Robert Spaemann, l’un des
pères de l’écologie intégrale
Avec le retour à Dieu du philosophe catholique Robert Spaemann, l’Europe
perd un grand penseur critique de la Modernité. L’académicien Rémi Brague, qui
l’a bien connu, nous introduit dans sa pensée, très familière des auteurs
français. Au cœur de ses recherches, le concept de nature, sans laquelle la
philosophie serait impossible, tout comme une éthique de la personne orientée
vers le bien.
Le monde philosophique vient de subir, ce même lundi 10 décembre 2018, deux
très lourdes pertes : celle de Xavier Tilliette, s.j. (né en 1921), un
Français, spécialiste de pensée allemande, en particulier de Schelling, et
celle de Robert Spaemann (né en 1927), un Allemand qui a rédigé deux thèses
ouvrant une carrière universitaire sur des penseurs français. On m’a chargé de
parler ici du second, mais je voulais d’abord souligner cet intéressant
chassé-croisé.
Un philosophe détective
J’ai rencontré Robert Spaemann pour la première fois à Munich, où il était
déjà professeur à l’Université, après avoir enseigné à Stuttgart, puis à
Heidelberg. Si ma mémoire est bonne, c’était en 1975, à l’occasion d’une
réunion de lancement de l’édition francophone de la revue Communio.
Je me souviens que lors d’une pause d’amicale conversation, j’étais assis à sa
droite, et regardais le profil de son visage émacié, son front bombé, son nez
aquilin, sa bouche mince plissée sur une pipe recourbée. Immédiatement, un nom
me vint à l’esprit : Sherlock Holmes !
En un sens, je ne me trompais pas. Un philosophe est toujours plus ou moins
un détective. Et tout spécialement quand il fonde ses hypothèses sur l’examen
minutieux des faits d’histoire de la pensée, que tout le monde voit, mais que
lui seul observe… Les indices qu’il faut ici faire parler sont de minimes
inflexions dans l’usage de certaines notions, dissimulées par la présence dans
le vocabulaire de mots qui restent les mêmes.
C’est dans ce style que Spaemann avait entamé sa carrière de chercheur, à
l’école de Joachim Ritter, maître d’œuvre de ce monumental Historisches
Wörterbuch der Philosophie qui synthétise en douze épais
volumes les résultats acquis pendant des dizaines d’années par de nombreuses
équipes d’érudits.
La Modernité européenne et l’inversion
des fins
Spaemann consacra sa « dissertation » (naguère imitée dans le
système français par la « thèse de troisième cycle ») à Louis de
Bonald, et son travail d’habilitation (un peu notre défunte « thèse
d’État ») à Fénelon. Il écrivit aussi deux ouvrages sur Jean-Jacques
Rousseau, et citait volontiers Bernanos.
Il vit en Bonald plus que le réactionnaire auquel on le réduit trop
souvent, le fondateur de l’approche sociologique des faits humains. Et c’est
l’étude de Fénelon qui lui fit découvrir le fait sur lequel pivota la pensée
européenne pour entrer dans la Modernité : l’inversion de la téléologie.
En un mot, les choses ne sont plus considérées comme poursuivant les fins que
leur indique leur nature ; elles sont désormais tenues de servir les fins
que nous leur dictons. Qu’on réfléchisse un instant sur l’audace avec laquelle
Descartes utilise l’adjectif « propre » quand il écrit qu’il s’agit,
grâce à ce qu’il appelle la « philosophie pratique » (là aussi, quel
culot !) d’user des corps pour « tous les usages auxquels ils
sont propres » (Discours de la méthode, 6e partie —
souligné par moi).
Comment la nature nous oriente vers le
bien
C’est le concept de nature qui constituait sans doute le centre de la
pensée de Spaemann. Ce mot ne désigne pas notre représentation devenue
habituelle du « naturel » comme de ce qui est brut et demande à être
raffiné par la « culture », voire carrément refoulé et remplacé par
une technique invasive. Son emploi par Spaemann repose sur cette constatation
banale, mais sans laquelle aussi bien la philosophie que la science qui en est
issue, seraient impossibles : les choses sont ce qu’elles sont,
indépendamment de nous. Aristote avait fait un pas de plus, et Spaemann le
suit : tout ce qui existe possède des propriétés qui l’orientent vers son
bien. Et nous aussi, qui sommes des personnes…
Lire aussi :
La France n’a pas suffisamment rendu à Robert Spaemann l’amour qu’il
portait aux penseurs qui s’exprimaient dans sa langue. Alors que les Italiens
et les Espagnols ont tout traduit, et les Polonais presque tout, guère plus
d’une demi-douzaine de ses livres est accessible aux mondes anglophone et
francophone. Certes, son œuvre n’est pas totalement inconnue de ce dernier,
grâce aux traductions méritoires que nous devons à Stéphane Robilliard. Si
certaines sont parues chez des éditeurs ayant pignon sur rue et diffusant bien,
d’autres ont dû trouver refuge dans de petites maisons, dont il faut d’autant
plus saluer le courage, mais dont l’écho reste confidentiel.
Écologiste intégral
Il faut dire que Spaemann avait des prises de position devant lesquelles
bien des lâchetés ont cessé de nous surprendre : ce catholique fervent
(cela suffisait déjà à le rendre odieux à beaucoup) était contre l’énergie
nucléaire, et à plus forte raison contre l’arme atomique, contre la
vivisection, mais aussi contre l’avortement et l’euthanasie. Toutes positions
qu’il défendait au moyen d’arguments purement rationnels. On pense au projet
d’écologie intégrale, d’un souci écologique s’étendant à l’homme, lancé par le
pape Benoît XVI et défendu aujourd’hui par beaucoup de bons esprits.
L’œuvre de Robert Spaemann pourrait leur permettre d’approfondir encore
leur réflexion. Le plus bel hommage que nous pourrons
rendre à la mémoire du philosophe sera de le lire et relire.
À lire, de Robert Spaemann en français :
Notions fondamentales de morale, Flammarion, 2011, 7
euros.
Les Personnes. Essai sur la différence entre quelque
chose et quelqu’un, Cerf, 2010, 30 euros.
Ré https://fr.aleteia.org/2018/12/15/robert-spaemann-lun-des-peres-de-lecologie-integrale/mi
Brague | 15 décembre 2018
Publication : Bibliothèque diocésaine d'Ax et Arles
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