ne pensais pas vivre un jour pareille situation : ce mélange paradoxal d’urgence et de calme, de course contre la montre et de confinement tranquille, d’hyper-connectivité numérique et de jachère sociale. C’est très singulier, très impressionnant.
Il est peu près sûr que cette pandémie va « couper l’histoire en deux », comme dirait Nietzsche : l’après ne sera pas la continuation de l’avant.
Il faut toutefois se méfier d’une chose, que les historiens nous ont apprise : presque toutes les pandémies des siècles passés ont enclenché, peu de temps après leur achèvement, des mécanismes d’amnésie collective. Il s’agissait de laisser loin derrière soi les traumatismes qui avaient accompagné la catastrophe. Du coup, les leçons qui auraient pu en être tirées n’ont pas été retenues, car la priorité était de réactiver la vie d’avant, de façon encore plus frénétique.
Mais il se pourrait bien que le petit coronavirus nous donne l’occasion d’échapper à cette apparente fatalité. Lui dont les effets sont si macroscopiques qu’il est rapidement parvenu, par une suite de réactions en chaîne, à confiner près de la moitié de l’humanité, changera sans doute le monde de façon vraiment irréversible, avec d’autant plus de facilité que nul d’entre nous ne se sentait vraiment à l’aise avec le monde d’avant.
Alors, à nous de tirer le meilleur parti de cette étrange aventure.
 Commençons par un petit exercice de mémoire : Qu’est-ce qui nous occupait il y a seulement quelques mois ? J’ai le souvenir que nous faisions joujou avec le spectre de la fin du monde, ou bien que nous nous disloquions en une sorte d’immobilité trépidante ; Nous courions « sur un tapis roulant les yeux bandés, après le scoop du jour[1] » ; nous ne parlions guère que du présent, comme si le futur s’était absenté de nos représentations, comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse. Le monde de demain était ainsi laissé en jachère intellectuelle, en lévitation politique, comme jeté dans un trou symbolique, voire carrément privé de possibilité d’existence par les thèses des collapsologues. Or, que se passe-t-il depuis que l’épidémie a fait bifurquer le destin planétaire ?  Bien sûr, nous sommes tous concentrés sur le très court terme, sur la manière la plus efficace de gérer la crise sanitaire et la crise économique. Mais dans le même temps, chacun d’entre nous se sent invité par la force des choses à réinvestir l’idée de futur. Depuis quelques jours, des forums rassemblent ici et là de multiples acteurs qui discutent, proposent, élaborent des scénarios tenant compte d’une part de ce que nous voulons pour l’après, d’autre part de ce que nous sommes en train d’apprendre et de comprendre grâce à cette expérience inédite.
C’est ainsi qu’en seulement quelques semaines, par un effet paradoxal de la catastrophe en cours, la flèche du temps s’est renversée : l’idée qu’il y aura demain un autre monde a remplacé l’idée de fin du monde. Ce n’est tout de même pas rien.
Ce monde de demain, ce monde qui nous attend ou que nous attendons, il s’agit donc - enfin ! -de le penser. Dans son livre Le théâtre et son double, Antonin Artaud faisait remarquer qu’une épidémie a ceci de commun avec le théâtre qu’elle pousse les humains à se voir tels qu’ils sont : « Elle fait tomber le masque (sic !), écrivait-il, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie ». Profitons-en ! Car en marge des ravages qu’il fait et va continuer de faire, le coronavirus a bel et bien quelque chose d’authentiquement métaphysique : il agit sur nos vies comme un très efficace produit décapant. C’est même une sorte de chalumeau existentiel qui pulvérise la plupart de nos travestissements. Nous sommes mis à nu.
À cause de ce virus ou grâce à lui – que faut-il dire ? -, il est devenu impossible de se mentir ou de se raconter des histoires. Nous allons donc devoir prendre vraiment au sérieux ce que nous savons depuis longtemps, mais faisions semblant de ne pas croire. Pour commencer, il va s’agir de ne pas avoir d’amnésie collective à propos des professions qui auront joué un rôle essentiel pendant la crise. 
Il faudra aussi faire évoluer notre modèle économique pour qu’il soit vraiment durable et plus solide, notamment réactiver intelligemment la production afin de nous accorder une plus grande part d’indépendance. 
Il va s’agir enfin de prendre la question de l’environnement à bras-le-corps, en commençant par entendre – par écouter vraiment ! - les chercheurs qui nous expliquent que tous les indicateurs sont alarmants et que toutes les projections sont inquiétantes, que cela concerne le changement climatique d’origine anthropique, la diminution des espaces de vie, l’effondrement de la biodiversité, la pollution des sols, de l’eau et de l’air, ou encore la déforestation rapide.
Cela veut dire quoi ? Qu’au lieu de nous réfugier sans cesse derrière une forme de scepticisme systématique, le plus souvent paresseux, dont la seule vertu est de cautionner notre procrastination, nous devons prendre acte qu’en matière de sciences, tous les discours ne se valent pas. Que certains sont moins vrais que d’autres.
Cela nous fera gagner un sacré temps. Et surtout, cela nous permettra de construire, entre le futur et nous, une filiation intellectuelle qui soit à la fois éclairée et aussi pleine d’affection que possible.
[1] Régis Debray, L’Angle mort, Les éditions du Cerf, Paris, 2018, p. 63.


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