mardi 21 avril 2020

Pandémie ; articles de la revue Etudes


Articles de la Revue Etudes, numéro d'avril 2020



Dépouillement 
FRANÇOIS CASSINGENA-TRÉVEDY




L’on était en pleine sidération consécutive à la mise au jour de nouveaux abus sexuels dans le monde des célébrités catholiques, quand l’impressionnante offensive de la pandémie a confisqué pour elle toute l’attention et subitement figé les objets des plus vifs débats dans le musée d’une lointaine préhistoire. Avec cela, sur notre territoire français, le fléau trouvait son amorce dans un rassemblement « religieux » qui allait se révéler le pire foyer explosif que l’on eût pu imaginer. Caractère tragique d’une « charité » empoisonnée, humour noir d’une pareille origine manifestant et confirmant, à la face d’une société massivement sécularisée, l’absurdité de la surenchère qui, bien au-delà des seuls milieux évangéliques, entoure aujourd’hui le commerce de « guérisons » étourdiment promises, automatiquement assurées. Sur le fond d’une entrée en matière aussi malencontreuse, il n’était pas facile que, touchant à la catastrophe, une parole « religieuse » se fît audible de nos concitoyens et ne s’attirât point l’indifférence ou la dérision. Compte tenu de la relative atonie de leur contexte (signe supplémentaire d’une timidité, d’un effacement, d’une paresse spéculative de trop de représentants officiels de l’institution ecclésiale), la parole et l’attitude bouleversantes du pape François, dans ses multiples solitudes vaticanes, n’ont pris à nos yeux que davantage de force prophétique.
Mais voilà que le confinement, contemporain de la période quadragésimale, impose un jeûne insolite aux médiations ordinaires et aux manifestations communautaires de notre vie chrétienne. Si l’état d’urgence peut à l’occasion exacerber l’envie de recettes sensationnelles et les pratiques d’un certain matérialisme spirituel (attention aux excès et aux maladresses de la télé-liturgie), l’on voit aussi que la suspension d’un certain consumérisme religieux (car il peut se loger là aussi…), fait redécouvrir la grâce apéritive de l’absence, de la distance, du silence, du vide, du désir, stimule l’inventivité pastorale des ministres ordonnés et, phénomène plus que tout autre prometteur, presse le peuple de Dieu de se révéler à lui-même et de mettre en œuvre des virtualités insoupçonnées. Au regard de la configuration actuelle du paysage catholique, il y a là un accélérateur providentiel dans le sens d’une maturité, d’une autonomie, d’une prise de responsabilité plus grandes. Voilà qu’il nous vient davantage à l’idée de mettre en commun les vivres essentiels de notre foi, de notre espérance, de notre expérience humaine qui traverse les régions de l’angoisse et du doute. Il semble qu’à la faveur de la panne qui affecte les circuits de la vie sacramentelle obligée, l’on explore une sacramentalité plus fondamentale, plus vaste, plus incarnée : celle d’un corps fragile et précieux d’humanité entière où nous ne sommes plus théoriquement prochains les uns des autres, mais tellement nécessaires les uns aux autres que cela nous brûle.
Une Présence réelle – une vraie Présence réelle – enfin se dessine : non pas un objet de spéculation et de piété, si sublime soit-il, mais le souci (transfiguration du fameux care de l’éthique post-moderne) que le Corps a de lui-même, mais la réalité de notre présence les uns aux autres dans ce Corps plénier du Christ que nous sommes. Serait-il concevable que nos fonctionnements économiques, politiques et sociétaux sortent tant soit peu convertis de cette troisième « guerre mondiale », si inattendue dans sa forme, et que la vieille institution ecclésiale manque, non seulement d’accompagner la réflexion du monde sur cet avertissement historique, mais de se laisser elle-même visiter, décaper par lui jusque dans son langage le plus désuet, ses comportements les plus invétérés, ses positions les plus contestables ? Le dépouillement que réclame de nous la réponse adéquate à la crise sanitaire et au défi écologique s’impose pareillement à cette outrecuidance (croire, donner à croire, dogmatiser au-delà du modeste) qui est le péché mignon de l’homme religieux.
S’il a existé un Dieu d’après la Shoah, il existera aussi – puisqu’il est avec nous, puisqu’il n’est qu’avec-nous (Mt 1, 23) – un Dieu d’après la Covid-19. Car de tout cela, Dieu même ne sortira pas le même. Le Survivant ne saurait être décemment le même que le Dieu de trop de discours irréfléchis, conventionnels, archaïques, mythologiques, magiques, démagogiques, infantiles, superstitieux, triomphalistes. Il sera l’Acteur et le Patient d’une immense compassion, il sera compatible, dans nos catéchèses, dans nos prédications, dans notre théologie, avec des milliers de morts, de malades en état de déréliction, de deuils astreints à la séparation d’avec le corps des êtres les plus chers. Souhaitons que le Dieu de demain ne soit pas un Super-God, naïve projection du Superman que nous caressons dans nos rêves impénitents. Envisageons un Dieu qui ne soit ni le Dieu des revanches, ni le Dieu des réussites, ni le Dieu des facilités, ni le Dieu des solutions. Un Dieu qui ne nous exempte pas de l’aventure humaine avec ses inévitables affres, qui ne la domine pas du haut de sa toute-puissance, mais qui la partage, qui l’habite, qui cristallise, qui « précipite » au plus creux de la souffrance et de la compassion, celle-ci et celle-là se touchant dans le même Corps. Deus absconditus. Un Dieu caché.
En ces jours, notre prière, abhorrant plus que jamais le bavardage (Mt 6, 7), se fait sobre suggestion, simple présentation du monde à Jésus, l’homme du Père : Celui que tu aimes – le monde que tu aimes – est malade (Jn 11, 3). En fermant la porte (Mt 6, 6) aux amulettes, aux marchandages, aux comptabilités serviles que recommande la peur, nous descendons au lieu intérieur où le Père obscurément s’aperçoit, et nous découvrons que ce lieu est aussi le lieu commun d’une humanité dont Jésus reflète et rassemble le visage. Notre vœu le plus cher est alors qu’en sortant du confinement nous sortions aussi de la « religion » pour entrer dans la chair et dans l’esprit du christianisme, dans le mystère pascal qui seul est à la hauteur de l’homme.

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GUILHEM CAUSSE

Notre part à l’œuvre commune - Guilhem Causse


A la mémoire d’Henri Madellin, décédé ce 8 avril [2020]
« La cité plie sous la rafale d’un ouragan, sans pouvoir lever la tête hors des abîmes de ce roulis sanglant. La mort est sur elle, enfermée dans le germe des récoltes de son sol. La mort est sur le bétail qui broute ses pâturages, sur ses femmes qui ne mettent au monde que des enfants mort-nés. Diabolique, incendiaire, foudroyante, fonce des cieux sur la ville une peste atroce qui fait de Thèbes un désert. »[1] La peste est sur Thèbes. Œdipe, son roi, cherche à protéger la ville. Les dieux ont parlé : un crime odieux a été commis et son auteur doit être condamné.
Le coronavirus n’est pas envoyé par des dieux indignés. Et pourtant, de quelle souillure nous purifions-nous à grands renfort de lavages de mains ? Quel péché expions-nous par notre confinement ? De quelle faute nous faudra-t-il nous repentir ? Souillure, péché, faute scandent la Symbolique du mal de Paul Ricœur[2], tissant la parole grâce à laquelle l’homme sort du mal. A quel travail d’aveu, ce temps nous convoque-t-il ?
Souillure. Le virus est sur le sol et dans l’air, partout nous sommes menacés. Tout est souillé, la lutte est engagée avec une nature aux accents vengeurs. Les forêts anéanties, les animaux sauvages et leur charge virale sont venus au contact de l’homme ; la pollution a fragilisé les poumons. Les gels hydroalcooliques, les masques et le confinement sont de bien frêles barrières pour palier notre irrespect de l’environnement. Saurons-nous rendre à la nature ses espaces et à nos poumons leur oxygène ?

Péché. Le virus passe par nous, par nos poignées de mains, nos échanges verbaux. Ce faisant, il met au jour un mal plus caché : ce que les prophètes bibliques ont appelé le péché, le cœur mauvais et idolâtre, source de tant d’injustices à l’égard du pauvre, de la veuve, de l’orphelin et de l’étranger. Les dieux mauvais sont connus : avoir, pouvoir, valoir, toujours plus, pour soi d’abord et pour soi seul. Ruées sur les denrées alimentaires, violences conjugales accrues, rejet du voisin parce qu’il est soignant… et collectivement, volonté de relocaliser les productions subitement devenues d’intérêt national, après avoir délocalisé au nom du seul profit, destruction d’une usine de masques avec un regard condescendant pour ces pays d’Asie qui en usaient pourtant abondamment depuis des années à la moindre épidémie, rejet des migrants et des exilés, les préférant chez eux, au boulot dans des usines à bas prix travaillant pour notre confort. La distanciation sociale à laquelle nous sommes contraints, à révéler celle que nous pratiquions, nous poussera-t-elle à des attitudes plus respectueuses d’autrui ?
Culpabilité. Le virus tue ou épargne en aveugle. Les efforts se multiplient pour offrir lits et respirateurs, trouver des traitements, dépister. Mais déjà sonne l’heure des comptes : combien de vies perdues, de corps et de psychismes durablement affectés, d’emplois détruits ? Combien auraient pu être évité si de graves fautes n’avaient pas été commises ? Le gouvernement Chinois a tardé à lancer l’alerte et minimisé les chiffres ; les gouvernements occidentaux ont superbement ignoré ce que Taiwanais et Coréens avaient compris depuis dix ans ; les économistes, actionnaires et banquiers ont poussé à délocaliser des pans entiers de productions vitales et à soumettre hôpitaux et recherche aux lois du marché. Quant à nous, n’avons-nous pas voté sans assez réfléchir, acheté à bas prix, ignorés les appels des soignants, des associations d’aide aux exilés... L’Europe de la recherche médicale est en ordre de marche tandis que celle de l’économie peine à se remettre en cause. Gageons – mais cela ne sera pas sans la participation d’une majorité d’entre nous – que comme l’utopie d’une Europe sans guerre et plus fraternelle avait pu devenir réalité après la seconde Guerre mondiale, celle d’une Europe plus respectueuse des autres continents et de l’environnement, naitra de cette crise. N’y a-t-il pas parmi nous, de nouveaux De Gasperi Schumann, Monnet et Adenauer ?

Il ne s’agit pas, comme Œdipe, de se crever les yeux et de fuir en exil pour ne plus voir ce monde et ne plus en être. Il s’agit de tirer profit de ce confinement pour ouvrir plus grand les yeux et se préparer à prendre notre part de l’œuvre commune, une œuvre difficile certes, mais pas impossible. Ce que ce que Ricœur appelle « le pardon difficile », une odyssée collective visant à donner à notre monde, une chance nouvelle.

[1] Sophocle, Œdipe roi, in Les tragiques grecs, Eschyle, Sophocle, Euripide, trad. Victor-Henri Debidour, Fallois, 1999, p. 513-514
[2] J’exprime ici ma gratitude pour les étudiants du Centre Sèvres qui participent au séminaire que j’anime en ce moment sur cet ouvrage  : nos discussions m’ont accompagnées dans la rédaction de ce billet.
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Deus ex machina - Dominique Collin


Le topos théâtral, « Deus ex machina », « Dieu descendu à l’aide d’une machine », se disait pour signaler l’arrivée totalement inattendue d’un artifice de machinerie qui permettait le dénouement d’une pièce.

Chaque drame, comme celui que cause l’épidémie de Covid-19, fait obligation au christianisme d’apporter sa réponse à la question « Où est Dieu ? » Une réponse qui, naturellement, va de l’absence (« Dieu n’a rien à voir avec une épidémie ») à la sur-présence (« C’est un châtiment providentiel ») et qui pourrait déboucher sur cette autre question, dont l’enjeu est plus décisif encore : « Pourquoi avez-vous si peur ? Vous n’avez pas encore la foi ? » (Mc 4, 40). Mais ce n’est pas cette question qui semble préoccuper les gens d’Église mais celle-ci : comment fonctionner à tout prix ? Or, comme l’a relevé Baudrillard, c’est la passion de la machine de vouloir fonctionner à tout prix, passion mécanique à laquelle se joint « la fascination de l’opérateur pour cette possibilité de fonctionnement[1] ». Et c’est pourquoi il peut être utile de réfléchir à ce que va devenir l’Église d’après l’épidémie en prenant à la lettre l’expression « deus ex machina », dieu hissé (issu ?) d’une machine. S’il appartient à la liberté gracieuse du deus d’arriver sans machina, alors il nous faut inventer un christianisme sans « machinerie » ni artifices si l’on ne veut pas confondre la grâce avec la technique qui la représente.

Parmi les caractéristiques des « produits machiniques », Baudrillard repère celle de la « redondance ». Et c’est bien cette abondance redondante qui frappe aujourd’hui : au fur et à mesure que se prolonge le confinement, s’allonge le catalogue des messes, prières, récitations de chapelet  « Zoom » ou « Facebook », produits religieux auxquels s’ajoutent, puisqu’il est dans la nature de la technique de tirer à elle tout le réel, même le plus bêtement dévot, des bénédictions du Saint-Sacrement ou d’eau bénite transmises depuis les toits, voire d’hélicoptères (exemples « édifiants » du « deus ex machina » théâtral).
Mais d’où vient cette fascination religieuse pour les « produits machiniques » au point que nombreux sont les clercs à se féliciter de la « grande inventivité » déployée sur les réseaux sociaux ? (Le pape François a été plus inspiré d’inviter les chrétiens à la « créativité de l’amour ».) Pour au moins deux raisons, dont la première est pragmatique. Dans son dernier ouvrage, Jean-Luc Nancy montre que la chrétienté poursuit à sa manière le modèle de l’empire romain qui s’était construit comme une entreprise par le truchement de la domination, de la richesse et de la technique[2]. Or, maintenant que le christianisme (la « firme Jésus-Christ », comme Kierkegaard l’avait férocement rebaptisé) est, du moins en Occident déchristianisé, dépossédé de sa domination (la « cure collective » d’une épidémie est définitivement passée des prêtres aux épidémiologistes et au corps médical) et de sa richesse (l’épidémie ne faisant pas les affaires du denier de l’Église), il lui reste la technique. Bien que le confinement la contraint à une sorte de « chômage technique » insupportable, l’Église trouve, grâce aux artifices de la technique, les moyens d’assurer une maintenance sans faille et sans interruption (c’est-à-dire sans tempus clausum[3], qui est le temps rond offert au silence, le temps lent de la patience, qui ne peut être ni abrogé ni abrégé). Elle se filme et restitue son image (et elle se montre sans fard comme on pensait ne plus la voir, blanche, mâle et sacerdotale). Ce qui entraîne l’Église, plus que jamais, à apparaître comme « l’esprit d’un monde sans esprit » (Marx). Autrement dit, c’est comme une revenante qu’elle se montre sur nos écrans (le « génie » romain du catholicisme, c’est sa capacité machinale à revenir quand on le croit fini, pensez aux artifices déployés par le baroque de la Contre-Réforme).

Mais il y a une autre raison, plus fondamentale encore et qui tient à la proximité entre la croyance et l’artifice. En effet, l’image produite par la « machine » « convertit en puissance ce qui n’était que possibilité[4] ». Autrement dit, et pour faire simple, la technique fait l’économie de la foi (il n’y a de foi qu’au possible) pour la convertir en image puissante, un pur signal efficace. Elle répond ainsi à la demande religieuse qui réclame « un signe venant du ciel », et c’est encore mieux si le « ciel » désigne l’écran et si le « signe » dispense de croire. En produisant une pieuse « machinerie » (où la foi est remplacée par un automatisme), la technique crée une magie théâtrale (une mise en scène plutôt que la déprise de la Cène). C’est en cela que la technique fait désormais fonction de providence efficace (elle pré-voit notre demande de signe). 

Conséquence ? Toujours Deleuze : « Le mouvement automatique fait lever en nous un automate spirituel, qui réagit à son tour sur lui.[5] »
Voulons-nous une Église d’ « automates spirituels » ? Dans l’Évangile, Jésus refuse tout « deus ex machina » : « il ne sera pas donné de signe à cette génération » (Mc 8, 12). Autrement dit, Jésus refuse tout signe qui ne serait pas offert au discernement et à l’intelligence, offrant à chacun la liberté de vivre l’absence d’automatisme dans l’angoisse ou la confiance, l’opacité ou la clairvoyance : « Vous ne saisissez pas encore et vous ne comprenez pas ? » (Mc 8, 17) Car la technique, aussi utile soit-elle, est incapable de donner des « yeux pour voir » et des « oreilles pour entendre ». « Mais toi, quand tu veux prier, confine-toi dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret. Et ton Père qui voit dans le secret, te le rendra » (Mt 6, 6).

[1] Jean BAUDRILLARD, Écran total, Paris, Galilée, 1997, p. 201.
[2] Voir Jean-Luc NANCY, La Peau fragile du monde, Paris, Galilée, 2020.
[3] On désignait ainsi, dans la liturgie, les temps de pénitence de l’avent et du carême.
[4] Gilles DELEUZE, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 203.
[5] Ibid., p. 203.

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Vers un monde de COVIVANCE - Mariette Darrigrand


Il est tentant de vivre la crise actuelle comme la fin du monde. Je crois qu’elle en est au contraire le retour. Il est là et bien là, le monde, en ce moment. Monde blessé, monde dysfonctionnant, mais monde tout de même.
Le monde n’est pas la ‘mondialisation’. Mondialisé, le monde disparaît. Il n’a plus de corps : plus de contours. La mondialisation en donne une représentation surréaliste sur le modèle des montres de DALI. Dans un espace en expansion permanente et infinie, le temps perd sa structure. Il devient un beurre fondu sans consistance : présent d’éternité, étiré d’un bout à l’autre de la planète, faisant se rejoindre des humains pour un même travail ou une même consommation médiatique (un grand événement sportif par exemple). La montre molle contre l’horloge cadrante, voilà bien comment l’on passe du monde à la mondialisation.

En ce moment, nous avons une heure par jour maximum pour faire le tour de notre village ou de notre pâté de maisons. Ce minuscule espace chronobiologique, nous pouvons ne pas l’utiliser : un grand nombre de gens ne sortent pas durant trois au quatre jours, s’imposant un confinement que le gouvernement n’a pas demandé – besoin de gouverner son corps après tant d’années de « libération » ? Nous pouvons aussi le fractionner : un quart d’heure par ci, un quart d’heure par là : baguette, cigarette, canisette…. Nous pouvons enfin le vivre selon notre pente habituelle. Personnellement, j’ai besoin d’une petite chasse aux signes pour ma promenade. Hier, j’ai traqué sur les devantures fermées, les pancartes rédigées à la main qui portaient la mention « Jusqu’à nouvel ordre »…  Je voulais y lire les variantes sous le motif. Le Covid-19 nous obligeant à fermer l’établissement jusqu’à nouvel ordre, prenez soin de vous et de vos proches… Le salon ne peut vous recevoir pour cause d’épidémie jusqu’à nouvel ordre, désolés de la gêne occasionnée… Sur décision gouvernementale, votre caviste a fermé ses portes jusqu’à nouvel ordre. A bientôt, n’oubliez pas d’applaudir les soignants
Une commerçante qui ouvre à temps partiel, et à qui je pose la question, me répond que non, Jusqu’à nouvel ordre n’est pas une mention obligatoire, mais qu’elle personnellement elle l’aime bien parce qu’elle lui fait penser que demain une autre directive gouvernementale tombera : qu’un ordre nouveau sera donné… Elle confirme involontairement mon inquiétude : « Ordre nouveau », oui, c’est bien cet énoncé détestable qui peut s’entendre sous la formule Jusqu’à nouvel ordre.
Etymologiquement, le monde est un ordre. « Mundus » en latin traduit « Cosmos » qui, en grec, désigne un ordonnancement très organisé d’éléments différents. Par exemple les étoiles entre elles : chacune à sa place, elles forment une voute céleste harmonieuse appelée « Climat ». Mais aussi l’organisation desdites étoiles quand elles descendent vers les hommes devenus alors leurs terrestres reflets… Les méridiens énergétiques de notre corps sont comme des voix lactées, la lune fait varier les cycles de nos humeurs, le soleil est ce feu nécessaire à notre croissance, comme à celle des blés…

La crise sanitaire actuelle est la preuve que nous avons rompu ce miroir analogique entre notre corps et celui du monde. Et que cette « co-vivance « doit être recréée. Il nous faut plus exactement la réinventer pour l’époque actuelle à la fois hyper technique et profondément archaïque - double nature qui nous saute aux yeux aujourd’hui.
Co-vivance, je ne sais pas si ce mot est le bon. Peut-être en trouverons-nous un autre…
A mes yeux, il est un bon début pour commencer le travail de représentation de nous-mêmes et du monde, de nous-mêmes dans le monde.
Co-vivance résonne - et raisonne – avec deux notions proches. La première est celle d’INTERDEPENDANCE qu’a expliquée en particulier l’anthropologue Philippe DESCOLA*, pour rappeler la nécessaire harmonie cosmologique de l’humain avec les autres règnes : végétal, animal, minéral, et hors de tout désir de les dominer.
La seconde est celle de SURVIVANCE sur laquelle nous a alerté un autre anthropologue, Marc ABELES**, sensible au fait qu’elle menaçait la CONVIVANCE nécessaire à toute société : ce vivre-ensemble qui disparait sous l’hyper-individualisme, ces pensées des Lumières assombries par les pensées apocalyptiques.
La crise actuelle nous oblige à reprendre les deux concepts en les faisant bouger. L’Interdépendance est installée entre les pays, entre les économies. Mais doit-elle l’être tout autant entre les règnes du vivant ? L’Homme ne doit-il pas fermer les frontières de son corps quand elles jouxtent trop le monde sauvage ? Ne doit-il pas refuser certaines nourritures animales ou végétales si elles sont incompatibles avec la spécificité de sa santé ? Ne doit-il pas également cesser de fantasmer la fusion avec la Nature, désormais appelée Gaïa, comme si elle était une douce Bona Mater… A ce propos rappelons que Françoise DOLTO réservait le terme de covivance au lien mère-enfant pour en montrer la dimension profondément humanisante.
Quant à la Convivance, elle se recrée sous nos yeux en ce moments à travers l’altruisme incroyable des soignants et de tous ceux qui assurent la continuité relationnelle comme dit le philosophe Frédéric Worms***. Mais il faut qu’elle aille plus loin. Qu’elle intègre au vivre-ensemble la question médicale. Ce qui ouvre sur la question abyssale du contrôle des corps et du biopouvoir. Comment exercer ce contrôle des corps sans renoncer à la liberté individuelle ? Comment garder une tutelle collective de l’état en déployant l’auto-responsabilisation ?
Nous sommes devant de grandes questions qui demanderont une dynamique collaborative de haut niveau (et non de façade) entre penseurs et politiques, entre économistes et industriels, entre médecins et spécialistes du corps social, pour qu’un ordonnancement revitalisé de notre monde soit établi.
Dans cette perspective utopique – je préférerais dire utopienne comme dans RABELAIS -, mon souhait serait que nous abordions cette Covivance non dans l’urgence mais dans l’endurance, non dans l’autoritarisme mais dans l’intelligence collective : tous ces trésors d’ingéniosité dont est parfois capable l’être humain.
C’est seulement ainsi que, contre le covid - tous les co-vid -, pourra être brandie l’arme humaniste du Co-vivre.

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La force d’un combat commun - Mazarine Pingeot


L’utopie reprend du souffle en agitant des possibles que la rupture, introduite par la pandémie du Covid 19, autorise à convertir en réalité. Un espace critique est né : la situation qui touche chacun d’entre nous, certes pas de la même manière (les inégalités sont exacerbées) mais néanmoins très concrètement (nul n’est immunisé contre la maladie), a créé fort paradoxalement cet espace, alors même qu’elle a privé les uns et les autres de l’espace réel. Espace de projection, espace du rêve, espace du commun également. Un commun revisité comme un horizon d’attente : communier tous ensemble lors de rites nouvellement institués, les applaudissements de 20h, les temps « musicaux » orchestrés par certaines rues où chacun se montre aux autres, dans le cadre de la fenêtre, en dansant. L’immense production de textes, d’analyses, de réflexions, mais aussi de dessins et de vidéos humoristiques, qui moquent nos travers avec tendresse, et que chacun se renvoie dans une chaîne numérique infinie et en boucle. Les groupes sont réactivés, on s’assure de la santé de l’autre, de son humeur, de son état. Et l’on s’aperçoit, tout étonné, qu’il ne s’agit pas seulement d’une expérience de pensée, mais bien d’une expérience tout court. C’est alors que prennent sens des questions simples, celles par exemple que formule Bruno Latour pour aider au travail d’auto-description qu’il appelle de ses vœux : « Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ? » Évidemment, on serait tenté de répondre : aller au travail le matin (et pourtant j’aime mon travail), courir de souterrains en souterrains, RER, métro (et pourtant j’aime le métro), pour s’enfermer dans une pièce. On serait tenté de répondre, toutes les contraintes sociales, liées en général à l’obligation de gagner sa vie. On serait tenté de répondre : vivre en ville. On serait tenté de répondre : tout ce qui fait de nous des êtres mécaniques aux gestes mécaniques, des maillons du rouage, des automates dont les actes sont prédéterminés par une logique qui nous échappe, à laquelle nous contribuons alors que nous ne l’aimons guère – la logique du marché au regard de laquelle notre temps de vie est converti en rendement. On serait tenté de dire : tout ce qui est de l’ordre du commensurable.
Et se dessinerait peu à peu un paysage verdoyant, où l’espace offrirait une dimension nouvelle : le temps. Un temps non mesurable. Un temps non convertible. Mais on se dit, une vie où perdre le temps serait une occupation à temps partiel est impossible ; impossible dans sa dimension collective. Car l’utopie est là, et c’est sans doute ce qui manque à l’exercice d’auto-description : ce n’est pas seulement la collection des gestes individuels qui assurera la transition écologique ou vers un modèle de société plus juste. N’y a-t-il pas un paradoxe à reconduire la tradition moderne qui fait de l’individu le fondement du collectif ? Il semble que l’expérience contrainte que nous vivons réarticule différemment l’individu et le collectif. Qu’une ouverture au monde d’un nouvel ordre est en train de dessiner un nouvel horizon.
L’expérience montre ainsi qu’au terme de l’individualisme (le confinement dans nos « cellules »), c’est le collectif qui surgit. Et cette nouvelle articulation renouvelle le genre « utopie » : ni un système holistique pensé d’en haut, ni un rêve individuel, que pourrait venir rejoindre d’autres, mais un tout incarné par chaque partie, ou un tout comme horizon pour chacun.
Peut-être est-ce parce qu’un objet commun nous rassemble tout en nous séparant : la pandémie. Et que cette expérience nous rappelle la force que donne un combat commun ? Mais lorsqu’elle aura passé ? Chacun retournera-t-il à ses manières de vivre ? Ce commun se dissoudra-t-il ? Pourtant, nous le savons tous, s’il est un combat commun, c’est bien celui de la sauvegarde de la Terre habitable. Pourquoi ne résonne-t-il pas avec la même urgence et la même évidence ? Pourquoi ne vient-il pas s’inscrire dans nos gestes quotidiens, comme aujourd’hui nous nous lavons les mains en rentrant chez nous après la promenade quotidienne ?
Descartes avait presque tout compris. Mais quand à la suite des Stoïciens, il préconise de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde, il ne pouvait anticiper le fonctionnement du capitalisme libéral. Le coronavirus à lui seul nous apprend concrètement que c’est en changeant nos ses désirs que l’ordre du monde s’en trouvera changé.
Mais il repose une question épineuse : changer le monde et ses désirs avec, est-ce possible sans un élément de contrainte ?

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Notre condition d’êtres reliés - Pierre-Louis Choquet


Rares sont les secousses de l’histoire qui, d’un bout à l’autre de la planète, font naître chez les hommes un commun espoir ou une même peur. D’une révolution l’autre, les événements qui menèrent Emmanuel Kant à modifier l’immuable trajet de sa promenade quotidienne un beau jour de 1789, ou ceux qui, en 1917, firent parcourir un frisson de liberté le long de l’échine des peuples opprimés – tous ces événements mirent à nu, les uns après les autres, une seule et même réalité : celle de notre universelle aspiration à la justice et à la dignité. Cette fois-ci, quelques semaines à peine ont suffi à l’agile Covid-19 pour se propager de corps en corps, enjamber les continents, et rappeler à des milliards d’êtres humains la vulnérabilité de la vie biologique qu’ils ont en partage et qui, en définitive, fonde leurs existences.
Et c’est justement parce que ce même virus fait preuve d’une capacité inédite à nous relier, nous, les hommes, qu’il accomplit presque simultanément la prouesse inverse : celle de nous couper les uns des autres, de nous assigner à résidence, de décréter un régime d’immobilité générale – et d’inaugurer ainsi une gigantesque expérience planétaire par laquelle nous nous savons être réunis, tous ensemble et simultanément, dans cette étrange condition d’être radicalement séparés.
Non sans espièglerie, le Covid-19 en profite au passage pour rappeler à notre bon souvenir quelques réalités élémentaires : il est rarement constructif de chercher à dissimuler des problèmes qui émergent et dont les répercussions potentielles s’annoncent terribles (Chine); il est souvent indiqué de privilégier une réponse favorisant la coordination multilatérale et la mutualisation des moyens technico-économiques à un repli sur les égoïsmes nationaux (Union Européenne); il est toujours illusoire de croire qu’une société peut affronter des crises systémiques, aux ramifications aussi nombreuses qu’imprévisibles, sans s’appuyer sur des solidarités solidement institutionnalisées et sans s’être préoccupée de limiter les inégalités en son sein (États-Unis). Pas de doute ici – et plusieurs observateurs l’ont déjà souligné : la crise sanitaire que nous traversons est bel et bien une répétition générale, mais en miniature, de la grande crise écologique dans laquelle nous sommes bien entrés, de laquelle nous ne sortirons pas (du moins, pas de notre vivant), et à laquelle notre réponse peine pourtant à atteindre le stade des balbutiements.
En nous renvoyant chacun chez soi – et en nous donnant à voir, s’il était besoin, que des millions de nos semblables, des bidonvilles de New Dehli aux camps de réfugiés de Lesbos, n’ont ‘nulle part où reposer la tête’ – l’irruption du Covid-19 nous rappelle une vérité vieille comme le monde, que tout rêve de puissance s’emploie à faire oublier : rien ne peut vaincre notre condition d’être reliés.
Alors où serons-nous, dans quelques mois, lorsqu’à nouveau nous aurons recouvré notre liberté ? Aurons-nous déjà employé cette dernière à retourner sur les bons vieux rails que nous avions, pour un temps, quittés ? Ou aurons-nous, au contraire, vu dans cette mise à l’arrêt général (si difficilement concevable, et si soudainement réalisée !) une confirmation éclatante de ce que le cours de l’histoire n’est jamais écrit d’avance, et qu’il recèle toujours d’une multitude de possibles ? L’épreuve de cette grande traversée collective nous aura-t-elle déjà aidé, en somme, à prendre en charge autrement notre condition relationnelle ? à envisager que puissent être désormais stoppés, ou au moins rigoureusement encadrés, ces processus qu’on avait longtemps dit inarrêtables – expansion des chaînes de production transfrontalières, resserrement continu du maillage des réseaux de transports, croissance de mégapoles urbaines toujours plus interconnectées, homogénéisation globale des habitudes de consommation – et qui ne savent relier les hommes que dans la trame étouffante d’un monde de marchandises ?
On peut espérer que l’épidémie du Covid-19 aura contribué à ce qu’affleure plus nettement à la conscience de nos contemporains la question qui tenaille notre fragile XXIe siècle – et que l’on pourrait formuler ainsi : « qu’est-ce qu’être relié ? quels liens matériels voulons-nous voir croître, et à quels autres sommes-nous prêts à renoncer ? » Et si cette piste est effectivement correcte, c’est bien de notre capacité à prendre soin du monde – ou à combattre ceux qui le détruisent – que se vérifiera notre dignité… La tâche qui gît devant nous est, pas moins qu’à l’époque de Kant, infinie. Mais cette fois-ci, une chose est claire : les efforts que nous déploierons pour tenter de l’assumer n’auront de sens que s’ils prennent forme au creuset de notre finitude… finitude qu’il nous faut d’ores et déjà ré-apprendre à habiter et à aimer, au milieu des autres vivants, entre ciel et terre.

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