lundi 20 avril 2020

La surproduction littéraire


Articles de la Revue Etudes 
(numéro de avril 2020)


La surproduction littéraire

Plan de l'article
Les effets de la massification en littérature
Le fétichisme du statut de l'écrivain
Une crise de culture et de structure
La condition de l'écrivain jetable
Une religiosité littéraire de masse

Que représente la littérature contemporaine dans l'industrialisation de la culture ? Qu'est-ce qu'un écrivain si tout le monde écrit et si lui-même se désengage de son art ? Et qu'est-ce qu'écrire si l'écriture n'est plus un enjeu poétique ? Cet article interroge la littérature contemporaine à l'heure de la culture de masse. La massification dilue la qualité dans le goût du nombre, produit des « écrivains jetables », remet en cause l'aura de la littérature, favorise les livres dont le sujet intéresse plutôt que le style, et cela même si la massification permet de faire émerger une excellence d'auteurs, de fournir un « ailleurs » au plus grand nombre et de donner à davantage de personnes la possibilité de publier et de s'approprier l'exercice d'écriture.

La littérature ne cesse de produire de bons écrivains et, d'une certaine manière, par le jeu des probabilités, plus elle publie, plus elle se donne de chances d'en découvrir de bons. L'hypothèse d'une baisse de son niveau ne peut, en conséquence, être recevable d'un point de vue purement mathématique, mais aussi parce que tout domaine culturel cultive son excellence.
Les deux premières décennies du XXIsiècle, par leur surproduction qui ne cesse de contester la littérature et de maintenir en vie le livre, par-delà même les querelles idéologiques et théoriques passionnantes rappelant les débats glorieux des années 1960-1970, ne manifestent-elles pas la vitalité même de la littérature et n'ont-elles pas reconfiguré les territoires de la littérature sur la mort de son idée, sur l'épuisement du style et de ses idéaux esthétiques en permettant l'émergence d'un nouveau moment littéraire, d'une littérature fictionnelle centrée sur le réel ?

La nature de cette crise pourrait bien se révéler symbolique, en effet, si l'on songe que la littérature n'occupe plus la place prépondérante dans la formation de ses élites qu'elle occupait jusqu'aux années 1960-1970 environ et que, tout en conservant une certaine aura de prestige – qu'il serait d'ailleurs difficile d'estimer –, elle ne semble plus posséder un capital de crédit important dans le monde social, une reconnaissance privilégiée qui la distinguerait d'autres pratiques culturelles et lui conférerait une épaisseur de légitimité, un volume de consécration suffisant pour affirmer sa toute-puissance : ce phénomène est particulièrement visible dans les médias et certains lieux de consécration culturels que sont les institutions du livre qui valorisent moins la littérature exigeante ou bien n'en font pas la promotion en priorité. C'est bien d'une crise de légitimité qu'il faut parler même si la littérature exigeante a toujours souffert d'un manque de popularité, tirant sa reconnaissance des légitimités consacrantes occupant des sphères culturelles et sociales restreintes (les instances éditoriales et critiques). La croyance en une universalité de la valeur littéraire ne peut ainsi conduire qu'à une erreur d'interprétation, dans la mesure où la valeur, qui fonde la légitimité, s'avère toute relative et où l'élévation du niveau culturel dans la société et la diversification de l'offre culturelle la rendent indéfinissable, en se jouant allègrement des frontières de la légitimité : il n'existe pas de valeur littéraire en soi mais bien une valeur pour des groupes culturels donnés ; et toute littérature est l'objet d'une légitimation de la sphère dont elle dépend.

Les effets de la massification en littérature
La massification met en question la littérature en tant qu'autorité légitime en opérant un net mouvement de déligitimation de sa production, de sa valeur comme des instances du champ littéraire. Paradoxalement, le nombre frappe d'illégitimité toutes ces instances dans le moment même où elle les légitime toutes. Il va de soi que, si tout le monde est écrivain, plus personne ne l'est et que c'est précisément la possibilité de distinguer ces instances selon leur juste valeur qui permet de donner une légitimité véritable. Sans une échelle de valeurs commune, encadrante et structurante, non seulement l'exercice des droits et la reconnaissance des statuts se compliquent mais, sans s'abolir, ils recréent un ordre d'une autre nature, des divisions souterraines, une échelle de valeurs invisible dont les enjeux ne dépendent plus intrinsèquement de la littérature même, mais se régissent en propre par l'économie : si la littérature abandonne toute forme d'évaluation, c'est à ses dépens qu'une évaluation, d'un autre ordre, se crée. Ce n'est pas pour constituer un nouvel ordre moral qu'une classification de valeurs s'impose mais bien pour éviter, au contraire, qu'une classification se crée pernicieusement sur d'autres règles, non éthiques, non égalitaires, susceptibles de ne satisfaire qu'une minorité nantie. Dans l'indifférenciation et la confusion des statuts, la littérature, dédaigneuse des classifications, ne conduit pas à une forme de désordre mais, agissant de la sorte, elle se laisse conduire par un seul ordre – économique, marchand – et il n'est que de constater les classements des best-sellers qui font référence pour tous les acteurs de la chaîne du livre. Le désordre apparent est un ordre d'une autre nature, qui comporte son propre vice et sa propre injustice...
Que représente la littérature contemporaine dans l'industrialisation de la culture ? Qu'est-ce qu'un écrivain si tout le monde écrit et si lui-même se désengage de son art ? Et qu'est-ce qu'écrire si l'écriture n'est plus un enjeu poétique ? Cet article interroge la littérature contemporaine à l'heure de la culture de masse. La massification dilue la qualité dans le goût du nombre, produit des « écrivains jetables », remet en cause l'aura de la littérature, favorise les livres dont le sujet intéresse plutôt que le style, et cela même si la massification permet de faire émerger une excellence d'auteurs, de fournir un « ailleurs » au plus grand nombre et de donner à davantage de personnes la possibilité de publier et de s'approprier l'exercice d'écriture.

Le fétichisme du statut de l'écrivain
Plus profondément, si jamais la littérature recèle quelque sacré en elle, ce sacré s'est déplacé à travers les décennies, abandonnant un empire pour un autre, une croyance pour une autre : le fétichisme de la littérature pour le fétichisme du social. Si la littérature n'exerce plus une place de choix dans le monde social, elle conserve, malgré tout, en France à tout le moins, une nostalgie de son aura : elle devient le prétexte et l'occasion d'obtenir une reconnaissance sociale. Le désir de publier un livre, de devenir écrivain, semble en effet répondre à une aspiration honorifique, à un désir de reconnaissance symbolique que la littérature peut encore, grâce au prestige de son histoire, assumer : se dire « écrivain », pour un individu se consacrant partiellement à la littérature, exerçant une profession rémunératrice en parallèle, peut être socialement valorisant ; c'est une bonification de son propre statut, une supplémentation de soi socialement distinctive. Ainsi, ce n'est peut-être pas que le sacré a disparu, mais qu'il a changé d'objet. La sacralité du statut d'écrivain s'est diluée dans l'augmentation du nombre, quand bien même elle perdure sous une autre forme, dans un fond de croyance dans le prestige d'un statut, comme l'observe Nathalie Heinich : un phénomène observable de la littérature contemporaine est la tension entre l'aspiration à la « singularité » et la montée en puissance des instances de reconnaissance. Depuis le XXsiècle, l'écrivain n'est plus jugé en fonction de sa capacité à maîtriser les canons de son art, mais de sa faculté à se démarquer des autres ; or, cette « valorisation de la singularité », héritée de l'époque romantique, s'est accompagnée dans les dernières décennies d'un éparpillement des « pouvoirs littéraires » (critiques, jurys de prix, commissions d'attribution de bourses d'écrivains, etc.). De ce fait, les instances de légitimité se sont multipliées en même temps que le nombre d'auteurs s'est accru. Cette évolution affecte le statut symbolique de l'écrivain de manière paradoxale : alors qu'il dessert les écrivains de vocation, qui ne sont plus reconnus pour les critères propres de leur art et dont le statut est nivelé, il valorise les écrivains sans vocation qui obtiennent une reconnaissance dans une sphère où ils ont peu investi et où ils bénéficient du prestige d'un statut.

Une fascination pour la socialité de ce statut
Par bien des aspects, le culte très français voué au statut d'écrivain, au moins dans sa forme de croyance irrationnelle, s'apparente au culte rendu autrefois à la littérature : peu importe l'objet de la vénération pourvu que la croyance perdure et que le sacré n'éteigne jamais ses feux. C'est pourquoi le rapport que l'écrivain entretient à l'égard de son propre statut n'est pas sans manifester une ambivalence au sacré : en effet, si l'écrivain, pour se déculpabiliser, feint de nier ce rapport, il n'en développe pas moins, sinon une fascination pour la socialité de ce statut, au moins une croyance ferme en son pouvoir absolu, puisqu'il se damnerait pour publier un livre. Le statut assume ainsi une même sorte de croyance en un absolu, une même fascination : les manifestations de son fétichisme sont identiques et permettent d'élaborer une croyance d'un ordre similaire, d'engager une semblable relation irrationnelle à la littérature. C'est cela que je voulais signifier en disant que tout écrivain est un homme sans Dieu : je ne voulais pas dire que l'écrivain n'a plus de croyance, mais que sa croyance ne se dirige pas essentiellement vers la littérature (le désir d'écrire semble moins émaner d'un être littéraire que d'un être social) ; je ne voulais pas dire non plus que plus rien n'est sacré pour lui, mais que son sacré investit dans un ordre différent que la littérature même et qui est le prétexte et l'occasion d'une quête de reconnaissance culturelle et de légitimité sociale.

Une crise de culture et de structure
La crise de la littérature n'est pas une crise de nature mais également, et tout à la fois, une crise de culture et de structure, elle est une crise de son développement économique affectant les fondations de son idéal démocrate. L'ultralibéralisme qu'elle s'est choisi pour réguler son fonctionnement, qui surproduit et vend sans distinguer clairement, par des appellations ou des labels, les best-sellers internationaux, la littérature commerciale et la littérature exigeante (on parle aujourd'hui de « littérature complexe »), n'est pas sans créer un effet de nivellement général au sein d'une vaste nébuleuse : l'abondance de textes très variés est difficilement estimable dans la mesure où leur enjeu – celui qui permettait de juger de leur littérarité – n'est plus essentiellement poétique mais thématique. La production massive finit fatalement par engendrer de la confusion en évaluant la littérature moins sur des conventions littéraires que sur des conventions marchandes, en promouvant un relativisme qui profite davantage au système littéraire (l'incapacité de définir le littéraire permettant à toute littérature de l'être et de se faire passer pour telle) qu'à la littérature même (si toute littérature est littéraire, aucune ne l'est vraiment), comme l'observe Antoine Compagnon : « Le terme littérature a donc une extension plus ou moins vaste suivant les auteurs, des classiques scolaires à la bande dessinée, et sa dilatation contemporaine est difficile à justifier. »1 Renonçant à classifier, la massification anarchise, elle installe une indiscipline qui lui interdit de se représenter autrement que relative et dilatée. L'adjectivation « littéraire » démontre, à ce titre, sa difficulté au moment de qualifier ses acteurs ou de définir ses statuts, et l'on constate combien le phénomène de massification des écrivains, uniformisateur, rend problématique l'émergence de modèles symboliques ou de grandes figures de la littérature. Au gré des succès de ventes, des idoles provisoires reconfigurent les nouveaux visages d'une idolâtrie parfois peu représentative de la littérature même, disqualifiant le modèle de l'écrivain d'œuvre dont la fonction tenait, à travers une démarche stylistique, dans l'affirmation de l'instance auctoriale.
Que la massification permette de publier des livres en nombre et, par là même, de se donner toutes les chances de découvrir des textes de qualité ne serait pas discutable si elle garantissait l'égalité démocratique des chances de tous ces livres publiés ; or, elle finit par créer une forte inéquité entre les écrivains (dont la reconnaissance ne s'effectue pas sur les mêmes critères : marchands pour les uns, littéraires pour les autres), un certain nombre de discriminations positives (les écrivains ne bénéficient pas des mêmes droits), de divisions sournoises.

On retrouve toujours les mêmes livres d'un prix l'autre
De quelle justice la littérature peut-elle en effet se prévaloir ? Elle n'est pas une justice redistributive puisqu'elle ne partage pas de façon juste ses biens. Conservateur, le système fonctionne de la même manière depuis un siècle, les prix littéraires, comme on le constate à chaque rentrée, dont les jurés ne sont pas assez tournants, se partagent entre les livres les plus vendeurs et les plus visibles. On retrouve toujours les mêmes livres d'un prix l'autre, à quelques exceptions près, de façon à justifier la règle : pourquoi ne pas limiter un livre à une unique sélection ? Cette répartition inéquitable donne le sentiment qu'une minorité de romans, entre vingt et trente, sont lus parmi les cinq centaines publiées. Cette justice n'est pas non plus contractuelle dans la mesure où la répartition des gains entre les écrivains, les éditeurs et les libraires n'est pas foncièrement juste, mais déterminée selon des pourcentages préfixés, qui ne sont en rien inhérents à une qualité littéraire intrinsèque. Enfin, elle n'est pas une justice restitutive puisqu'elle ne se manifeste pas pour résoudre justement les litiges et pour que la justice se fasse sur des bases de la probité, du mérite ou de l'équité. Elle n'a pas vocation à favoriser une quelconque justice sociale.

La condition de l'écrivain jetable
D'évidence, tous les écrivains ne sont pas placés à égalité devant la littérature (leur traitement diffère suivant l'éditeur : existence et montant d'un avaloir, redistribution de pourcentages par exemplaire, etc.) et le principe démocratique peine à redistribuer de manière éthique ses meilleures récompenses et ses distinctions. L'estimation de la valeur littéraire est définie par la valeur marchande, dans une sorte de « ce qui se vend, vaut » foncièrement injuste puisqu'elle fait de la démocratie un jeu aux règles faussées, aliéné au système marchand de l'offre et de la demande. Ce n'est pas le littéraire qui induit la valeur du texte, mais bien le système qui le diffuse et le médiatise : plus un livre est visible, plus les médias s'en emparent, plus les lecteurs se multiplient, plus la notoriété de l'auteur grandit, plus il négocie ses avaloirs et plus sa valeur se précise. Ce phénomène d'induction augmente exponentiellement la certitude sur son indice de fiabilité et permet de gérer et de réguler ainsi ses inégalités. Doit-on parler d'une régression démocratique, pour caractériser cette situation ? À partir du moment où une démocratie récompense avant tout les romans déjà vendeurs, celle-ci exclut la majorité des autres ; elle privilégie injustement le goût du plébiscite au détriment du seul critère qui devrait tenir lieu de jugement, le critère littéraire de qualité.

La massification produit son propre précariat
L'égalité dans la massification reste un idéal impossible. L'hégémonie croissante de l'économie a un impact directement dévastateur sur la condition de l'écrivain. Réduisant sa marge de visibilité dans le paysage, son existence, déjà soumise à une extrême concurrence, se complique et s'amenuise. La vie d'un roman est capricieuse, aléatoire : elle dure un mois, deux mois, trois parfois. Les articles sont de plus en plus difficiles à obtenir ; et, le plus souvent, ceux qui escortent la publication se trouvent si dispersés dans le temps qu'ils perdent leur fonction prescriptrice : entretemps, le roman a disparu des tables des libraires, parfois des librairies. Un écrivain qui ne vend pas est un écrivain en difficulté. La massification produit le précariat de ces écrivains jetables, fabriqués pour la publication d'un, de deux ou de trois livres, qui permettent l'inflation du marché. Les dispositifs de reconnaissance d'un auteur sont à ce point régis par l'impératif économique qu'ils en viennent même à définir administrativement le statut de l'écrivain. À la relativité d'une définition de la littérature et de l'écrivain, l'administration sociale a, de son côté, tranché en instituant un statut juridique d'écrivain aux publiants, afin de les faire accéder à leurs droits de travailleur comme à leur protection sociale : l'organisme d'état, du nom d'Agessa2, placé sous la double tutelle du ministère des Affaires sociales et de la Santé et du ministère de la Culture, a fixé une condition de ressources et un seuil d'admission sous lequel l'auteur n'est pas administrativement considéré comme un écrivain. La définition de l'écrivain, à tout le moins celle validée par la société, n'est, dès lors, plus littéraire, mais sociale, économique, juridique et administrative. La reconnaissance de l'écrivain professionnel par la société est une reconnaissance publique de ses droits culturels, inaliénables à la reconnaissance purement littéraire. À l'insoluble question « Qu'est-ce qu'un écrivain ? », la société répond donc : un écrivain est un individu qui perçoit au moins 8 780 euros de rémunération annuelle et cotise pour sa retraite. La massification produit son propre précariat, ses inégalités, ses déséquilibres et ses dysfonctionnements, allant contre ce qui fonde en principe la politique si vertueuse de la démocratie. Ce n'est pas la volonté générale qui l'emporte en démocratie, mais les volontés particulières, tant et si bien que l'ingérence des intérêts privés dans les affaires publiques ne manque pas de s'y constater. En littérature, la position démocratique est intenable et ne peut fonctionner qu'en principe, de manière idéale. Une démocratie qui ne propose pas d'horizons collectifs, ou plutôt qui fait passer ses intérêts pour des horizons collectifs, forme le terreau d'un autoritarisme sournois, d'une démocratie qui s'apparente plutôt à une démocrature accélératrice d'inégalités.

Une religiosité littéraire de masse
Mais il est possible de penser autrement le phénomène de massification : comme un phénomène vertueux, en ce qu'il crée une nouvelle forme de sacré ; comme une religiosité de la masse, en ce qu'elle dilue les singularités et les conforme à une mêmeté formelle, une horizontalité standardisée, en ce qu'elle somme les écrivains de répondre à une demande collective de conformation, à un consensuel moi collectif dont la fonction est de relier, au sens religieux du terme latin religare. Toute à sa vénération marchande, la massification offre ainsi, malgré elle, une cohésion inespérée permettant de relier les principales instances de la chaîne du livre – écrivains, éditeurs, critiques, libraires, lecteurs – qui, tous ensemble, communient dans la vénération d'un intérêt commun : non la littérature, mais le livre. La religion du livre revêt un caractère éminemment sacré, sacrement officieux de la littérature, formidable eucharistie du Verbe. La massification permet de cristalliser toutes les individualités pour les fédérer autour d'une cause commune : l'écrivain n'entend plus se singulariser, être la brebis égarée du poétique, mais se conformer afin de révéler en lui un esprit commun à ses frères écrivants et de participer, comme eux, à la grande messe de la littérature marchande.
La vertu principale de la massification est, cependant, de représenter fidèlement l'étendue de la population à travers ses auteurs, d'être le lieu de la parité, de la mixité sociale et professionnelle, de l'hospitalité absolue : tout le monde peut, en effet, publier des romans aujourd'hui, y compris donc les amateurs, les non-professionnels de l'écriture. La refondation démocratique du paysage littéraire ces dernières années a, par certains côtés, quelque chose de proprement réjouissant ; outre le fait que la littérature citoyenne, diffusant le gai savoir, possède la vertu de nous distraire de la crise économique qui secoue le pays depuis de nombreuses années, de nous en éloigner comme de la relativiser, voire de mieux nous la faire comprendre, la littérature est ainsi devenue l'espace de tous les possibles, le territoire permissif de l'ailleurs où chacun peut circuler librement sans justifier d'un agrément ou d'un certificat. L'ouverture au plus grand nombre de la pratique littéraire, l'augmentation du nombre d'écrivains, de publications et de ventes, l'éthique contractuelle visant à rémunérer les auteurs équitablement en droits, l'excellente santé du marché du livre et de son industrie, l'alternative proposée par l'édition numérique, la liberté d'expression, le changement d'attitude de consommation du livre et des modalités de lecture, l'accessibilité gratuite aux grands textes via Internet, la multiplication des ateliers d'écriture dans les universités, les entreprises et les associations municipales, la création de cercles de lecture montrent le formidable intérêt suscité par la littérature dans le pays des Lumières, l'atavisme pour les lettres, la passion française pour la langue de la création. Ils confirment une émulation collective qui rend positifs tout à la fois notre idée de la démocratie, notre besoin vital de littérature, notre désir intellectuel et émotionnel d'histoires, notre souci citoyen de rendre intelligible le monde et de faire barrage à l'obscurantisme renaissant.
La refondation démocratique du paysage littéraire
De surcroît, la littérature ne se contente pas de se montrer démocratique, elle est elle-même littérairement démocrate, en ce qu'elle manifeste, dans sa production même, une intention globalisante, non discriminatoire, d'intégrer toute l'humanité, d'inclure toutes les sphères sociales, culturelles, religieuses, elle admet toutes les ethnies, toutes les races sans distinctions, toutes les catégories socioprofessionnelles, les minorités légitimes ou illégitimes. La littérature fait participer l'ensemble des citoyens à un projet collectif de nature esthétique, romanesque ou poétique, tout en s'efforçant de répondre aux besoins de reconnaissance de populations particulières, de fournir un mode d'expression et de leur forger une identité. Et l'on voit bien ainsi que le démocratisme est un principe inhérent de son fonctionnement qui, à travers les différents genres littéraires, expérimente ses règles et ses droits, délimite ses territoires par ses niveaux de langage, reconnaît des identités, inclut et exclut, reproduit en somme le fonctionnement de la démocratie réelle et les principaux débats qui s'y jouent. Dans sa quête d'universalité et de liberté par rapport aux dogmes de toutes natures, dans sa volonté de dépasser les idéologies, en ce qu'elle admet tout le monde et crée un territoire ouvert, non délimité, territoire de la tolérance où se rejouent néanmoins les luttes pour l'égalité et la justice des individus, en ce qu'elle participe à la construction de l'espace public comme à la diffusion d'une parole de liberté, la littérature citoyenne, vaste extension du domaine démocratique, se fait indéniablement vertueuse.


1 Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, Seuil, « Points », 1998, p. 36.
2 Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs d'œuvres cinématographiques, musicales, photographiques et télévisuelles, ainsi que des écrivains.

NUMÉRO DE ETUDES AVRIL 2020.


Aucun commentaire: